Désindustrialisation et gentrification à Saint-Henri : des tanneries aux cafés branchés

Le quartier Saint-Henri tient une place bien particulière au sein de l’imaginaire des Montréalais. Célébré dans le roman «Bonheur d’occasion» de Gabrielle Roy2 et dans le documentaire «Saint-Henri, le 5 septembre» d’Hubert Aquin3, cet ancien quartier industriel du sud-ouest de la ville évoque encore la nostalgie d’un Montréal populaire et ouvrier. Et pourtant, pour qui s’y promène aujourd’hui, la métamorphose est frappante. Ce quartier des vieilles tanneries est devenu un haut-lieu de cafés, de brasseries et de restaurants huppés. Saint-Henri, hier quartier  «populaire», est devenu un quartier «branché». Cette métamorphose va de pair avec l’arrivée de nouveaux habitants issus des classes moyennes et aisées, qui cohabitent désormais avec les résidents de longue date. De ce fait, au-delà de sa métamorphose visuelle, le quartier devient aussi un creuset de nouvelles inégalités sociales, concentrées à l’échelle d’un espace restreint. 

Avec une équipe de jeunes chercheurs associés au CREMIS4, nous nous sommes penchés1 sur cette dynamique de la gentrification à Saint-Henri, dans le but de dévoiler les mécanismes à l’œuvre et les rapports sociaux qui se nouent entre les différentes strates d’habitants. Cet article présente en survol l’histoire longue du quartier, pour mieux mettre en perspective les enjeux et les effets de cette «gentrification» accélérée. 

Saint-Henri-des-Tanneries

L’ouvrage Pignon sur rue des historiens Benoit et Gratton (1992) nous donne une vue d’ensemble du quartier Saint-Henri au fil des âges, allant de ses origines jusqu’aux années 1960. La colonie de la Nouvelle-France se développe économiquement grâce, entre autres, à la pelleterie. Ceux qui font le commerce des peaux et des fourrures descendent souvent le fleuve Saint-Laurent jusqu’aux rapides de Lachine, où ils doivent passer par la terre ferme afin d’arriver à Ville-Marie, qui deviendra plus tard Montréal. À l’époque, deux chemins permettent de faire ce passage: le chemin du Coteau-Saint-Pierre, longeant le nord du Lac-aux-loutres (suivant le tracé de l’actuel canal Lachine) et le chemin de Lachine, suivant la rive nord du fleuve Saint-Laurent. 

Le village des tanneries s’établit sur le premier chemin, permettant aux voyageurs de faire escale, puisque de Lachine à Montréal il fallait environ une journée de voyage par route boueuse ou enneigée, selon la saison. Déjà plusieurs colons s’établissent dans de petites fermes. On remarque le potentiel du lieu pour l’établissement de tanneries, ce qui pousse en 1685 l’intendant Jean-Talon à l’investir pour cette occupation (Héritage Montréal, 2006). Les procédés de tannerie nécessitant un important approvisionnement en eau, le Lac-aux-loutres ainsi que les moult petits ruisseaux répondent bien à cette nécessité. L’odeur dégagée par ces opérations demande d’éloigner les tanneries de la ville centrale (Robert, 2014). Enfin, les fréquents incendies à Montréal poussent les habitants à s’y établir. Entre 1685 et 1825, on voit donc un village-relais se transformer en centre de tannage de pelleteries – connu sous le nom Saint-Henri-des-Tanneries.

L’«étau de fer»

La construction du canal de Lachine, ainsi que l’arrivée du chemin de fer, viennent chambouler la vie de cette communauté. L’inauguration du canal en 1825 permet alors aux voyageurs de délaisser le chemin du coteau Saint-Pierre et d’accéder plus rapidement à Montréal par le canal, dépouillant ainsi Saint-Henri-des-Tanneries de son rôle de village-relais. Néanmoins, le village continue à se construire autour de la circulation de personnes et de marchandises. Le chantier du canal amène une population irlandaise fuyant la famine en Irlande, population qui s’installe dans Victoriatown (aujourd’hui Griffintown). Le canal offre une alimentation en eau et une voie d’accès par navire indispensables à l’activité industrielle. Plusieurs entreprises industrielles s’installent aux abords du canal, d’où son élargissement en 1843-48 et en 1873-85. C’est le début de l’industrialisation de Saint-Henri. Le village de tanneurs et d’agriculteurs devient la paroisse de Saint-Henri-des-Tanneries lors de la Confédération en 1867, avant de devenir une municipalité en bonne et due forme en 1875. Sa population est alors majoritairement canadienne française. Le village perd peu à peu son allure rurale avec la construction de logements en briques bâtis par des promoteurs immobiliers (Héritage Montréal, 2006). Les frontières de la municipalité établies à l’époque ne changeront pas jusqu’à aujourd’hui : la rue Saint-Antoine au nord, le canal de Lachine au sud, le chemin de la Côte-Saint-Paul à l’ouest et l’avenue Atwater à l’est. L’hôtel de ville est construit en 1883 et accueillera les nouveaux services de pompiers et de police. 

