Créativité sociale en temps de crise : Savoirs et engagement dans un centre sociocommunautaire autogéré à Barcelone

Le 11 juin 2011, un collectif de voisins de La Bordeta, un quartier barcelonais, investit l’ancien complexe industriel Can Batlló, suite à un ultimatum lancé à la mairie en 2009 : « Si en juin 2011 les pelleteuses ne s’activent pas dans Can Batlló, nous y rentrerons et construirons l’espace public et les équipements dont nous avons besoin » revendique la Plateforme « Can Batlló est pour le quartier »1. Les enjeux autour de cet espace urbain ne sont pas nouveaux. Cette ancienne usine de textile du XIXe siècle était en activité jusqu’aux années 1960, le site accueillant, par la suite, une multitude d’entreprises et de petits ateliers au cœur de ce quartier ouvrier. En 1976, le Plan général métropolitain y prévoit espaces verts et équipements publics et en 2006, une proposition de réaménagement urbain est approuvée par la mairie. Outre un parc et une vingtaine d’équipements, ce projet prévoit environ mille logements, dont la moitié sont des logements sociaux. Deux cents petites entreprises sont déplacées pour l’occasion dans une zone périphérique. En 2008, l’explosion de la bulle immobilière, qui touche particulièrement la Catalogne, paralyse ce projet d’envergure. 

La Plateforme est créée en 2009, mais prend sa source dans trente-cinq ans de mobilisation du milieu associatif local. Elle est composée principalement de membres d’associations de voisins, d’activistes issus du mouvement Okupa2 ou du 15-M3 qui occupent la même année les places publiques de villes espagnoles, mais aussi de résidents du quartier n’ayant pas un profil militant. C’est à ce collectif hétéroclite que les pouvoirs publics municipaux cèdent le Bloc Onze, un bâtiment, puis d’autres annexes de Can Batlló pour éviter une occupation incontrôlée4. En 2017, Can Batlló est un centre sociocommunautaire autogéré doté d’un auditorium, d’une bibliothèque populaire et de deux centres de documentation – l’un sur les mouvements sociaux, l’autre sur les questions féministes et LGBTQ. Il y a également des espaces polyvalents (pour des expositions, ateliers ou réunions), des espaces dédiés aux activités physiques (mur d’escalade, ping-pong, etc.), un espace consacré à l’imprimerie et aux arts graphiques et un espace enfants-famille. S’ajoutent des jardins communautaires, une charpenterie, un atelier pour les infrastructures du bâtiment, un atelier mécanique pour les deux roues, un espace de rencontre-bar et une microbrasserie. Une coopérative d’habitation est en construction tandis qu’une école alternative et des cuisines collectives sont en projet. 

L’étude du cas Can Batlló s’inscrit dans le cadre d’une étude comparée Québec-Catalogne menée au CREMIS sur l’État social et l’impact des pratiques de travail/organisation communautaire sur les inégalités sociales5. Ces pratiques concernent le champ de l’aménagement urbain et de l’habitation. Lors de l’enquête de terrain à Barcelone durant l’hiver 2016, nous nous sommes intéressés à différentes formes d’intervention communautaire et à des initiatives collectives qui prennent le relai d’institutions publiques. Des personnes s’organisent à la marge pour répondre à différents besoins dans un contexte de récession économique et de restriction budgétaire (Leclercq et al., 2017; Subirats et al., 2015; Lloret Gual, 2015). Si les analyses de l’État social se cantonnent souvent à l’action publique, il est également intéressant de prendre en compte les actions collectives qui peuvent prendre la forme, entre autres, de la défense de droits, de revendications, de manifestations et d’occupations. Celles-ci ont en commun d’être des actions concertées impliquant une intention consciente (Cefaï, 2007). C’est le cas à Can Batlló qui peut être vu (selon Hector, membre de La Ciutat invisible6 impliqué à Can Batlló) comme « l’expression de l’émancipation d’un quartier pour résoudre ses besoins » en matière d’infrastructures et d’accès à des ressources comme le logement. 

