Ce texte décrit un moment dans le travail d’un psychiatre avec une équipe multidisciplinaire, formée de travailleurs sociaux, d’infirmiers, de deux médecins généralistes et d’un agent communautaire, qui se consacre aux malades mentaux sans-abri depuis près de 11 ans, dans le centre–ville de Montréal. Les locaux de cette équipe se trouvent au Centre local de services communautaires (services de santé et sociaux) nommé CLSC des Faubourgs, au cœur de la communauté… Suite à une fusion récente de plusieurs CLSC, nous portons dorénavant le nom de CSSS Jeanne-Mance.
Dans le contexte du travail clinique auprès des personnes vivant sans abri et dans l’exclusion ou l’itinérance au Québec, les psychiatres sont amenés à vivre des moments significatifs auprès de ces derniers, qui questionnent régulièrement les notions de discrimination, de stigmatisation et d’inégalités sociales. En effet, lorsque les personnes acceptent une évaluation en psychiatrie, préparée souvent de longue date par les membres de l’équipe ou demandée d’urgence, parfois par la personne elle-même ou souvent en situation de crise, ces personnes possèdent déjà un statut discriminatoire puisqu’elles sont rencontrées par une équipe clairement identifiée et ont dû se présenter dans des lieux dédiés uniquement à une population itinérante. Elles sont déjà ciblées par rapport aux autres groupes qui fréquentent le CSSS Jeanne-Mance. Elles appartiennent déjà à une catégorie bien déterminée, identifiée, connue, significative, celle de personnes sans adresse, habituellement très pauvres, vivant en situation marginale, dans la rue, en manque de moyens et de revenu. Leur faible revenu financier en fait aussi des personnes à part, très marquées par leur statut de bénéficiaire de l’Aide Sociale le cas échéant. Elles sont, dans notre contexte québécois, déjà victimes d’une double discrimination : être une personne itinérante et être une personne bénéficiaire de l’aide sociale.
Certaines d’entre elles ne perçoivent aucun revenu et tentent de survivre en étant complètement démunies, pendant des mois ou des années, en raison d’atteintes mentales sévères et continues qui les écartent et les stigmatisent davantage. Bien sûr, ce chèque qui discrimine, permet aussi une amélioration de la condition de vie ou devrait le permettre, mais vivre complètement en dehors des Missions et des différentes ressources associées, en se contentant de ce minimum de 551$ par mois, est quasi impossible. Même pour la tête la mieux organisée et la mieux articulée, et pour la personne qui désirerait vivre de simplicité volontaire et de débrouillardise. Ce montant ne mène qu’à une vie ascétique, vers une plus grande pauvreté, et conduit à une détérioration de leur qualité de vie.
De plus, parmi ceux qui reçoivent des prestations, certains ne reçoivent qu’une allocation encore plus réduite suite à des coupures pour dettes antérieures, en raison d’un trop perçu ou pour d’autres motifs qui les pénalisent largement. Parmi les nombreux exemples rencontrés dans une pratique psychiatrique en milieu communautaire, nous constatons les imbroglios technocratiques et les difficultés qu’éprouvent les bénéficiaires à s’y retrouver. Les montants réduits peuvent l’être à cause d’un changement de statut ou parce que leur assurance-chômage étant expirée, les démarches faites pour obtenir l’aide sociale ne se sont pas finalisées. Dans ce cas, ils sont en attente des montants alloués ou ont des amendes, légitimes ou non, à payer rapidement et l’on déduit – parfois sur de longues périodes – ce montant de leur prestation mensuelle.
Certaines personnes viennent d’une province différente et sont en attente de leur première allocation ou encore, possèdent un certificat d’aptitude à l’emploi expiré. Celles, ayant déjà reçu un héritage, dépensé depuis longtemps, n’ont pas encore vu leur situation validée au niveau de l’aide sociale. D’autres, sensées posséder des biens, dont elles n’ont pas complètement utilisé l’usufruit, ont aussi des difficultés à recevoir des prestations. Les personnes en situation d’immigration récente, sans possibilité de recevoir des revenus de l’État (leurs dossiers étant à l’étude), présentent autant de situations pénibles répétées, source d’inégalités, de discriminations, de détresses, de souffrances et de multiples frustrations.
