Dans un hangar de tôle, en bordure de Canoas, près de Porto Alegre, plusieurs personnes trient papiers, cartons, verre et plastiques selon les filières de recyclage. Ces déchets sont apportés par la municipalité ou par des habitants de la communauté avoisinante qui savent qu’ils « valent de l’or » pour ce groupe d’une douzaine de membres, car ceux-ci tirent leurs revenus de la vente des matériaux triés. Constitué en association, ce groupe fait partie de l’économie solidaire brésilienne car l’ensemble de ses membres décide de la gestion de la production et de la répartition des surplus.1 La vice-présidente de ce groupe a été rencontrée dans le cadre d’un terrain de doctorat portant sur la représentation des travailleurs dans le cas de l’économie solidaire au Brésil. Visiblement fière de ce qu’ils accomplissent pour « prendre soin de l’environnement », elle souligne que son travail « n’est pas dégoutant, [qu’]au contraire, c’est un travail propre, utile pour la communauté, pour empêcher de jeter n’importe quoi dans la rivière et de la polluer alors qu’il y a beaucoup d’habitants qui vivent de la pêche ». Le Brésil, huitième puissance économique mondiale par son PIB, est encore une société très inégalitaire et les activités d’autoproduction – qui ne sont pas comptabilisées dans le PIB – restent répandues, même dans le sud du pays, pourtant fortement industrialisé. La vice-présidente a ainsi le sentiment que son travail est utile à plusieurs titres pour cette communauté locale « très carencée ». Créatrice d’emplois et écologique, cette association incite la municipalité à satisfaire des besoins sociaux en réclamant, par exemple, une crèche qui permettrait à d’autres femmes de venir travailler dans ce hangar. Elle souhaiterait que ce lieu soit mieux équipé, avec un tapis roulant pour le tri et au moins un ordinateur, pour accéder à des cours sur Internet, étudier et, ainsi, avoir non seulement un travail mais une « vie digne ».
Focus à présent sur Diadema, dans la ceinture industrielle en bordure de São Paulo, là où les ouvriers métallos ont commencé, sous la houlette de Lula, à défier la dictature dès la fin des années 70. Dans une petite baraque équipée pour faire office de bureau, le président d’une coopérative de tri et recyclage parle de la façon dont sa coopérative et d’autres groupes de tri tentent localement d’organiser la filière, avec l’appui du syndicat des métallos de la région. Après la démocratisation, la crise a rattrapé dans les années 90 la plus grande concentration industrielle du Brésil, faisant exploser le taux de chômage et augmenter le travail informel. Pour y faire face, des syndicalistes, d’autres réseaux de la société civile et des élus locaux ont fait appel, comme dans les autres régions du Brésil, aux formes alternatives de revenu et de travail, soit en reprenant des entreprises en faillite, soit en suscitant la création de coopératives dans de nouvelles niches d’activités.
La coopérative visitée à Diadema dans le cadre de ce travail de terrain reçoit un appui important pour développer ses activités. Les membres suivent par exemple des cours d’autogestion et d’empowerment. Ils sont conseillés par la structure de coordination et de représentation des coopératives, créée à l’initiative du syndicat des métallos. Cependant, malgré cet accompagnement, le président ne semble guère tirer de satisfaction de son travail. Lui-même ancien métallo, comme 90% des membres de cette coopérative, et, en outre, ancien syndicaliste qui a « fait les grèves », il souligne la difficulté de « conscientiser » les travailleurs à l’autogestion : « Les membres ne voudraient que travailler et recevoir leur salaire ; travailler et recevoir ; travailler et recevoir. Ils viennent des entreprises alentour, ils ont une mentalité de subordonné. Mais il faut aussi participer. Seulement six savent vraiment ce qu’est une coopérative, ce que sont leurs droits et leurs obligations ». Il fait aussi remarquer qu’il est difficile de convaincre la population locale de ne pas jeter ses déchets n’importe comment et de participer à la collecte sélective que sa coopérative effectue grâce à un camion financé par le syndicat des métallos.
