Le maintien et l’amélioration du bien-être des populations est affiché comme un des principaux objectifs du système de santé et de services sociaux au Québec. Cependant, le terme de « bien-être » demeure flou pour la plupart d’entre nous, chercheurs et intervenants. Que signifie agir pour le bien-être des personnes ? Dans quelle mesure est-il possible d’agir pour le bien-être dans le cadre de nos interventions ? Est-il pertinent et possible d’avoir pour objet de recherche le bien-être des usagers ?
Une rencontre s’est déroulée récemment au CLSC des Faubourgs, rassemblant des intervenant(e)s de l’Équipe Itinérante du CSSS de Laval et de l’Équipe Itinérance du CSSS Jeanne-Mance, ainsi qu’une équipe de recherche du CREMIS. L’objectif principal de cette rencontre était d’échanger autour des défis et enjeux rencontrés par les équipes itinérance de Montréal et de Laval et d’alimenter les réflexions par différents questionnements et constats qui ont émergé du projet de recherche-action participative et évaluative réalisé par le CREMIS et l’Équipe Itinérante de Laval durant l’année 2006-07(1). Ce projet avait pour but d’évaluer l’impact des interventions de l’Équipe Itinérante sur le bien-être et la santé des populations marginalisées à Laval et, si nécessaire, de proposer des pistes de transformation ou de consolidation des pratiques. Avant la rencontre, les intervenants avaient été invités à lire le rapport de recherche qui fait état de la démarche de recherche et des principaux constats dégagés. Certains éléments de ce rapport ont été repris au début de la rencontre et ont permis de lancer la discussion. Les quelques pages que vous tenez entre vos mains ou lisez à l’écran ont pour but de rendre compte le mieux possible de la richesse des échanges qui ont eu lieu après cette présentation et d’éclairer les questions liées au bien-être, évoquées précédemment. Ainsi, à partir de cette rencontre, l’équipe de recherche a pu dégager certains constats qui ont été regroupés en quatre enjeux principaux : 1) l’intervention et le bien-être des usagers, 2) le statut des équipes itinérance au sein du réseau de la santé et des services sociaux, 3) la communauté des intervenants, et 4) la présence de la recherche dans les milieux de pratique.
L’intervention et le bien-être des usagers
Le projet de recherche-action évaluative et participative (RAPE) réalisé à Laval était centré sur les populations marginalisées et leur bien-être, plutôt que sur les services et leur efficacité. Cette perspective d’emblée originale a permis de mieux comprendre les usagers des services de l’Équipe et de constater qu’au-delà des caractéristiques individuelles issues de diagnostics sociaux et médicaux, ce qui unit les usagers est d’abord le fait qu’ils ont des besoins en termes de bien-être et de santé qui ne sont pas ou ne peuvent pas être pris en charge par le réseau « classique » de santé et de services sociaux. Ainsi, les personnes se situent dans une « zone grise » pour des raisons à la fois individuelles, matérielles, structurelles et relationnelles. Ce constat est partagé par l’Équipe Itinérance du CLSC des Faubourgs, qui remet par exemple en question l’appellation même de l’équipe, qui peut agir comme une étiquette stigmatisante pour les personnes qui font appel à ses services.
Constat : La population rejointe par l’Équipe Itinérante de Laval et l’Équipe Itinérance de Montréal est diversifiée en termes de profils et de problématiques. Au-delà de l’étiquette « itinérante ou à risque », cette population peut d’abord être définie par sa position marginalisée au sein du réseau de santé et de services sociaux.
Les personnes rejointes par les équipes itinérance peuvent parfois faire l’objet de deux types de diagnostics stigmatisants : un diagnostic « social » (ex. itinérance) et un diagnostic médical (ex. troubles persistants de santé mentale). Nécessaires dans le cadre des interventions en réseau, ces diagnostics tendent toutefois à réduire la personne à une catégorie (« compartimentation ») et cloisonne l’intervention dans une logique symptômes-diagnostic-traitement qui n’est pas toujours appropriée pour les usagers, dont les besoins n’entrent pas toujours dans les cases définies par le système. Les usagers en viennent parfois à s’approprier ces étiquettes qu’on leur accole et à se catégoriser par eux-mêmes (comme itinérants, toxicomanes par ex.). La définition de soi passe alors par la mise en avant d’une problématique sociale ou de santé. Or, les intervenants rappellent que la personne est plus que sa maladie et qu’il faut aller au-delà des problématiques de la personne pour la considérer davantage dans sa globalité et comprendre le processus qui a présidé à ses conditions de vie.
Constat : Qu’il soit social ou médical, le diagnostic formel cloisonne l’intervention et catégorise les personnes à partir de leurs problématiques.
