Être femme amène, encore aujourd’hui, à vivre de nombreuses situations d’exclusion et de discrimination. Pensons aux écarts de revenus, aux difficultés à atteindre l’équité salariale, au partage inégal des tâches domestiques ou aux soins apportés, majoritairement par des femmes, aux enfants ou aux parents vieillissants dans la sphère privée. Comment comprendre ces situations où s’entremêlent plusieurs discriminations basées sur des critères tels que le genre, l’origine, l’orientation sexuelle, l’âge ou le handicap ?
L’approche intersectionnelle « cherche à comprendre comment des catégories socialement construites interagissent de multiples manières avec, pour résultat, l’inégalité sociale ».1 Ce type d’approche postule que les différentes discriminations que subissent les femmes, en plus de celles reliées à leur genre, s’entremêlent et interagissent. Il s’agit d’une tentative d’aborder les différents aspects de la vie des femmes dans toute leur complexité plutôt que d’analyser séparément les éléments que sont le genre, l’origine ou encore, le handicap.
Cette analyse apparaît dans les années 70, suite, entre autres, au mouvement des féministes afro-américaines. Critiques du féminisme qui prévaut à l’époque, elles affirment que les femmes sont victimes du patriarcat mais que d’autres sources d’oppression importantes façonnent leur vie. Elles estiment que la « race », l’orientation sexuelle ou la classe sociale sont des facteurs tout aussi déterminants que le genre pour comprendre leur expérience et la place qui leur est réservée dans la société. Ainsi, les femmes afro-américaines, qui vivent un handicap ou qui sont lesbiennes, témoignent du poids, dans leur vie, de l’interaction entre patriarcat, colonialisme, hétérosexisme et/ou handicapisme, réalités qui ne sont pas forcément vécues par les femmes blanches hétérosexuelles. À une époque où la ségrégation raciale persiste aux États-Unis, elles refusent de choisir entre la lutte de libération des Noirs et la lutte pour l’émancipation des femmes. Elles soulignent que leur condition de femmes noires ne peut se comprendre que dans un contexte d’analyse de l’oppression des femmes et des Afro-américain(e)s, ainsi qu’à travers la remise en question des privilèges des « Blancs », qu’ils soient hommes ou femmes.
Au Québec, dès les années 70, c’est le Front de libération des femmes qui s’empare, sans la nommer ainsi, de l’idée d’intersectionnalité avec son slogan : « Pas de libération du Québec sans les femmes ; pas de libération des femmes sans libération du Québec ». Le Front établit ainsi un lien puissant entre la condition des « Canadiens français » dans la province et celle des femmes dans la société.
Naturalisation
Aujourd’hui, malgré les avancées du mouvement des femmes, la violence envers elles reste endémique au Canada. Cette violence est vécue différemment par les femmes en fonction des discriminations entrecroisées dont elles sont victimes.2 Par exemple, le fait que les femmes handicapées dépendent de nombreuses personnes dans leur quotidien – parents, conjoints, amis, voisins, intervenants – est un facteur incontournable pour saisir les situations qu’elles vivent. De plus, ces difficultés sont accentuées par les préjugées qu’entretient la société envers les personnes handicapées : elles sont, entre autres, vues et traitées comme des enfants, des personnes moins intelligentes et asexuées.3 Enfin, handicapisme continue de rimer avec précarité économique. La violence subie par les femmes handicapées est intimement liée au fait d’être femme et ne peut être détachée de la présence d’une limitation fonctionnelle, ni des conditions de précarité et de dépendances économiques, physiques, voire affectives qu’elles vivent.
Pour combler une prétendue pénurie de main d’œuvre dans le domaine des soins à domicile, le Programme des aides familiales résidentes (PAFR) propose à des femmes étrangères de venir travailler au Canada, dans des conditions inacceptables pour la plupart des Canadiennes.4 Les aides familiales se voient accorder des conditions de travail et un statut d’immigration précaires parce qu’elles effectuent un travail traditionnellement féminin. Elles sont aussi perçues comme appartenant à un statut social inférieur en raison de leur situation. De plus, elles proviennent majoritairement des pays dits du « Sud » – notamment des Philippines – et sont sujettes aux discriminations et aux préjugés fondés sur l’origine ethnique. À cet égard, la Commission des droits et de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) souligne, dans un rapport paru en 2008, que les « perceptions dévalorisantes » à l’égard de ces travailleuses sont fondées historiquement et contribuent à naturaliser leur position dans la société :
« Les perceptions dévalorisantes liées spécifiquement à la « race » ou à l’origine étrangère des femmes effectuant le travail de domestique prennent notamment source dans l’histoire (…) les programmes ont donc contribué, et contribuent encore, à générer une perception dévalorisante (…) en « naturalisant » l’affectation des personnes d’origine ethnique et de race différente à des tâches dévalorisées dans la société que les femmes canadiennes délaissent de plus en plus. »
Comme le mentionne la CDPDJ, cette situation est ancrée dans une histoire. En effet, avant les années 70, les aides familiales provenaient en majorité des classes pauvres de l’Angleterre et arrivaient avec la résidence permanente (De Groot et Ouellette, 2001). Lorsque les femmes des Caraïbes ont commencé à occuper ces emplois, les conditions d’arrivée et de travail ont radicalement changé : elles arrivaient avec un permis temporaire au nom de leur employeur, avaient l’obligation de résider chez celui-ci et d’effectuer un service de 24 mois avant de pouvoir demander leur résidence permanente. Cette précarisation des conditions de travail ne peut être comprise en dehors de l’origine de ces femmes et de la position sociale spécifique qui leur est assignée.
Complexité
L’approche intersectionnelle vise à prendre en compte la diversité et la complexité du groupe social des « femmes » : chaque femme est positionnée, selon ses expériences, à l’entrecroisement de plusieurs systèmes d’inclusion et d’exclusion. Cela pose un certain nombre de défis, particulièrement concernant la force ou la réalité de cette entité qu’est le « nous femmes ». Dans la mesure où il existe une diversité d’expériences et de trajectoires de vie, une multiplicité de conceptions questionne l’homogénéité de l’identité « femme » ainsi que les formes de solidarités qui prévalaient dans les années 70.
Le concept d’intersectionnalité ne s’applique pas uniquement à l’oppression des femmes, mais à toutes les inégalités systémiques. En portant un regard nouveau sur les personnes les plus marginalisées, dont font partie les femmes, l’approche intersectionnelle est une contribution significative du féminisme à l’analyse des rapports sociaux. Par ailleurs, l’analyse intersectionnelle enseigne que l’inclusion des femmes de divers horizons implique plus que de les accueillir physiquement dans les organisations féministes. Selon leurs expériences et les espaces de résistance explorés, les stratégies et les analyses adoptées par les femmes pour « négocier » avec leur environnement ou pour le transformer seront nécessairement différentes.5 Leur vision du monde doit être prise en compte pour renouveler et renforcer le mouvement des femmes.