Engagements
La tradition anarcho-syndicaliste et les utopies militantes des années 70 en Europe et en Amérique Latine définissent habituellement l’autogestion comme un outil d’autonomisation et d’émancipation. Pourtant, si elle empêche l’appropriation à des fins privées de la force de travail, les exemples rapportés ci-haut suggèrent que la propriété collective des moyens de production ne favorise pas automatiquement le développement personnel et collectif promis. Ces histoires recueillies au Brésil en 2008 mettent ainsi en perspective deux façons radicalement différentes de s’engager (ou pas) dans l’autogestion.
Il est vrai que les trajectoires des travailleurs de ces deux groupes autogérés sont différentes. Les anciens métallos de la coopérative de Diadema, qui bénéficiaient d’un statut enviable comme travailleurs « formels » avec congés payés, 13ème mois, accès au crédit bancaire avant la faillite de leur entreprise ou ses restructurations, vivent d’abord comme un déclassement le fait de ne plus avoir ce statut, même s’ils ont toujours un travail grâce à la reprise de l’entreprise et sa transformation en coopérative. En revanche, les membres de l’association autogérée de Canoas, qui n’ont jamais eu un tel statut (même lorsqu’ils ont parfois occupé des emplois formels, c’est-à-dire pour lesquels l’employeur les déclarait) vivent comme une reconnaissance de leur utilité sociale le fait de voir soutenus leur travail et leur organisation collective.
Selon le sens commun, c’est le sentiment de déclassement qui empêcherait de se réinvestir et de remettre en cause des attitudes héritées d’exécutants dans le cadre d’une division taylorienne du travail. Cette interprétation courante renvoie l’engagement dans l’action collective à des caractéristiques individuelles. Elle alimente les discours de syndicalistes brésiliens qui défendent que la priorité est de changer les mentalités et d’éduquer les travailleurs pour développer l’économie solidaire. Elle paraît cependant hâtive à la lumière d’autres éclairages apportés par des travaux de chercheurs brésiliens sur ces coopératives.
Dans une de ses études, Rosenfield (2007) se penche sur le comportement des travailleurs-coopérateurs dans une « entreprise récupérée », c’est-à-dire une entreprise en faillite récupérée par les travailleurs.2 Elle constate qu’une partie non négligeable des coopérateurs s’est engagée dans ce projet autogestionnaire. Il s’agit de syndicalistes ou de travailleurs plutôt qualifiés qui étaient déjà impliqués dans leur activité professionnelle et qui voient dans l’autogestion la possibilité d’atténuer la concurrence entre les membres de la coopérative, alors que celle-ci poursuit toujours l’objectif d’être compétitive selon les critères du marché capitaliste. Cependant, du fait de cette logique, les divisions traditionnelles entre travail manuel et travail intellectuel, entre conception et exécution n’ont pas été modifiées, mais reproduites. Rosenfield constate que les coopérateurs les moins qualifiés, qui sont restés dans l’entreprise après la faillite faute d’autres options, ont adopté une position de retrait à l’égard du projet autogestionnaire et ne se sentent pas « propriétaires » de leur travail. Leur attitude possède nombre de traits communs avec celle des membres de la coopérative observée à Diadema. Ils prennent peu part à l’autogestion. Leur façon d’exécuter le travail n’a pas changé et ils ne trouvent aucun avenir dans cette division du travail qui répond à des objectifs de compétitivité. Ils restent dans la coopérative parce qu’ils espèrent ainsi retrouver ce qu’ils ont perdu en termes de droits collectifs et sociaux et se maintiennent dans un rapport de subordination à l’égard des coopérateurs qui occupent des postes qualifiés ou d’administration.
D’autres travaux de chercheurs brésiliens, notamment ceux de Lima (2008), pointent ce décalage entre les discours idéologiques sur l’économie solidaire et le fait que ce ne soit souvent qu’une poignée de militants qui participent à l’autogestion, prennent la parole lors des assemblées générales de coopérateurs et fassent des propositions. L’analyse de Rosenfield permet pour sa part de mettre en relation la construction des identités sociales et professionnelles, au sens de Dubar (2010), avec la question des engagements dans des actions collectives.
