Certaines personnes que je rencontre chaque semaine sur le territoire du CSSS Jeanne-Mance en tant qu’ergothérapeute ont un salaire et vivent aisément, mais la majorité sont des personnes âgées bénéficiaires de la pension de vieillesse, des adultes handicapés prestataires de l’aide sociale ou encore, des parents qui ont dû renoncer à leur emploi pour prendre soin de leur enfant handicapé et qui rencontrent des difficultés pour se nourrir et se loger convenablement. Ces conditions de vie, sur lesquelles l’ergothérapeute n’a pas d’emprise, ont un impact sur la santé qui m’interpelle. Lorsqu’une personne quitte son emploi pour pouvoir prendre soin de son fils, de sa fille, de son père ou de sa mère, elle se coupe alors d’une source de revenu et d’un réseau social qui pourraient lui apporter du support. Comment subvenir aux besoins d’une famille ou d’une personne handicapée lorsque la seule source de revenu disparaît ?
En raison de leur faible niveau d’éducation, certaines ont besoin de notre aide pour compléter les démarches administratives complexes. Des problèmes sont également propres à l’intervention auprès de certaines personnes immigrées. Ne parlant ni anglais ni français, il est nécessaire de faire intervenir un interprète lors des rencontres ; au mieux, nous recevons l’aide d’un membre de la famille. La divergence de cultures et de valeurs peut interférer dans la relation thérapeutique et l’offre de services. Par exemple, un homme peut refuser le service d’aide à la douche donné par une femme et refuser le service de répit pour sa mère si la personne aidante ne parle pas sa langue. Ces refus engendrent parfois d’autres répercussions telles que l’épuisement de l’aidant naturel. Comment prendre soin d’une personne lorsque l’on est soi-même mal ou épuisé ?
Plusieurs questions émanent de ma pratique auprès de la population. Quel est le niveau de satisfaction des usagers des services des CLSC et qu’en est-il de ceux qui n’ont pas de service ? Sont-ils en attente ou n’en désirent-ils pas ? Une corrélation est établie entre la pauvreté des personnes âgées du territoire et les maladies chroniques,1 mais qu’en est-il des adultes handicapés du territoire et des autres territoires de Montréal ? Présentent-ils plus de maladies chroniques, de pathologies évolutives (sclérose en plaques, fibromyalgie) ? Les déménagements sont nombreux sur le territoire. Sont-ils souhaités ou imposés (éviction pour insalubrité, non-paiement du loyer, augmentation du coût de la vie) ?
Devant une telle diversité de personnes, de situations et de pathologies, il est important de maîtriser et développer ses connaissances. L’intervention au domicile de la personne nous oblige à nous adapter à un environnement humain et architectural différent à chaque visite. Face à la charge de travail demandée et aux exigences de résultats – nous avons une liste de quatre-vingt-dix personnes en attente de service – il faut plus qu’un diplôme. La formation initiale en ergothérapie nous donne les bases théoriques pour analyser et répondre aux questionnements qui surviennent, mais rien ne vaut le travail dans le milieu pour se former.
Le travail dans le milieu
L’ergothérapie signifie par étymologie la thérapie par l’activité. Cette dernière en constitue l’objet d’expertise et le moyen thérapeutique. L’ergothérapeute évalue les conséquences des problèmes de santé physique ou mentale d’une personne, les impacts de l’environnement humain ou architectural sur la réalisation de ses activités et son niveau d’autonomie. Par l’activité, elle va également favoriser la récupération des capacités fonctionnelles perdues et/ou les compenser. Les ergothérapeutes peuvent pratiquer dans des milieux et auprès de clientèles très variées, allant d’une unité gériatrique de courte durée dans un hôpital à un programme locomoteur dans un centre de réadaptation. Certains ergothérapeutes ont, comme moi, choisi un CLSC comme lieu de pratique. Après avoir travaillé plus de dix ans dans des services de réadaptation, j’ai intégré le service d’ergothérapie rattaché au programme de Soutien au Domicile du CSSS Jeanne-Mance, dans lequel je travaille depuis un an avec quatre collègues. Ce service vise à évaluer les personnes qui présentent une perte d’autonomie ou des incapacités physiques, cognitives ou psychologiques pour déterminer leur aptitude à vivre au domicile, leur besoin de services d’aide personnelle, technique ou d’adaptation domiciliaire. J’ai le sentiment d’avoir trouvé le milieu de travail où ma raison d’être ergothérapeute est la plus pertinente. L’ergothérapie, c’est du « cent pour cent » relationnel ; nous ne pouvons pas intervenir s’il n’y a pas une relation de confiance qui s’établit. Dans notre pratique, nous sommes constamment confrontées à différents enjeux, que ce soit dans le contact avec les populations ou encore, dans l’organisation des services. Pour élaborer une offre de services et des pratiques centrées sur les personnes et leurs besoins, il serait, à mon sens, pertinent de mieux connaître les populations auprès desquelles nous intervenons.