Même si la Loi n’exige plus que ces personnes aient une adresse fixe pour obtenir leur allocation mensuelle, cette dernière demeure soumise à des normes et des clauses exigeantes qui varient sans cesse et qui catégorisent et discriminent les personnes dans leur recherche et l’obtention d’une réponse adéquate et adaptée à leurs besoins de base.
En mai 2006, dans le rapport du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, l’ONU sermonnait vertement le Canada pour sa mollesse dans la lutte contre la pauvreté allant jusqu’à dire : « Dans la plupart des provinces, les prestations d’aide sociale ont diminué depuis une décennie, elles ne fournissent pas les sommes nécessaires pour répondre aux besoins de base pour se nourrir, se vêtir et se loger » et dénonçait « la faiblesse de l’aide sociale accordée, qui représente souvent moins de la moitié du seuil de pauvreté [au Canada] ».
Dans un document intitulé Étude sur la pauvreté au Canada MMSPFD, on note en 1992 que le revenu annuel des bénéficiaires oscillait entre 51% et 62% du seuil de faible revenu de Statistique Canada et l’on ajoutait, déjà à l’époque, que les personnes assistées sociales pouvaient être considérées comme l’un des groupes les plus pauvres de notre société.
Cette réalité est le reflet quotidien de ce que me rapportent les personnes que je rencontre depuis 10 ans. Elles élaborent sur ces multiples difficultés, sur cette situation discriminatoire, elles en discutent entre elles, se comparent dans leur statut, leur revenu et se sentent discriminées à leurs yeux et à ceux de leur groupe. Ces gens me confient : «Docteur, comment puis-je arriver avec un tel montant ? C’est un choix crucial et impossible à faire : ou je loue une mansarde froide, obscure, un taudis à prix fort et je dois continuer à me nourrir, me vêtir et répondre à mes autres besoins en allant dans les missions et donc je ne peux quitter ce milieu… ou je choisis de dormir dans les missions, je m’alimente de façon plus adéquate, je commence à payer mes dettes, je me permets même de fumer mais je reste coincé de toutes parts… ou j’essaie de trouver du travail et de quitter enfin ce milieu, mais il me faut quand même un endroit décent où je puisse me reposer et me refaire. Et puis, quel travail trouverais-je et comment pourrais-je le garder si je demeure dans de telles conditions ?
Au niveau du logement, les discriminations se répètent et se multiplient : « Les propriétaires ne veulent pas de nous. On nous a fait une terrible et très mauvaise réputation. Nous n’avons que les derniers choix, au dernier moment, lorsqu’il y en a; nous ne nous sentons aucunement respectés et écoutés. Nous devenons des êtres à part, nous sommes démobilisés, désillusionnés, impuissants… C’est si stressant de vivre dans cette peur, d’avoir toujours cette crainte d’être évincé à tout moment, de ne jamais manger régulièrement, de souffrir du froid, de la nuit, de la violence, de la rue et du climat si rigoureux de l’hiver. »
Dans ce contexte de la pauvreté extrême de ces patients, c’est donc un rôle très particulier qui est attendu des médecins et des médecins psychiatres : celui de remplir le fameux certificat médical qui permettrait d’accéder à une allocation mensuelle supérieure. Et au moment d’en faire la demande, les attitudes diffèrent selon les personnes.
Chez ceux qui vivent leur première expérience de la rue, encore tout imprégnés des messages de la société d’où ils viennent, on sent très bien la stigmatisation et la discrimination, la honte, la perte de l’estime de soi, la culpabilité, la dévalorisation, le désenchantement, la dépression… « Docteur, vous savez, je n’avais jamais demandé ce type d’aide auparavant. J’ai toujours pu m’organiser autrement, cela me fait très honte. Je voudrais être capable de faire sans ce certificat. Je ne comprends pas ce papier et ces demandes. Qu’allez-vous écrire ? Cela me fait peur, vont-ils accepter ? Que vont-ils penser et dire de moi au bien-être social ? Qui décide vraiment ? Voilà, avec ce papier, maintenant, je ne suis plus qu’un BS… Je serai vu comme un parasite de l’État et un profiteur, un déchet de la société, un foutu paresseux et un fraudeur, un abuseur et un bon à rien… ». Ces impressions profondes surgissent à tout moment. Les situations multiples et complexes continuent à défiler, jusqu’à leurs interrogations, sur la réaction de leurs proches et de leur entourage : « S’ils me voyaient… s’ils savaient ce qui m’arrive… » et cela peut mener à la situation où certaines de ces personnes vont jusqu’à exiger ce certificat avec dureté, colère, en termes crus, menaçants, ne me donnant presque pas le choix, cachant souvent derrière ce ton, ces attitudes, leur désespoir, leur impuissance, leur impossibilité de s’en sortir, l’incapacité de leurs moyens personnels à cette étape de leur vie, devenue si cruelle et sans avenir.
