Comment bien manger lorsqu’on est une jeune famille en situation de pauvreté ? En 2010, des organismes de la ville de Québec1 unissaient leurs forces, sous le nom du Partenariat Solidarité Familles Limoilou (PSFL), pour mener à bien un projet de recherche qui se pencherait sur cette question. Le PSFL réagissait ainsi à des messages véhiculés par la Santé publique autour du fait que bien manger serait essentiellement une question de connaissances et de bonne volonté. Or leurs expériences les amenaient à penser que la réalité était peut-être toute autre, puisque le fait d’être en situation de pauvreté pouvait en soi présenter, au-delà du manque de connaissances, des défis majeurs et importants d’accès aux aliments sains. Ce constat rejoignait ceux de chercheurs. Wilkinson et Picket (2010 : 89-102) affirment qu’il est difficile, à la lumière des données existantes, d’imputer l’épidémie d’obésité à une pauvre connaissance nutritionnelle parmi les moins instruits. En fait, l’obésité est pour eux un « enjeu de classe sociale », essentiellement lié aux inégalités croissantes de revenu. D’autres auteurs mettent en lumière les iniquités d’accès dans les systèmes de production, de distribution et de consommation alimentaires (Pine et de Souza : 75). L’exploration de la réalité de parents, via le projet du PSFL dans le cadre d’entretiens qualitatifs, vint confirmer rigoureusement leurs observations. S’en suivirent un croisement des savoirs des parents avec ceux d’acteurs du réseau de la santé publique, un rapport (PSLF, Gélineau et al., 2011a) ainsi qu’une trousse d’animation sur le droit à l’alimentation (saine) (PSLF, Gélineau et al., 2011b) qui eurent un bon retentissement dans la région de Québec.
Lancé et mobilisé, le PSFL souhaita saisir l’occasion de l’arrivée d’une nouvelle action concertée du Fond Québécois de recherche société et culture, dans le cadre du Plan d’action gouvernemental en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, pour pousser plus loin leurs réflexions. Un momentum était présent pour conjuguer les forces vives d’organismes de lutte contre la pauvreté, de santé publique, de services en sécurité et autonomie alimentaires ainsi que du milieu universitaire, à la fois en région (Charlevoix) et dans un quartier urbain (Limoilou). Mais au-delà, il y avait aussi la volonté d’offrir une possibilité à des parents, qui s’étaient exprimés lors du premier projet, d’agir cette fois à titre de cochercheurs. Le projet Vataavec – Vers une autonomie alimentaire pour tous AVEC – était lancé.2
Objectifs
Dans un premier temps, 11 organisations3 travaillèrent ensemble à définir les visées et objectifs de ce projet. Trois objectifs furent identifiés.
Le premier était de mieux comprendre les motifs structurant le (non) recours de personnes exclues, aux services existants en matière d’autonomie alimentaire, ainsi qu’aux ressources de l’économie de marché. On souhaitait entendre des personnes qui n’avaient pas eu l’occasion de s’exprimer lors du premier volet, telles des personnes seules et âgées et des jeunes hommes, et effectuer le tout en comparant milieux urbain et rural.
La dimension « structurelle » est ici importante. D’une part, nous avions à l’esprit la métaphore des « escaliers roulants » du Collectif pour un Québec sans pauvreté (Labrie, 2011), illustrant un système à deux vitesses : les personnes des classes moyenne et aisée profitent de politiques et mesures en place qui leur permettent de maintenir, voire d’améliorer leur situation. Les personnes en situation de pauvreté se retrouvent, de leur côté, trop souvent avec des mesures qui tendent à les ramener dans leurs situations de pauvreté, voire à s’appauvrir. L’exemple du double standard en matière des pensions alimentaires en est une bonne illustration. Il semblait important de mettre ces facteurs structurels en lumière.
Cette prise de position est également celle d’un nombre croissant de chercheurs. Pine et de Souza (2013 : 72;75) par exemple affirment :
« Le silence des personnes en situation d’insécurité alimentaire est aussi dû à la présomption que l’insécurité est avant tout une responsabilité personnelle et non celle de l’État (Chilton et Rose, 2009). Dans un contexte néolibéral allant s’aggravant, les problèmes de santé, d’emploi ou de logement sont vus comme des manques ou des déficiences personnelles, plutôt que dus à des facteurs structurels. […] Les contraintes structurelles auxquelles se confrontent les communautés aux prises avec l’insécurité alimentaire, les patterns socioculturels au niveau macro et micro qui modèlent les valeurs et les comportements en lien avec la nourriture ainsi que la manière dont les communautés répondent à ces situations dans des environnements contraignants sont absents de la littérature ».4
Le second objectif du projet consistait, en s’appuyant sur les résultats, à croiser les regards des experts de vécu5, des intervenants, des universitaires, mais aussi des représentants des univers politique et agroalimentaire, afin d’identifier des pistes d’action et d’intervention mobilisatrices.