Le fonctionnement de Can Batlló repose sur une base autogérée, largement autofinancée et en constante négociation avec les pouvoirs publics relativement bienveillants. Les pratiques autogestionnaires ont une longue tradition en Espagne et en Catalogne en particulier, où les courants libertaires revêtent une importance historique. L’adhésion à ces pratiques déborde largement ces cercles politiques. Jaume, un retraité qui s’investit dans ce lieu, donne ainsi cette définition : « Pour nous, l’autogestion c’est décider de manière autonome ce que nous voulons faire, comment et quand nous voulons le faire ». Cette autogestion se réalise à travers un « assembléarisme », c’est-à-dire, des assemblées décisionnelles qui se veulent, selon la Plateforme, horizontales, inclusives et transparentes7

Cet article se concentre sur le croisement des savoirs à Can Batlló, une thématique qui ne faisait pas partie des questionnements initiaux de la recherche, mais qui a émergé au fil des observations.8 Les savoirs sont considérés ici comme un ensemble de connaissances acquises, d’expériences et de savoir-faire. Leur croisement se fait au niveau individuel (quand les individus puisent parmi leurs différents savoirs) et au niveau collectif où les différents savoirs sont mis en commun. Les savoirs les plus saillants qui se dégagent des entrevues et des pratiques observées sont les savoirs militants, les savoirs techniques ou professionnels et les savoirs disciplinaires ou académiques9. Ces savoirs sont traités ici en lien avec les parcours des personnes interviewées, la mémoire collective et les rapports de pouvoir.

Savoirs et parcours

Les personnes rencontrées vont de la figure locale présente dans toutes les luttes, à des individus plus réservés s’impliquant ponctuellement. Toutes ont cependant en commun le fait de mobiliser différents savoirs acquis au long de leurs études, leur vie professionnelle et leur engagement militant. Par exemple, Marta, dans la vingtaine, donne de son temps au café-bar de Can Batlló en matinée lorsque c’est plus tranquille, ce qui lui permet de mener ses études à la maîtrise en anthropologie en même temps. Elle est par ailleurs diplômée d’une maîtrise en politiques sociales et médiation communautaire et travaille en tant qu’intervenante dans le milieu de l’éducation populaire, où elle coordonne des projets d’apprentissage du catalan. Au cœur de sa démarche pédagogique, il y a l’idée, selon elle, que « le savoir n’est pas axé autour d’un professeur, il est redistribué entre les personnes qui participent aux rencontres ». Ce principe se retrouve dans le projet d’école-atelier Eines (« Outils ») qu’elle est en train de monter à Can Batlló. Des outils d’acquisition et de partage des savoirs, principalement techniques, seront proposés. Selon elle, ce sera à la fois un moyen de s’ouvrir sur le quartier en proposant des ateliers, de répondre à des besoins concrets et de « casser le rôle d’usager par une implication ». Pour ce projet, elle s’inspire de savoirs académiques et professionnels qu’elle a acquis au cours de son parcours. Ses expériences professionnelles dans le milieu associatif local et le fait qu’elle écrive occasionnellement dans une revue engagée lui confèrent une certaine légitimité. C’est également pour elle une source de connaissances et de savoir-faire complémentaires, au croisement des savoirs académiques, professionnels et militants.  

Paco, dans la cinquantaine et vétéran du milieu Okupa, est également à l’origine du projet Eines. Can Batlló l’a intéressé compte tenu de son implantation dans le quartier et de l’hétérogénéité des personnes qui le fréquentent. Mécanicien, il propose des ateliers aux jeunes du quartier pour réparer leurs deux-roues et met ainsi à disposition un savoir technique tout en étant – temporairement – l’unique salarié du site. Il coordonne la « brigade » de chômeurs en formation envoyée par le service d’emploi de Barcelona Activa pour la réalisation de travaux d’infrastructure. Pour ce faire, il puise dans son savoir militant pour mobiliser ces personnes et régler des conflits sur les chantiers. Jaume, dans la soixantaine et retraité de l’industrie chimique, mobilise aussi un savoir militant qu’il a acquis avec son engagement antifranquiste, puis avec son implication dans les associations de parents d’élèves et dans l’association des voisins du quartier. Cela lui donne une légitimité à la fois au sein de Can Batlló et vis-à-vis de la mairie et un savoir-faire, notamment en matière de négociation. Quant à Marina (dans la trentaine), elle met en pratique ses études de bibliothéconomie au service de la Bibliothèque populaire de Can Batlló. Ne trouvant pas d’emploi, elle est venue faire un stage par hasard et se dit conscientisée par cette expérience. C’est également le cas de Pau et des jeunes diplômés en architecture au chômage qui ont créé la coopérative de travail La Col. Ces architectes s’impliquent dans Can Batlló et dans la coopérative de logement La Borda qui s’y trouve, au même titre que deux enseignants qui s’impliquent dans le projet d’école alternative Arcadia en mobilisant leurs savoirs militants, disciplinaires et pédagogiques en lien avec « l’école libre et autogérée », tout en assumant l’animation des assemblées. Pour ce qui est du coopérativisme, il y a un philosophe-chimiste de formation, comptable de profession et activiste (Hector, dans la quarantaine) qui développe cette expertise au sein de la Ciutat invisible. La liste des personnes impliquées est longue, des personnes qui, si elles n’ont pas d’important capital économique, ont du capital culturel (diplômes) ou du capital social (militant surtout). 