Ce moment, où est abordée la question du revenu et du certificat médical, est très particulier et stratégique, car la discrimination et la stigmatisation dont sont victimes ces personnes sont inscrites dans chaque parole et dans chacun de leur geste. Ainsi, certains à la fin de l’entrevue, maladroits, les yeux baissés, gauches et murmurant tout bas, me diront, en me présentant un formulaire froissé : « Il faudrait signer cela s’il vous plaît » ou « Il ne faudrait pas oublier ce papier docteur » me glissant furtivement l’enveloppe brune sur le bureau. Ou encore : « Mon agent, ma travailleuse sociale et mon intervenant m’ont recommandé de vous remettre et de signer ce papier » et « j’ai oublié le mois dernier de vous apporter ce document, je n’ai reçu que très peu d’argent, j’ai dû revenir à nouveau dans la rue. En attendant, pourriez-vous réviser ce formulaire, je sais que cela est de ma faute, mais j’en ai vraiment besoin… ».
Je reçois tout le poids de cette souffrance, de cette détresse, de ce malheur, de leur honte, de leur impuissance, de la discrimination qui est faite à leur égard, qui les oblige à présenter ce bout de papier pour qu’ils puissent survivre, se débrouiller, se réorganiser tant soit peu… Et comme je demeure la seule médecin psychiatre auprès de cette équipe, je suis toujours l’interlocutrice qui à leurs yeux, fera la différence et qui pourra les sortir de la discrimination, de la stigmatisation associée à leur vie actuelle, leur permettre un espoir, une survie possible. On me demande de faire cette différence entre un citoyen qui a des droits et des moyens et celui qui doit se contenter de l’aide minimale, offerte à tous, par rapport à celui qui pourrait avoir droit à une augmentation d’environ 200 dollars par mois ou à qui l’on accordera le fameux support financier qui leur assure un revenu d’environ 800 dollars et plus, dans le cas d’une incapacité-invalidité permanente au travail.
Je suis donc acculée à leur signifier une « identité pathologique » aux yeux de la structure administrative du bien-être social, ce qui leur amènera une troisième source de discrimination : après celles d’itinérant et de bénéficiaire du bien-être social, celle de malade mental ou de personne présentant certains symptômes mentaux, ce qui équivaut, dans un sens, à demander au psychiatre de psychiatriser leur souffrance, leur difficulté, leur vulnérabilité ou de psychologiser les difficultés sociales importantes et insurmontables qui sont le lot des exclus de notre société. Leur donner un « Passeport social médical » permettra une amélioration de leur situation et une remontée vers l’espoir de s’en sortir avec des moyens concrets. Ils sont très conscients de ce paradoxe et leurs compagnons d’infortune aussi, car ils en discutent abondamment entre eux et me rapportent leurs propos.