Le dernier objectif visait à mieux comprendre les défis et la portée de travailler AVEC des personnes en situation de pauvreté comme cochercheuses, à titre d’expertes de vécu. Ce faisant, le Vaatavec réaffirmait sa volonté de s’inscrire résolument dans une perspective de recherche-action participative.
Recherche participative
L’univers de la recherche n’est pas monolithique. Il est traversé par différentes communautés de pratiques. Certaines critiquent l’affirmation que l’univers social peut être compris et saisi objectivement, à la condition que les chercheurs universitaires se donnent les moyens d’y parvenir, à l’aide de méthodes scientifiques appropriées. Pour d’autres, dont nous faisons partie, le fait même d’aborder la réalité à partir d’une posture d’expert académique pose problème. En tant que chercheurs, à moins d’avoir une histoire de vie inscrite dans des réalités de la pauvreté, nous sommes la plupart du temps étrangers à cette réalité. On risque fort alors de penser la pauvreté à partir de nos préconceptions. La connaitre intimement ouvre aux possibilités d’élargir la compréhension, d’identifier de nouvelles avenues. En d’autres mots, les personnes les mieux à même d’éclairer un phénomène sont celles qui le vivent. D’où l’intérêt de travailler, pour mieux comprendre la question de l’insécurité alimentaire de personnes exclues, à la fois avec des organisations du milieu et des personnes en situation de pauvreté, non seulement comme sujets de recherche, mais comme cochercheuses. Dans le domaine de l’insécurité alimentaire, de plus en plus de voix se font entendre pour préconiser de telles approches (Pine et de Souza, 2013; CEPE, 2009; Knezevica et al., 2014). De façon générale, d’autres, comme Lamoureux (2013 :49), appellent à « penser la construction de l’Universel à partir du point de vue de ceux et celles qui ont été ou en sont toujours exclues ».
Mais qu’est-ce qu’une recherche participative? Une recherche participative vise la production de connaissances nouvelles en reconnaissant la possibilité à des chercheurs « non patentés », c’est à dire se reposant sur des expertises autres qu’universitaires, de participer à cette production. La recherche-action participative vise essentiellement à œuvrer ensemble, toutes expertises confondues (savoirs investis et institués), à mieux comprendre une problématique. Et ce, en cherchant à répondre à quatre droits inscrits au cœur même de sa démarche : le droit de parole, le droit de produire, le droit de penser et le droit de Cité.
Droit de parole
Nous avons cherché à mettre en place des stratégies de collecte de données qui permettraient aux personnes en situation d’exclusion de nous faire part de leurs expertises et de leurs analyses de leur situation. Ici aussi, aux dires de certains (Knezevic et al., 2014), peu de chercheurs se seraient lancés dans cette aventure dans l’univers de l’insécurité alimentaire. Nous avons cherché de nouvelles avenues pour rejoindre les personnes et les conforter dans leur décision de participer. La présence d’expertes de vécu comme cochercheuses semble avoir joué ici un rôle central, par les mots employés, mais surtout par le fait de réaffirmer par leur présence, que leurs paroles d’exclu-E-s seraient réellement entendues et considérées.7 Nous avons cherché à penser des outils de collecte qui décloisonnent les points de vue. Pour ce faire, nous avons, par exemple, mis en place une stratégie de cartographie participative : cartographier collectivement le territoire sur lequel les participants évoluent et identifier ainsi l’ensemble des ressources auxquelles on se réfère lorsque ça va bien et lorsque les revenus sont plus limités voir absents. En nous appuyant sur la carte qui prend forme sous nos yeux, en échangeant avec les autres, nous prenons ainsi connaissance et conscience de mécanismes structuraux. Au-delà de nos expériences personnelles, quelles sont les possibilités d’action et les motifs de nos choix ? C’est « l’escalier roulant » du collectif pour un Québec sans pauvreté qui prend ainsi forme devant nos yeux.
Droit de produire
Une attention toute particulière a été portée à la mise en place d’une structure et des pratiques favorisant le faire ensemble « AVEC » (Vaatavec, 2014). Nous avons cherché à y systématiser les savoirs, les savoir-faire, les savoir-être et les outils qui ont été élaborés et observés en cours de projet, afin de soutenir et maximiser la participation des personnes en situation de pauvreté comme cochercheuses, tout en assurant la production de savoirs rigoureux. Des pratiques semblent avoir été particulièrement porteuses, telles la rédaction collective d’une entente de collaboration précisant la vision commune, les valeurs, les visées et principes du projet ainsi que du AVEC; la mise en place d’un accompagnement individualisé, inspiré de l’approche du développement du pouvoir d’agir, qui tient compte des réalités, défis, forces et aspirations de chaque acteur; la mise en place de formations et d’espaces d’expérimentation pour tous; la création d’espaces pour « ventiler » ; l’établissement de mécanismes de suivi adaptés pour pallier les absences et assurer une continuité dans le temps.