Une deuxième phase d’industrialisation, plus ample et rapide que la première, voit l’arrivée des usines ferroviaires du Grand Trunk, ainsi que l’installation de plusieurs industries, dont, entre autres, Canadian Malting, Dominion Textile, Imperial Tobacco, William Sewing Machine, Redpath Sugar, Belding Corticelli et RCA Victor. (High et al., 2017). Les besoins en termes de main-d’œuvre font grossir la population du quartier, qui passe de 6 400 en 1881 à 21 000 en 1901 (Robert, 2014). Les usines et entrepôts du sud-ouest de Montréal, aux abords du canal de Lachine, constituent la plus grande concentration industrielle du Canada à l’époque de la Première Guerre mondiale. Pour reprendre l’expression de Benoit et Gratton, cette communauté ouvrière se voit «encerclée comme dans un étau de fer» où les voies ferrées, le canal et les industries concentrent la population dans un espace restreint. Soumis à des conditions de travail difficiles, ouvrières et ouvriers mènent des luttes syndicales et établissent des sociétés de secours populaire et de garderies. Il ne s’agit pas pour autant d’un quartier ouvrier homogène. Il y avait également une élite composée de notables et de petits commerçants demeurant au nord du quartier, sur la rue Saint-Antoine dans le secteur Sainte-Cunégonde, ou encore regroupée autour des quelques squares. Aujourd’hui, on peut encore remarquer par l’architecture les secteurs où habitaient les mieux nantis.

En 1905, Saint-Henri est annexée à Montréal. La municipalité accuse des dettes importantes en raison des exemptions de taxes accordées aux grandes entreprises (Héritage Montréal, 2006; Robert, 2014). La voierie est en piteux état et les égouts débordent fréquemment. En 1894, on peut encore voir des tramways tirés par des chevaux sur la rue Notre-Dame et, en 1905, des trottoirs en bois et un éclairage des rues au gaz. Alors qu’ailleurs dans la ville de Montréal, les maisons en bois sont interdites pour éviter les incendies, dans le quartier de Saint-Henri, ce genre de construction est accepté. Il s’agit d’un atout pour les industries, les ménages ouvriers ayant accès à des logements à prix modique (Benoit et al.,1992)

Désindustrialisation 

Saint-Henri est durement frappée par la crise économique de 1929. De nombreuses usines ferment leurs portes, tandis que celles qui réussissent à survivre quittent progressivement le quartier afin de s’établir dans des complexes industriels plus modernes. Le chômage devient alors l’apanage de la majorité des familles. La construction du nouveau poste de pompiers, ainsi que du marché Atwater, sont des legs de cette époque, s’inscrivant dans la stratégie d’atténuer l’effet de la crise par le lancement de travaux publics (Robert, 2014). Après la Deuxième Guerre mondiale, le quartier continue à subir les effets de la désindustrialisation, à l’instar de l’ensemble du grand Montréal  (L’Autre Montréal, 2011). Entre 1951 et 1971, 30000 personnes quittent le quartier, faute de travail (Benoit et Gratton, 1992).

Le canal de Lachine, qui était le centre de l’activité industrielle, est délaissé au profit de la nouvelle voie maritime du Saint-Laurent. Le canal est devenu officiellement non fonctionnel en 1973, avant de se voir attribuer une vocation socioculturelle l’année suivante. Le quartier n’est plus le quartier ouvrier qu’il était, même s’il reste un quartier populaire souvent considéré typiquement canadien-français.