La disponibilité des personnes engagées dans Can Batlló ne peut être détachée de l’articulation des temps sociaux liés à la sphère du travail salarié, aux études et à la sphère domestique. Être étudiant, à la retraite ou au chômage permet une relative disponibilité, comme dans le cas du bénévolat et de l’action militante en général (Gagnon et al., 2002; Buscatto, 2009; Sawicki, 2003). Ne pas avoir d’enfants en bas âge facilite également ce type d’engagement, tout comme la pénurie d’emplois en temps de crise peut donner davantage de temps pour s’impliquer dans de telles initiatives. Ce contexte peut être l’occasion, particulièrement pour de jeunes diplômés au chômage ou précaires, de s’organiser collectivement et de créer des structures (comme La Col ou La Ciutat invisible) afin de s’assurer un revenu et des débouchés professionnels avec des emplois peu rémunérés, certes, mais qui se veulent une alternative au travail salarié. On assiste ainsi à une professionnalisation et à un repositionnement de l’engagement militant et des savoirs attenants. Ces dynamiques expliquent en partie la porosité des différents savoirs mutualisés dans ce type d’expérience commune.   

Savoirs et mémoires

La porosité entre les différents savoirs est également ressortie en constatant la place que prennent les récits collectifs dans les entrevues individuelles. Ces récits collectifs sont le reflet de savoirs militants qui s’imprègnent à la fois d’une mémoire collective, souvent associée à du savoir profane, et de l’histoire comme discipline académique. Les personnes interrogées n’opèrent pas de distinction explicite entre ces deux types de savoir, les discours étant fluides et les références brouillées. Jaume, par exemple, raconte les réunions clandestines sous Franco, puis son implication dans les associations de parents d’élèves dans les années 1980. Au tournant des années 2000, alors que ses enfants sont à l’université, il s’implique dans les luttes des assemblées de voisins. Il s’intéresse alors à « la question urbaine » et « aux problèmes sociaux du quartier ». Il parle de la lutte « échouée » du Centre social de Sants autour du projet de réaménagement de la gare, ainsi que des assemblées qui se mobilisent autour du harcèlement immobilier (« mobbing ») qui consiste à faire pression sur des personnes âgées pour récupérer un logement ou un commerce pour le convertir en appartement touristique ou boutique « branchée ». 

Ces luttes auront un écho dans les mouvements concernant les problèmes des jeunes en matière de logement ainsi que les victimes des hypothèques au début des années 2000. Plus récemment, il y a aussi la tentative d’expulsion du squat Can Vies occupé depuis 1997, avec le slogan « Tout un quartier en soutien aux émeutiers » et la reconstruction symbolique des murs arrachés par les pelleteuses. Jaume évoque également l’histoire industrielle et ouvrière de Can Batlló, du quartier et de Barcelone, avec l’enrichissement de la bourgeoisie catalane et la naissance du mouvement anarchiste et des associations ouvrières. Il revient sur les associations de voisins, clandestines pendant le franquisme, qui jouent un rôle clef lors de la transition démocratique et qui sont devenues des acteurs incontournables des politiques publiques (Hache, 2005). 

Jaume, tout comme d’autres personnes interviewées, donne un sens à l’expérience collective qu’est Can Batlló en l’inscrivant dans une dimension sociohistorique, parfois mythique. Ce savoir militant se nourrit de l’expérience vécue de la ville de Barcelone et de ses quartiers malmenés par l’industrie du tourisme, la spéculation immobilière et la gentrification. Sur un même registre, les membres du projet coopératif et autogéré La Ciutat invisible, qui se donnent comme objectif la construction d’alternatives professionnelles au travail salarié et précaire, créent et diffusent du contenu critique par le biais de monographies rigoureuses fondées sur la mémoire collective et l’histoire, dans le but de générer des processus de transformation politique et sociale (La Ciutat invisible, 2010). Ce savoir se situe à la croisée des savoirs militants, professionnels et disciplinaires. On ne saurait le qualifier d’« académique » puisque La Ciutat invisible est un lieu de production de savoir situé en dehors de l’Université, même si la plupart de ses membres y ont été formés. Le fait que Can Batlló puisse être considéré comme un « lieu d’apprentissage » (Marta) est révélateur de la place qu’occupent les savoirs. Le fait qu’ils soient mobilisés et mis en commun dans un espace d’expérimentation à la marge des institutions publiques peut expliquer en partie leur porosité. 