Résister
Les groupes en retrait décrits par Rosenfield partagent plusieurs traits en commun avec ceux décrits par Dubar (2010) dans un ouvrage sur la socialisation. Dans les deux cas, il s’agit de travailleurs qui n’arrivent pas à se projeter dans l’avenir, bien qu’ils ne risquent plus d’être mis à la porte du jour au lendemain, comme c’est le cas des travailleurs-coopérateurs brésiliens. Les deux groupes en retrait ont un rapport instrumental au travail ou au projet autogestionnaire. Ils ne veulent pas changer mais continuer de bien exécuter ce qu’ils doivent faire pour gagner leur salaire et ne voient pas la pertinence de se former. Ils sont également fortement dépendants de leurs supérieurs hiérarchiques qui, parallèlement, leur attribuent des identités d’incompétents et critiquent leur incapacité à changer leur attitude au travail (Dubar, 2010). Les coopérateurs occupant des postes à responsabilités considèrent qu’il faut « conscientiser » ou « éduquer » ces travailleurs, qui ne comprennent pas la nécessité de participer à la coopérative en plus d’y travailler (Rosenfield, 2007). Ainsi, dans les deux cas, l’ancienne identité sociale d’exécutant de ces travailleurs en retrait n’est plus reconnue et « aucune autre identité [relationnelle] n’apparaît accessible », si bien que leur « transaction biographique » est bloquée (Dubar, 2010).3 Ceci peut expliquer leur impossibilité à se projeter dans l’avenir, du moins dans celui dessiné par le projet autogestionnaire. Ils n’y trouvent pas une place souhaitable qui puisse s’articuler à leur trajectoire passée ou qui leur donne la possibilité d’assumer une rupture biographique tout en maintenant une identité acceptable pour eux. Une telle interprétation est confortée par l’approche de Melucci (1989) concernant la construction des identités collectives. Celles-ci sont produites par les participants à l’action collective qui se reconnaissent comme une partie de cette collectivité à condition d’y retrouver « leur cohérence et leur continuité en tant qu’acteurs » (p. 32).4
Faute de pouvoir se construire une identité à travers le projet collectif, la seule stratégie individuelle qui reste accessible pour manifester ou affirmer son autonomie consiste dès lors à « résister » (Rosenfield, 2007; Dubar, 2010). Ils sont ce que Castel appelle des « individus par défaut », dans la mesure où leur individualisation est forcée et qu’ils n’ont pas d’autres alternatives. Cette interprétation change le regard sur les coopérateurs en position de retrait : plutôt qu’un manque de compétence ou de formation, on peut voir dans leur attitude une façon de résister à un projet auquel ils n’ont pas contribué. Comme le souligne Rosenfied (2007 : 122), « résister à un processus collectif prédéterminé peut être la dernière chance de s’autonomiser ».
Dignité
Cette analyse renvoie à un questionnement sur la façon dont sont élaborés ces projets d’autogestion, le plus souvent dans un huis clos militant. Les promoteurs de telles initiatives (syndicalistes et universitaires) interagissent peu avec certaines franges de travailleurs ou le font dans des conditions qui ne laissent guère de place à ces derniers pour exprimer leurs besoins et aspirations, ou leur vision du bien commun.