Expropriation et «ingénierie sociale»

Saint-Henri se trouve ainsi transformée, avec des anciennes usines abandonnées, des terrains vacants laissés à eux-mêmes, la diminution de la circulation sur les chemins de fer et l’abandon du canal (Héritage Montréal, 2006; Robert, 2014). Les résidents ne sont pas encore au bout de leur peine quand l’élite politique de la ville veut faire table rase du passé dans les années 1960 afin d’entreprendre de grands chantiers de modernisation. Dans cette course au progrès et avec une volonté de rayonner à l’international (notamment dans le cadre de l’Exposition universelle de 1967 et des Jeux Olympiques de 1976), sont entamés des grands projets de «rénovation urbaine», tels, par exemple, La Ronde, la Place des Arts, la tour de Radio-Canada, le Complexe Desjardins et les autoroutes aux voies de circulation rapide. L’idée est, entres autres, d’«assainir» la ville, d’améliorer la planification urbaine et d’éradiquer les taudis. Dans la veine de «l’ingénierie sociale» de l’époque, les habitations jugées insalubres sont identifées pour être ensuite «nettoyées» (L’Autre Montréal, 2011). Les photos de l’exposition Quartiers disparus du Centre d’Histoire de Montréal montrent la brutalité et la violence derrière cette volonté dite «rationnelle» et «objective» d’«assainissement» (Bednarz, 2013).

Avec le développement des banlieues autour de Montréal, on décide de construire une autoroute afin d’accélérer l’accès au centre-ville. La construction de l’autoroute Ville-Marie nécessitera l’expropriation de 3 300 ménages et la destruction de quartiers entiers tout au long de sa construction (Bednarz, 2013). Ces nouvelles voies rapides transformeront de façon décisive le quartier Saint-Henri, augmentant l’impression d’enclave qu’il suscite. Comme si le passé se répétait, la désuétude de l’échangeur à la jonction de deux autoroutes, qui date de cette époque, nécessite aujourd’hui sa rénovation et, par la même occasion, de nouvelles expropriations d’habitants de Saint-Henri, (Mazataud, 2011). Des groupes populaires et citoyens – tels le Projet d’Organisation Populaire d’Information et de Regroupement (POPIR) fondé en 1969, et le Regroupement pour la relance Économique et sociale du Sud-Ouest (RESO) fondé en 1989  – se sont opposés à ces grands chantiers et surtout aux expropriations, en valorisant le patrimoine industriel tout en militant pour l’amélioration de la qualité de vie des habitants (Héritage Montréal, 2006; Robert, 2014).

Clivage ou mixité

Depuis le milieu des années 1990, plusieurs observateurs voient un «nouveau vent souffler sur Saint-Henri» (Héritage Montréal, 2006), ou encore «une renaissance du quartier» (Robert, 2014). La patrimonialisation du canal Lachine, l’arrivée de nouvelles entreprises telles la Brasserie McAuslan, Domtex, Toiles Johnson, Studio Victor et une foule de «créatifs» issus de «l’industrie culturelle», sont alors citées comme ajouts positifs dans la «revitalisation» de Saint-Henri (Tremblay et al., 2000). Certains groupes de pression voient cette métamorphose comme un moyen de «renverser le déclin économique» en favorisant «la diversité sociale» et l’«augmentation du capital social» du quartier (Geloso et al., 2016).  

D’autres voient plutôt dans ces transformations un processus où de nouveaux arrivants plus fortunés viennent s’installer dans le quartier pour en chasser les résidents déjà présents. L’augmentation du prix des loyers, la diminution du nombre de commerces offrant des produits à prix abordable et la polarisation des services dans le cadre d’un «entre-soi sélectif» (Donzelot,  2004) sont alors décriées comme autant de conséquences néfastes de ces transformations. À titre d’exemple, le POPIR fait le constat que 2000 nouveaux condominiums (faisant partie de 23 projets immobiliers distincts) ont été construits dans le quartier entre 2005 et 2011, comparativement à 147 logements sociaux. Les habitants du quartier semblent divisés sur cette question. S’agit-il d’un clivage social en émergence entre nouveaux arrivants et anciens résidents ou plutôt d’un exemple réussi de «mixité sociale» en train de s’établir ? (Giroud : 2015) 

Polarisation

La métamorphose du quartier Saint-Henri s’inscrit au cœur de dynamiques économiques et sociales provoquant une polarisation accélérée dans plusieurs grandes villes contemporaines. Par le biais de l’augmentation du prix des logements, des habitants moins aisés doivent s’éloigner de leur quartier d’origine ou survivre économiquement dans des quartiers devenus moins abordables. Nombre de quartiers anciennement populaires deviennent ainsi des territoires où se concentrent de nouvelles inégalités et où se jouent des rapports sociaux de pouvoir.