Un des éléments centraux qui ressort de la discussion est l’importance de penser la population à partir de ce qui contribue à son bien-être, et non de la penser a priori comme un problème. Il s’agit de renverser une vision dominante et d’agir pour le bien-être des personnes plutôt qu’uniquement sur leur mal-être. Selon les intervenants, cette perspective orientée vers le bien-être implique deux éléments : 1) bénéficier d’une marge de manœuvre dans l’intervention qui laisse un espace et un temps pour le dialogue entre l’intervenant et l’usager et pour une prise en compte effective de ce qui pourrait contribuer à améliorer son bien-être. 2)travailler avec les compétences de la personne, qui a une connaissance de ses besoins et aspirations en termes de bien-être.
Constat : Il est nécessaire de travailler avec les compétences de la personne, en fonction de ce qui contribue à son bien-être.
Il y a unanimité entre les intervenants sur la nécessité et la possibilité de concilier une approche en termes de diagnostics avec une approche orientée vers le bien-être des personnes, c’est-à-dire de concilier des objectifs relevant à la fois des orientations bureaucratiques, universalistes et standardisées des pouvoirs publics, avec des objectifs centrés sur la considération du bien-être et la spécificité des besoins de certaines personnes, qui n’entrent pas dans le cadre standard. Les situations rencontrées par les intervenants sont complexes. Pour cela, il est important de considérer la personne dans sa globalité, c’est-à-dire de considérer ce qui contribue et nuit à son bien-être. Ainsi, le diagnostic offre un cadre de travail nécessaire (ex. importance du traitement chez un diabétique) dans la mesure où il ne stigmatise pas les individus et où l’intervention ne s’y limite pas toujours.
Constat : Il est nécessaire de considérer la personne dans sa globalité, c’est-à-dire en considérant à la fois son bien-être et son mal-être, et en conciliant le diagnostic formel avec une approche souple et chaleureuse qui situe le bien-être de l’usager au centre de l’intervention.
Les statuts des équipes itinérance au sein du réseau de la santé et des services sociaux : l’enjeu de la « zone grise »
Les services courants de première ligne s’adressent en droit à toute la population du territoire du CSSS. Les intervenants du CSSS sont ainsi habitués à intervenir dans un certain cadre défini par le Ministère des services sociaux et de santé. Les critères d’évaluation des interventions sont fixés en fonction de cette mission généraliste. Pour un certain nombre de raisons (moyens limités des équipes, ruptures de certains personnes avec le réseau de services sociaux et de santé, approche trop impersonnelle), les services courants ne permettent pas ou peu de combler les besoins en matière de santé de certaines personnes. Ce cadre d’intervention est trop rigide pour les Équipes itinérance qui interviennent auprès de ces populations. Les intervenants des Équipes doivent développer des pratiques spécifiques d’intervention et accepter parfois de ne pas savoir où ils vont. Ils évoquent également leur difficulté à avoir des résultats s’ils se fient aux indicateurs du CSSS.
Constat : Le travail des membres des Équipes itinérance auprès des populations marginalisées révèle l’inadéquation de cadres et normes traditionnels de l’intervention en CSSS. Les besoins spécifiques des populations marginalisées déjouent les cadres généralistes des services courants et appellent une réponse particulière.
Les équipes travaillent au sein d’un réseau qui connaît lui-même des modifications. Les intervenants craignent, avec le passage des CLCS aux CSSS, une perte de vue progressive du local et du savoir-faire communautaire. Le secteur communautaire connaît lui aussi des changements profonds et s’institutionnalise (exigences de plus en plus sévères de la part des bailleurs de fond, faiblesse et précarité du financement).
Ces changements interrogent la place des Équipes itinérance au sein du réseau. Les intervenants sont au centre d’un rapport entre des populations – avec des besoins en matière de santé et de bien-être – et la direction du CSSS – qui, à cause de sa distance avec les populations et de ses exigences d’un certain niveau de standardisation, propose des cadres qui ne sont pas toujours appropriés aux besoins de ces populations. Les intervenants se demandent comment ils doivent réagir. La conciliation des besoins des personnes rencontrées par les équipes avec les exigences et les cadres développés par le réseau pose problème dans certains cas. Les Équipes sont là pour agir auprès des populations marginalisées. Elles ont besoin d’une certaine marge de manœuvre en matière d’intervention mais la « normalisation » des services semble parfois travailler dans un sens contraire. Toutefois, les intervenants notent l’existence d’une ouverture chez la direction qui permet de négocier cet espace de liberté nécessaire à l’intervention.
Ces discussions mettent en jeu le mandat et l’existence même de ces Équipes. Quelle est la pertinence d’avoir des équipes spécialisées en itinérance ? Est-ce que cela ne conduit pas, dans une certaine mesure à un « déresponsabilisation » des autres services du réseau ? Plusieurs intervenants réfèrent à l’Équipe itinérance, non seulement les personnes itinérantes, mais aussi les personnes en difficulté dont la situation est complexe, les personnes qui ont une « allure d’itinérant » sans pour autant être dans la rue ou encore, les personnes qui font une « mauvaise utilisation des services ». Ces personnes sont ainsi catégorisées comme étant « à problèmes ». Le système a de la difficulté à s’adapter aux besoins spécifiques des populations et certains services leur réfèrent des populations qui ne rentrent pas tout à fait dans leurs « cases ».