Savoirs et pouvoirs 

Porosité et mutualisation des savoirs ne signifient pas pour autant inexistence de rapports de pouvoir à Can Batlló. Ceux-ci ressortent notamment quand on s’intéresse à la répartition des tâches ou à la division du travail10. Pour reprendre la métaphore de Jaume, à propos du fonctionnement du centre « Tu es le bras, je suis l’autre bras. Je suis les yeux, toi le nez. Nous sommes un corps unique ayant différentes fonctions ». Dans cette vision organiciste, qui peut masquer les rapports sociaux en jeux – dont les rapports de genre – chaque personne est vue comme faisant partie d’un tout. Comme le constate Esteban (2015), à Can Batlló, il existe une répartition des tâches entre travail productif et reproductif, le care. Par exemple, lors d’un atelier mécanique, selon Marta, la seule femme présente s’occupait des fauteuils roulants et d’accompagner les nouveaux participants. Selon elle, les « savoirs techniques de la vie quotidienne sont délégués » aux personnes qui maîtrisent ces savoirs. Cela concerne surtout « les travaux qui génèrent, qui impliquent plus de technique » (par exemple, l’électricité, la menuiserie, le mécanique ou la photographie) et qui sont « plus associés dans l’imaginaire à des tâches masculinisées ». C’est en partant de ce constat qu’elle s’est lancée dans le projet d’école-atelier Eines, évoqué plus haut. S’il ressort une certaine conscientisation quant aux rapports de genre et que certains, comme Jaume, se disent « politiquement actifs » à ce sujet (par exemple, par l’alternance homme/femme dans les tours de parole aux assemblées), il reste encore, selon Marta, « beaucoup de travail ».

La pluralité des savoirs mobilisés à Can Batlló renvoie à l’hétérogénéité qui est souvent mise en avant par les personnes impliquées. Il s’agit d’un espace intergénérationnel et ouvert sur le quartier avec une hétérogénéité aux niveaux idéologique et politique : des personnes provenant des syndicats, des associations de voisins, de la paroisse, du milieu du squat et libertaire, du 15-M et du milieu indépendantiste, entre autres. Le dénominateur commun semble être d’avoir une « conscience sociale » et un objectif commun. L’union des différentes sensibilités serait une force, selon Jaume : « Peut-être qu’il y a différents chemins, mais la route pour y arriver est tellement longue qu’il vaut mieux y aller ensemble ». Deux pôles principaux d’action se dégagent néanmoins : le mouvement associatif local autour de l’Association des voisins et voisines du quartier de Sants, née dans la clandestinité en 1997, et le mouvement « alternatif », lui-même hétérogène, mais qui comprend principalement des activistes du milieu Okupa ou issus du 15-M

Cette différenciation recoupe deux pôles générationnels, avec les personnes dans la soixantaine impliquées dans l’association de voisins percevant parfois les squatters comme « leurs enfants ». Entre ces deux pôles, on relève une reconnaissance mutuelle, une mise en commun des savoirs militants et une certaine interdépendance. L’association de voisins « vieillissante » a besoin de se renouveler, tant au niveau du membership que des pratiques et du savoir militant, en particulier du savoir-faire. S’il est parfois moqué avec bienveillance, le fonctionnement en assemblée décisionnelle peut ainsi fournir des méthodes et des outils participatifs qui sont repris dans le cadre associatif traditionnel. Le deuxième pôle, autour du mouvement alternatif, peut être perçu comme « antisystème » par les pouvoirs publics et une frange de la population et a besoin des associations de voisins qui leur donnent une caution et un pouvoir de négociation avec la mairie. Cette interdépendance peut générer des rapports de pouvoir – par exemple, les personnes plus près de l’administration possédant plus d’information – et des tensions sur la manière de concevoir certaines choses, dont la place des services publics. Ces rapports de pouvoir croisent des rapports sociaux d’âge et de statut social. Même si les plus jeunes sont perçus parfois par les plus vieux comme leurs enfants, ils ne bénéficient pas de la même protection sociale. Si la précarisation est généralisée, elle touche surtout les plus jeunes. 