Ces transformations se produisent dans le cadre de luttes politiques et les mots utilisés de part et d’autre ne sont pas neutres. «Mixité», «revitalisation», «gentrification» et «exclusion», font voir différentes positions vis-à-vis de ces transformations. Ceux qui les défendent y voient un idéal de «mixité» sociale et de «revitalisation» de ces quartiers, tandis que ceux qui s’y opposent, dénoncent la «gentrification» forcée et l’«exclusion» des franges de la population les plus précarisées. Pour comprendre les rapports sociaux à l’œuvre, il faut aller au-delà de ces dichotomies et de ces mises en opposition politiques, pour explorer les effets concrets de ce processus accéléré sur les différentes strates d’habitants et leurs modes de vie au quotidien et les restituer dans leur multiplicité et complexité. 

Notes

1. Ce travail a été réalisé dans le cadre d’une enquête collective comprenant également : Chanaëlle Bourgeois-Racine, François Caillot, Marie Darriès, Guillaume Gingras, Valérie Pednault, Louis Tramond, Jason Raymond. Qu’ils soient ici tous remerciés.

2. Gabrielle Roy, Bonheur d’occasion, Société des Editions Pascal, 1945.

3. A Saint-Henri le 5 septembre, documentaire réalisé par Hubert Aquin, 1965, https://www.onf.ca/film/a_saint-henri_le_cinq_septembre/

4. Cette équipe d’étudiants a été coordonnée par Cécile Van de Velde (CREMIS), dans le cadre de la Chaire de recherche du Canada sur les inégalités sociales et les parcours de vie, et de l’axe «Trajectoires de vie» du CREMIS.

Références

Aquin, Hubert (1965). À Saint-Henri un cinq septembre, Montréal, Office National du Film.

Bednarz, Nicolas (2013). Les quartiers disparus de Montréal : le secteur de l’autoroute Ville-Marie. 13 décembre 1963, [archivesdemontreal.com].  

Benoit, Michèle et Roger Gratton (1992). Pignon sur rue : Les quartiers de Montréal, Montréal, Guérin.

Donzelot, Jacques (2004). «La ville à trois vitesses : relégation, périurbanisation, gentrification», Esprit, mars 2004, 

High, Steven, «Canal» (2013), dans Montréal Post/Industriel, Centre d’histoire orale et de récits numérisés de l’Université Concordia, Chaire de recherche du Canada en histoire orale et Parcs-Canada.

Geloso, Vincent et Jasmin Guénette (2016). «Gentrification helps everyone, be it in St-Henri, HoMa or elsewere» et «Les bénéfices considérables de la gentrification», Institut Économique de Montréal (IEDM). 

Giroud, Matthieu (2015). «Mixité, contrôle social et gentrification», dans La vie des idées, 2015.

Héritage Montréal. Montréal en quartiers : quartier Saint-Henri, 2006-2008, [http://www.memorablemontreal.com/accessibleQA/histoire.php?quartier=13].

L’autre Montréal (2011). Des villages à la métropole, circuit d’exploration urbaine, Montréal, Collectif L’Autre Montréal.

Lavoie-Ricard, Olivier (2016). «Regards croisés sur le quartier montréalais Saint-Henri», Chaire de recherche du Canada sur les inégalités sociales et les parcours de vie.

Mazataud, Valérian (2011). «Dossier : Les expropriés de Turcot», dans Le Devoir, 16 juillet 2011.

POPIR (2011). Le St-Henri que nous voulons, Montréal, Projet d’Organisation Populaire d’Information et de Regroupement (POPIR).

Robert, Mario (2014). Chronique Montréalité no 16 – Le quartier Saint-Henri, [archivesdemontreal.com]

Roy, Gabrielle (2009). Bonheur d’occasion, Québec, Boréal.

Tremblay, Rémy et Diane-Gabrielle Tremblay (2000). La classe créative selon Richard Florida : Un paradigme urbain plausible?, Québec, Les Presses de l’Université du Québec.

Walsh, Shannon (2011). À St-Henri, le 26 août, Montréal, Office National du Film.