Constat : Les membres des Équipes itinérance se questionnent sur leur identité dans un contexte d’évolution du système de santé (et des CSSS) qui semble perdre de vue l’ancrage communautaire, la proximité avec les populations qu’avaient établie les CLSC et réduire leur liberté d’intervention.
Selon eux, le réseau de services sociaux et de santé encourage peu les interventions qui permettraient plus de souplesse et de proximité avec des populations en soutenant qu’elles sont plus coûteuses sans pour autant être plus efficaces. Pour les membres de l’Équipe, offrir de tels services ne coûte pas toujours plus cher. Cependant, ces services ne peuvent pas être considérés « efficaces » si on se rapporte aux outils d’évaluation proposés par le réseau lui-même. Ces interventions sont efficaces à un autre niveau, qui n’est pas mesuré par les outils conventionnels. Elles le seraient par de nouveaux outils d’évaluation qui prendraient notamment en compte les dimensions du bien-être.
Constat : Ni l’argument des coûts, ni celui du manque d’efficacité ne tiennent pour justifier l’absence ou la faiblesse des services de proximité, adaptés aux besoins des populations. En revanche, dans les deux cas, on remarque une résistance du réseau à perdre un contrôle sur les populations, du moins dans un premier temps, jusqu’à preuve d’efficacité et de réduction effective des coûts.
La communauté des intervenants
Les intervenants (médecins, travailleurs sociaux, infirmières) ont rappelé à plusieurs reprises leur appartenance à une communauté d’intervenants plus large, qui va au-delà de l’appartenance à une Équipe itinérance. Ainsi, les intervenants font partie d’une institution (le CSSS), d’un ordre professionnel et, plus globalement, du réseau de santé et de services sociaux. Ils travaillent également en collaboration avec le milieu communautaire, les services municipaux et les policiers. En intervenant auprès des populations marginalisées à Montréal et à la Laval, ces équipes ont développé un ensemble de savoir-faire et de connaissances qui pourraient être partagés avec les autres acteurs du réseau public, corporatiste et communautaire. Comme intervenants, ils rappellent leur responsabilité collective à l’égard du bien-être des populations auprès desquelles ils interviennent. Ils ont un contact direct que la plupart des décideurs n’ont pas. Les changements dans le système peuvent commencer à travers la rencontre avec les usagers, en changeant sa propre pratique d’intervention et par le biais d’ actions collectives, par exemple la rédaction d’un document qui serait diffusé au sein du réseau. Ainsi, les intervenants rappellent l’importance d’amener une autre vision de ce que pourrait être le travail auprès des populations marginalisées.
Constat : Le partage et l’échange de savoirs et d’expériences, de même que des actions collectives (ex. rédaction d’articles, de lettres) sont envisagées pour améliorer les pratiques destinées aux populations marginalisées.
Enjeux de la recherche
Les chercheurs attribuent deux enjeux principaux à la recherche en milieux de pratique. D’abord, un enjeu d’amélioration de la compréhension collective des faits (au travers de l’étude des populations, des trajectoires, des interventions). Ensuite, un enjeu stratégique (de diffusion des résultats, communication, dialogue entre les acteurs de la recherche). De ce point de vue, les chercheurs doivent, par exemple, mettre de l’avant les données significatives issues de la recherche, proposer des redéfinitions d’outils statistiques, de nouvelles mesures de l’« efficacité » de l’intervention et du bien-être. Les chercheurs bénéficient paradoxalement, dans les recherches qu’ils font auprès des personnes itinérantes, d’une liberté de recherche qu’ils trouvent rarement ailleurs. Ils ont un champ ouvert à des pratiques alternatives d’intervention et de recherche dont ils doivent profiter.
L’impact de leur recherche doit idéalement s’établir à plusieurs niveaux : sur les populations et la perception de ces populations (par exemple par des redéfinitions des populations), sur les pratiques des intervenants et des chercheurs eux-mêmes et enfin, sur l’ensemble du réseau de santé et de services sociaux.
Constat : L’émergence de ce type de recherche qui établit une alliance entre les populations, les intervenants et les chercheurs représente une force stratégique pour améliorer le réseau et les services.
Intervenir pour le bien-être
Intervenir pour le bien-être amène les intervenants et les chercheurs à dépasser les diagnostics médicaux stigmatisants ou l’imposition d’une étiquette sociale comme celle d’« itinérant » pour considérer la personne plus globalement, selon ses aspirations, son parcours et les rapports sociaux dans lesquels elle est inscrite. Cependant, dans le contexte actuel où les enjeux d’efficacité et de contrôle dominent le paysage, intervenir pour le bien-être oblige également à questionner les rapports sociaux dans lesquels sont inscrits les intervenants dans le réseau public. Si des contraintes pèsent sur les ceux-ci, des possibilités s’ouvrent également à eux afin d’améliorer leur impact sur le bien-être des populations marginalisées.
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- Aude Fournier