L’exemple de l’association de tri de Canoas témoigne pourtant de la capacité de personnes qui occupent des emplois peu qualifiés ou à bas salaires à se forger une identité professionnelle et à s’engager dans un projet autogestionnaire. Toutefois, à la différence de la coopérative de Diadema ou de celle étudiée par Rosenfield, la conscientisation ne porte pas sur un modèle idéologique d’autogestion, mais sur l’importance du recyclage pour la protection de l’environnement. Le groupe a été formé « à reconnaître les matériaux », comme le précise sa vice-présidente ; son travail contribue à mobiliser la communauté locale autour de la nécessité de la collecte sélective dans le cadre d’un projet d’avenir sur le territoire, et non sur le mode de l’opposition avec les habitants (comme le vit le président de la coopérative de Diadema lorsqu’il dit qu’il est difficile de convaincre la population avoisinante de participer à la collecte sélective). Cela confère une « identité » à ce groupe de Canoas, comme le souligne sa vice-présidente. Elle semble avoir compris l’intérêt de recourir à ce que Cefaï (2001 : 76) appelle « une grammaire de la vie publique », en mettant de l’avant le rôle écologique du groupe dans ses rapports avec la municipalité, une valeur à présent reconnue dans la société brésilienne.5
L’exemple de Canoas montre aussi la diversité des formes de soutien que peuvent apporter les acteurs de la société civile organisée, notamment les syndicats, à des initiatives d’économie solidaire. À Porto Alegre et dans le Rio Grande do Sul par exemple, ils soutiennent la mobilisation des chômeurs, des travailleurs informels ou des pauvres autour d’objectifs que cette population a contribué à élaborer et qui modifient la conception de ce que signifie être compétitif. Ces objectifs sont des relations de travail non hiérarchisées, une gestion collective, des choix de filière d’activité préservant l’environnement et satisfaisant les besoins sociaux, l’égalité des genres et des ethnies, le développement soutenable des territoires et le commerce équitable.
C’est à partir de tels objectifs, dans lesquels ils se reconnaissent, que ces travailleurs construisent un rapport au travail différent et peuvent s’écarter des attitudes d’exécutants. Loin de la sophistication des discours idéologiques, l’autogestion apparaît ainsi pour l’association solidaire de Canoas comme un moyen de parvenir à concrétiser un projet de vie digne. Une telle projection paraît en revanche impossible pour les coopérateurs de Diadema ou ceux de l’entreprise récupérée étudiée par Rosenfield . En effet, dans les deux cas, l’autogestion est au service de la poursuite d’un objectif de compétitivité qui reste fondé sur les critères du marché et qui est à la source même de leur exclusion.6
Ces objectifs correspondent enfin à une autre conception de la transformation sociale que celle ayant prévalu avec le développement du rapport salarial dit fordiste, où il s’agissait essentiellement d’obtenir un meilleur partage des gains de productivité, quitte à laisser au patronat l’entière décision sur l’organisation du travail. Ce n’est finalement que dans le dernier quart du 20ème siècle que la question du rapport au travail a commencé à devenir un enjeu des relations professionnelles.7 Les syndicats des pays industrialisés continuent cependant d’y attacher une importance relative quand il s’agit des travailleurs du bas de l’échelle. En outre, cet enjeu a été relativisé avec la crise économique et son cortège de petits boulots et de travailleurs pauvres qui rendent plus difficile la construction de ripostes collectives.
Cette étude de cas dans l’économie solidaire au Brésil questionne aussi les attitudes des dirigeants syndicaux lorsqu’ils attribuent la difficulté à mobiliser les travailleurs à un manque de conscientisation ou à des situations individuelles, au lieu d’y voir l’expression d’un décalage entre ce qui est mis de l’avant par les représentants et ce que souhaiteraient les représentés ou les travailleurs qui ne sont pas organisés. On masque ainsi l’enjeu que constitue l’exercice d’une démocratie au sein des mouvements de travailleurs ; une démocratie non seulement représentative, mais aussi participative, qui rende possible l’engagement dans des actions collectives transformatrices.
Ce travail de recherche n’est pas le premier à souligner en quoi les pratiques démocratiques sont un facteur d’engagement (voir, entre autres, Lévesque et al., 2005). Il suggère que la construction d’identités professionnelles est un enjeu démocratique à relever, à moins d’accepter que toute une frange de travailleurs, ceux au bas de l’échelle, n’aient d’autres choix que de suivre ou de résister à des projets conçus par d’autres et qui ne leur attribuent guère une place valorisante.