Ces stratégies ont été bénéfiques pour les expertes de vécu, mais aussi pour l’ensemble des acteurs. Faire AVEC n’est pas seulement de soutenir « l’autre », à risque de reproduire ainsi une vision de désempowerment au sein même de la dynamique de recherche. C’est aussi se soutenir mutuellement et mettre en lumière notre commune humanité, au-delà des rapports de pouvoir.
Droit d’analyse
En ce qui concerne le droit d’analyse, une attention particulière a été portée à l’analyse AVEC les expertes de vécu. Coanimer ensemble lors des entretiens collectifs et des rencontres d’équipe, et poser des questions qui éclairent la réflexion, s’inscrivent déjà dans une première démarche d’analyse. Lire ensemble le corpus de données et mettre en lumière des dynamiques d’entretien ou des contenus en est une seconde. Penser ensemble aux motifs sous-jacents en est une autre. Cette analyse AVEC nous a permis de mettre le doigt sur des dimensions clefs qui, au premier coup d’œil, n’avaient et n’auraient peut-être pas attiré l’attention des chercheuses universitaires et des expertEs de la pratique en lien, par exemple, avec des savoirs d’autosubsistance ou la disqualification sociale8. Le projet de recherche a ainsi pu bénéficier d’une plus grande profondeur et finesse d’analyse.
Droit de cité
Le « droit de cité » réfère à la propriété intellectuelle des résultats obtenus et de leur utilisation par tous les acteurs, tenant compte des contextes et des enjeux sociopolitiques. Des ententes sont prises, par exemple, quant à l’ordre du nom des auteurs, ce qui est crucial dans le monde de la recherche, et pour assurer la pérennité, dans les milieux académiques, de la recherche-action participative comme approche. Le droit de Cité réfère à l’intérêt de coécrire ou encore de valoriser les résultats ensemble. Chaque membre du Vaatavec peut ainsi prendre le leadership d’une diffusion avec le soutien de l’équipe; une étudiante, une experte de vécu ou un praticien, peut présenter seul un projet d’écriture au même titre qu’un chercheur universitaire. Des mécanismes pour réviser des écritures à une main ont été mis en place. Par exemple, chaque membre, à l’aide de surligneurs (jaune, vert et rouge), identifie les parties qu’il conserverait ou écarterait, dans le respect des données et de la rigueur du processus. Ce sont les discussions qui s’en suivent qui sont inspirantes, nous permettant de nommer les logiques selon les choix réalisés, en tenant compte des milieux de publication. Ou encore oser penser à de nouveaux modes de valorisation des connaissances. La création, par exemple, d’un portfolio porté par les expertes de vécu, nous a permis de conserver avec force et créativité la mémoire du projet et de ses évènements marquants.
L’intelligence à l’œuvre
Au final, c’est la complexité qui a été mise en lumière par les participants. L’insécurité alimentaire est perçue comme un espace traversé à la fois par des logiques caritatives, de politiques publiques, d’action collective, de lois de l’économie de marché ainsi que de développement durable. La réflexion ne peut se limiter à la question du recours ou du non-recours à des sources d’approvisionnement alimentaires9. Les participants s’inscrivent d’emblée dans une perspective globale de lutte contre la pauvreté, de questionnement des politiques agroalimentaires et de la place qui leur est accordée dans les prises de décision qui les concernent. Les questions corollaires soulevées sont celles liées au pouvoir : le pouvoir de se nourrir, le pouvoir de choisir ses aliments, le pouvoir de les produire avec dignité et respect.
L’analyse des personnes en situation de pauvreté rencontrées sur le terrain, ainsi que celle des cochercheuses – expertes de vécu, est systémique. Des liens complexes sont établis entre les dimensions économiques, politiques, physiques et socioculturelles. Des réflexions ont cours sur les savoirs d’autosubsistance en perdition, sur la crise du lien et la disqualification sociale ainsi que sur le regard des autres et les préjugés. Cette analyse a ouvert sur une nouvelle définition élargie de l’autonomie alimentaire, mettant en lumière le pouvoir d’agir des individus, mais également des collectivités sur et dans le système alimentaire (Bélisle et al., en préparation). Inspirant. Si ce n’est du fait de dépasser la simple responsabilité et responsabilisation des personnes en situation de pauvreté en matière d’insécurité alimentaire, et de voir, dans ce processus AVEC, l’intelligence à l’œuvre10. Chemin faisant, ensemble on va plus loin.