Comme mentionné précédemment, les personnes qui s’impliquent à Can Batlló sont avant tout des personnes à capital culturel (diplômes) et social (militantisme) relativement élevés et donc détentrices de savoirs disciplinaires et militants. Par contre, dans un contexte de généralisation de la précarité, elles sont dotées de relativement peu de capital économique. Les personnes les plus précaires et marginalisées et les personnes immigrantes, pourtant présentes dans le quartier, semblent ne pas s’impliquer et peu fréquenter cet espace. L’accessibilité et l’inclusivité sont en débat à Can Batlló, un espace où la dimension affinitaire est fortement présente. Des mesures sont prises pour tenter d’élargir le cercle des participants. Par exemple, des visites sont organisées de la part d’immigrants inscrits au cours de catalan et les activités proposées sont diversifiées. Le fonctionnement en assemblée, qui s’appuie sur la prise de parole devant le groupe, peut être une barrière pour des personnes maîtrisant moins bien la langue ou disposant de moins de capital culturel et social. S’impliquer dans de telles expériences demande du temps, mais aussi certains savoirs et savoir-faire. Même si « cela peut s’apprendre » – selon les mots d’un des participants – il demeure un des enjeux de Can Batlló.  

Savoirs et frontières

La porosité des savoirs constatée à Can Batlló peut être reliée à plusieurs éléments. Tout d’abord, les personnes rencontrées puisent parmi leurs connaissances, expériences et savoir-faire acquis au long de leurs parcours, sans établir de distinctions entre ces types de savoir. D’autre part, il s’agit d’un cadre non institutionnel ou non professionnel qui permet et encourage cette porosité. La mutualisation qui en découle est source de créativité sociale en temps de crise. Une créativité sociale qui se comprend en fonction des conditions sociopolitiques et de l’interaction de variables individuelles, groupales et situationnelles (Llobet Estany, 2004).  

Une telle expérience a certains impacts en termes de réduction des inégalités sociales sur les dimensions matérielle (par exemple, accès au logement ou à une formation), relationnelle (créer du lien, briser l’isolement) et décisionnelle (le principe au cœur de l’autogestion). Mais sous d’autres aspects, des rapports de pouvoir – en fonction du genre, de l’âge et de la diversité de profils, notamment – sont présents, étant reliés, entre autres, à la détention et à la distribution des savoirs. Ces contradictions sont débattues à Can Batlló, mais ne sont pas ce qui caractérise en premier cette expérience autogestionnaire. Elles sont néanmoins à prendre en compte pour éviter une perception trop idéalisée de la réalité. 

À propos d’ambivalences, on peut également s’interroger sur le fait qu’une telle expérience, qui prend le relai d’un État social fragilisé en temps de crise, puisse tendre paradoxalement à entériner le démantèlement de l’État social lui-même. Si ce genre d’initiative remplit le rôle de services publics de proximité dans certains domaines, sous la forme, par exemple, de services bibliothécaires, de programmes de formation, de logement ou de garderie, cela peut être vu comme une version alternative à moindre coût en termes d’infrastructures et de ressources humaines. Pour Marta cependant, contrairement aux services publics, la « coresponsabilité » et le « sentiment d’appartenance » sont les clefs de cet « espace commun ». 

S’intéresser à ce genre de pratique d’action collective qui se développe à la marge des institutions publiques apparaît comme un moyen de mieux saisir les frontières d’un État social en train de se redessiner (Leclercq, Ballester, Llobet, 2017b); un État social qui ne se borne pas qu’à l’action publique, mais qui se déploie également à travers ces formes d’action collective. Ceci se construit dans un contexte entrouvrant des brèches à l’expérimentation qui s’appuie sur une pluralité de savoirs pour des réponses collectives aux problèmes sociaux. 