Le thé
Mon travail consiste à rechercher des solutions avec les personnes pour optimiser leur niveau d’autonomie dans leurs activités. Elles sont orientées vers le service d’ergothérapie soit de l’externe (hôpitaux, centres de réadaptation ou par la personne elle-même) en passant par l’accueil central du CSSS, soit de l’interne par un membre de l’équipe interdisciplinaire au moyen d’une référence interprofessionnelle. Les motifs de référence peuvent être une difficulté à se relever du lit ou de la toilette, à embarquer dans la baignoire, à se préparer un repas, à faire son ménage, un risque d’incendie ou encore, une plaie. Les personnes peuvent présenter des pathologies aussi variées qu’un accident vasculaire cérébral, une sclérose en plaques, une obésité morbide, un cancer ou une maladie pulmonaire chronique.
L’ergothérapeute attitrée à la personne procède à un premier contact téléphonique afin de fixer une date de rencontre pour débuter l’évaluation des problèmes. Deux options sont alors possibles : elle est soit l’intervenante secondaire, soit la première intervenante au dossier (« l’intervenante-pivot »). Dans le premier cas, l’ergothérapeute procède simplement à son évaluation unidisciplinaire. Dans le second cas, elle débute par une évaluation globale avec l’Outil d’évaluation multiclientèle afin de déterminer les besoins du client. Lorsque j’arrive chez quelqu’un, je dois accepter de ne pas être ergothérapeute dans un premier temps. Je prends le temps de parler avec la personne. Certaines personnes âgées sont craintives ; elles croient n’avoir rien à gagner à se faire évaluer et ont peur de perdre leur logement. Elles sont chez elles et veulent y rester. Je ne leur fais pas passer un simple questionnaire d’évaluation mais je prends le temps de discuter avec elles tout en observant comment elles évoluent dans leur environnement. Je complète mes impressions cliniques en utilisant des outils d’évaluation standardisés. Je suis allée récemment chez une femme qu’un infirmier avait signalée comme une personne à risque en raison de déficits cognitifs en lien avec la maladie d’Alzheimer. Nous avons parlé et à un moment donné, je lui ai demandé si elle pouvait me préparer un thé. Elle n’a eu aucun problème à se servir du poêle et à faire bouillir de l’eau. Ensuite, j’ai complété un rapport d’évaluation qui a été joint au dossier de l’usager. L’entrevue donne une image, mais rien ne remplace l’observation des habitudes de vie pour obtenir des données pertinentes. Cette évaluation permet alors d’orienter la demande vers d’autres services professionnels ou de faire appel à des services d’aide à domicile. Elle va aussi confirmer le besoin de services en ergothérapie et permettre de faire le suivi qui s’impose.
Les demandes sont classées selon un ordre de priorités à partir de critères précis, afin que les plus urgentes, où l’on considère qu’il y a un risque pour l’intégrité de la personne, soient traitées en priorité. Notre crainte en tant qu’intervenant est la chute qui peut entraîner une hospitalisation, voire une incapacité à demeurer au domicile. Dans les faits, les chutes ne sont pas si fréquentes et s’il faut faire attention au risque, nous ne pouvons pas, non plus, mettre des tapis partout. Nous discutons des décisions à prendre et des installations à effectuer avec la personne. Il faut accepter de ne pas pouvoir tout contrôler.