Notes

1. Plataforma Can Batlló és pel barri
2. Pour « occupation ». Le mouvement nait dans les années 1980 avec les Centres sociaux occupés (CSO) qui revendiquent un sens politique et culturel (Llobet, 2010). Avec la crise de 2008, les pratiques d’occupation se sont répandues dans d’autres secteurs de la population, notamment par les Plata-formas de Afectados por la Hipoteca (PAH, les Plateformes des victimes du crédit hypothécaire) (Baranco et coll., 2016).  
3. Pour 15 mai 2011, date à laquelle est investie la Puerta del Sol à Madrid. 
4. Les élections municipales viennent d’avoir lieu le 22 mai 2011. Convergencia i unio (Convergence et union, un parti indépendantiste de centre droit) vient de remporter les élections municipales le 22 mai 2011 après que la mairie ait été dirigée de nombreuses années par le Parti socialiste catalan. Aux élections suivantes, le 24 mai 2015, la liste Barcelona en Comú (« Barcelone en commun » en catalan), une plateforme citoyenne constituée en parti de gauche radicale et écologiste arrive en tête. Ada Colau, fondatrice et ancienne porte-parole de la PAH (voir note 3) devient la première mai-resse de Barcelone avec l’appui d’une coalition formée avec le PSC (Parti socialiste catalan) et des partis de la gauche indépendantiste (ERC et CUP).  
5. Recherche financée par le CRSH (Développement savoir, 2015-2017) dirigée par Jean-Baptiste Le-clercq en collaboration avec Marta Llobet Estany, professeure au département de travail social et services sociaux de l’Université de Barcelone et chercheure collaboratrice au CREMIS. Pour la partie de l’étude de cas effectuée à Barcelone, une quinzaine d’entrevues ont été menées par le cher-cheur principal auprès de personnes impliquées dans cette expérience autogestionnaire, tant au niveau de Can Batlló que de la mairie. Des obser-vations ont également été effectuées lors d’assemblées générales ou d’évènements ponc-tuels. L’objectif était de connaître le profil des personnes impliquées dans ce centre, leurs motiva-tions et manières d’y participer, ainsi que d’analyser les impacts d’une telle initiative sur les inégalités sociales. L’analyse est en cours, et les résultats présentés ici sont préliminaires. Pour cet article, nous nous référons uniquement à l’étude de cas Can Batlló en nous basant sur les entrevues menées avec des personnes directement impli-quées dans cette expérience. Des entrevues ont également été réalisées avec des politiciens et fonctionnaires municipaux. Il n’en sera pas fait mention ici. Tout comme des deux autres volets de la recherche à Barcelone qui incluent des groupes de discussion avec des intervenants communau-taires et l’analyse du Pla Buits, un programme municipal cédant des terrains vagues à différentes entités.
6. « La ville invisible » en catalan. www.laciutatinvisible.coop
7. Il y a des assemblées générales mensuelles et des réunions de coordination hebdomadaires qui réunissent la trentaine de commissions et projets autonomes qui se divisent en quatre grands groupes : Structure interne, Arts et métiers, Éduca-tion et documentation, Culture et loisir, et Projets à long terme. Ce sont environ 400 personnes qui s’impliquent sur une base plus ou moins régulière avec un noyau dur d’une centaine de personnes. Elles participent aux différents ateliers et commis-sions sur une base volontaire en fonction, entre autres, de leurs savoirs, intérêts, disponibilités et affinités. Pour plus de détails sur les commissions et projets autonomes, voir : https://www.canbatllo.org/grups-i-comissions/
8. Cet article est issu d’une communication au con-grès de l’AISLF 2016 : SA03 — S3 — « Can Batlló : au Croisement des savoirs, une expérience d’autogestion vicinale à Barcelone » (6 juillet 2016).
9. Plusieurs auteurs se réfèrent aux savoirs militants (Preario, 2014; Mischi, 2013 ; Lochard et Simonet, 2009;), d’autres aux savoirs citoyens, notamment à propos de dispositifs participatifs où ceux-ci devien-nent une catégorie d’action (Deboulet et Nez, 2013). La notion de savoirs militants est ici privilégiée, car elle revoit à un cadre moindrement institutionnalisé. C’est l’ensemble des connaissances, expériences et savoir-faire provenant du milieu militant. Les savoirs techniques ou professionnels dérivent principale-ment du monde du travail. Quant à la distinction entre savoirs académiques et disciplinaires, elle repose sur le lieu de production et de diffusion de ces savoirs, que ce soit à l’université ou en dehors de celle-ci.
10. Notons que le terme de « travail » est repris dans un rapport d’activités (Can Batlló, 2014) pour comp-tabiliser les « heures de travail » effectuées et ce que cela représenterait en coûts en termes de salaire minimum. 

Références

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