Le cadre du domicile
Lorsque l’évaluation est complétée et le plan d’intervention élaboré en accord avec le client, les démarches débutent pour atteindre les objectifs établis. Dans une institution, la personne est d’emblée dans un cadre. À domicile, il faut souvent s’adapter à ce que souhaitent les personnes car le cadre est établi par ces dernières. Nous les voyons dans leur environnement et nous devons nous appuyer sur leurs besoins et habilités. C’est vraiment du cas par cas. Par exemple, les installations techniques sont parfois imposantes, ce qui peut poser des problèmes d’espace dans certains logements. J’ai le cas d’un couple qui vit avec leurs enfants dans un HLM. Ils étaient menacés de perdre leur logement car ils n’étaient pas assez nombreux pour le nombre de pièces. Les installations pour le père prennent toute une chambre ! J’ai joint une évaluation à leur dossier de pair avec la travailleuse sociale, ce qui leur a permis de rester.
J’ai aussi rencontré dernièrement une femme de 80 ans qui, à la suite d’un accident vasculaire cérébral, a perdu beaucoup de sa mobilité. Nous devions revoir son programme d’exercices afin de renforcer la capacité motrice de ses mains. J’ai profité de ma présence chez elle pour discuter d’une situation qui a conduit à un désaccord avec l’auxiliaire qui l’aide à prendre son bain. Elle souhaite embarquer debout dans son bain alors que, selon la procédure, elle devrait le faire en position assise. Cette dame a un fort caractère et avant que nous arrivions à travailler ensemble, elle m’a déjà raccroché au nez ! Les choses doivent être faites comme elle le veut. Au fil de la discussion, nous avons convenu ensemble qu’il était plus sécuritaire de faire le transfert en position assise.
La majeure partie du temps, les démarches pour l’adaptation du domicile sont longues, car elles dépendent d’organismes extérieurs pour la recherche de financement (entre autres, le Programme d’aide sociale, l’Agence de santé et des services sociaux, les établissements fiduciaires, la Société d’Habitation du Québec et des associations) ou pour l’accomplissement des travaux (l’Office municipale d’Habitation de Montréal, les propriétaires). Les personnes demeurent ainsi dans ma charge de cas pour une longue période pendant laquelle le dossier est « ouvert », ce qui explique que nous soyons souvent sollicitées pour des interventions de gestion de cas. Par exemple, sur mes quatre dernières visites, une concernait un renouvellement de carte d’assurance et une autre, l’évaluation des travaux ménagers en vue d’une demande de soumission ; démarches qui reviennent à l’intervenant qui a un dossier en cours avec la personne. Je passe donc beaucoup de temps à faire de la gestion de cas ou des interventions en tant qu’intervenante-pivot, qui sont éloignées de mon métier. Pourtant, d’autres besoins sont là et nous avons une liste d’attente conséquente pour l’évaluation ergothérapique.
Le virage
Je possède deux diplômes en ergothérapie, un diplôme universitaire en neuropsychologie, j’ai suivi des formations continues et j’ai dix années d’expérience. La gestion de ma charge de cas (intervenir auprès de 70 usagers) au quotidien peut me paraître cependant ardue même si je suis considérée comme experte dans ma profession.
En plus de ma pratique d’ergothérapeute, j’occupe des rôles dont les limites ne sont pas clairement définies, des rôles pour lesquels je n’ai pas eu de formation spécifique et qui peuvent m’amener à me sentir travailleuse sociale, éducatrice, infirmière ou auxiliaire familiale et sociale. Les rencontres de travail avec les membres de l’équipe favorisent les échanges sur la pratique clinique, donnent l’occasion de se former entre pairs, d’établir des stratégies d’intervention, de diffuser des informations pertinentes pour notre travail et de trouver collectivement des solutions à nos problèmes.
Notre structure par discipline a récemment pris le virage de l’intersectorialité. Quelles seront les conséquences sur notre pratique ? Comment cette restructuration pourra-t-elle favoriser une pratique orientée vers un travail en équipe et des échanges interdisciplinaires tout en répondant aux besoins des populations ? De nouveaux défis attendent les ergothérapeutes – les novices comme les anciennes – pour façonner le cadre de leur pratique dans un contexte d’interdisciplinarité, tout en répondant aux exigences de leur ordre professionnel et aux besoins des populations.
Notes
- Voir le document Quartier à la loupe, un portrait pour l’actiondisponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.santemontreal.qc.ca/CSSS/jeannemance/docs//Quartiers_a_la_lou…
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- Kristell Vario
- Ergothérapeute au CAU-CSSS Jeanne-Mance