Il faut bien sûr, que l’administration gouvernementale fasse son travail et sache comment sont utilisés les budgets dits sociaux. L’État-Providence s’est éloigné depuis longtemps, mais les discriminations et les contraintes, elles, sont demeurées très présentes et ont même augmenté. Elles sont de plus en plus sévères et de plus en plus lourdes. Je me retrouver donc dans une situation «d’agent double », situation qui est intenable, mais qui représente, pour l’instant dans notre structure, l’un des seuls moyens pour ces personnes d’obtenir un allègement de leurs difficultés, que nous espérons toujours temporaires…
Dans mon expérience, j’ai établi certaines balises que je respecte au moment de remplir ce certificat. 1) Toujours écrire la vérité. 2) Expliciter le mieux possible, avec de multiples détails, la situation du requérant tout en demeurant à l’intérieur des limites de la confidentialité, de l’éthique et de mes responsabilités professionnelles. 3) Tenter d’obtenir une allocation supérieure qui permettra à la personne – cela fait partie de l’orientation de notre équipe – d’adhérer à un plan de soins et un plan de vie, d’évoluer vers un traitement, s’il y a lieu, avec un suivi, un retour vers l’autonomie. Entre le handicap, l’inaptitude mentale et/ou physique tels que présentés à notre jugement dans ces documents, aucune interprétation mitoyenne n’est possible 4) Ne jamais signer de certificat de complaisance, mais travailler honnêtement avec la personne, à l’intérieur de la grille très étroite de diagnostics et de symptômes qui nous est allouée. Il y a tant de petites cases, qu’il ne faut pas oublier de remplir; ce découpage ne rendant aucunement justice à certaines situations, d’autant plus que je ne sais pas qui appréciera mon rapport et lui reconnaîtra de la valeur. Ne suis-je pas non plus utilisée dans ce processus pourtant vital et précurseur de libération pour la personne en demande ? Puis-je vraiment faire mon travail de psychiatre et de médecin honnêtement face à ces fameux certificats ? Ne m’oblige-t-on pas à une position politique qui ne relève pas de mon rôle médical ? C’est un « pensum » qui nous est imposé de façon répétitive et non valorisante, car sujet à tant d’interprétations… Malaise donc, à plusieurs reprises, dans cette situation qui semble relever de pouvoirs professionnels, mais qui, pour l’espérance de celui qui est devant moi, dépend pour beaucoup dans ce que je vais rédiger. Plusieurs médecins ou psychiatres refusent d’ailleurs tout simplement de signer ce certificat ou le font de manière nonchalante, incomplète et sans support pour les patients.
J’opte donc de procéder en ajoutant beaucoup d’explications, en remplissant toutes les cases possibles. J’ajouterai, si nécessaire, les hospitalisations, les chirurgies, les traitements médicaux, les médicaments, les suivis, les problèmes physiques et sociaux qui amènent des symptômes, pour que le poids de la demande soit vraiment pris en considération. Je le ferai en demandant toujours l’accord de la personne pour qui je remplis le certificat, afin que cela ne soit ni discriminatoire ni stigmatisant. Mais, à plusieurs reprises, en utilisant cette stratégie, la personne en besoin de ce certificat et moi, nous sommes senties discriminées toutes les deux, chacune à notre niveau, impuissantes devant ce document pourtant obligatoire.
Ce certificat comporte aussi un aspect jugement d’étiquetage, qui collera à court et même à moyen terme à la personne. J’essaie donc de formuler une identité respectueuse, je tente de les aider à sortir de l’image dévastatrice dont on les affuble : « Ce n’est qu’un itinérant, malade mental, quelqu’un pour qui il n’y a rien à faire ou si peu, on peut baisser les bras, c’est perdu d’avance, pourquoi s’en faire autant, qu’il se débrouille, il n’est pas psychotique en ce moment… ».
Lorsque la situation m’apparaît difficile, trop complexe, presque insoluble, je travaille plus étroitement avec un membre de l’équipe ou avec l’équipe entière qui connaît mieux d’autres facettes de la personne et peut m’offrir un éclairage différent pour évaluer la situation, pour prendre une distance éthique nécessaire à la formulation de recommandations adéquates. Dans les cas de zone grise extrême, avant que je ne signe ce formulaire qui donnera un statut à la personne, je demande au médecin du Comité évaluateur de Québec de communiquer avec moi, pour lui expliquer de vive voix la situation et obtenir un montant adéquat pour une durée entendue; cela en toute transparence avec, en tout temps, des explications à la personne concernée. J’applique cette règle de transparence autant avec l’Administration publique qu’avec les personnes concernées.
Je le répète, cette démarche est pour moi un moment de malaise qui revient sans cesse. Pourtant, on ne peut l’éviter, ce certificat fait la différence vers un nouveau départ et permet un traitement pour plusieurs personnes. Il est éminemment nécessaire pour amorcer une réelle remontée vers le statut de citoyen et pour prendre une place réelle dans la société.
Dans notre équipe, nous avons convenu que toute personne qui en est à sa première exposition à la rue, devrait pouvoir s’en sortir très rapidement, surtout si elle le souhaite. Cela nécessite une allocation maximale de trois mois afin d’assurer un départ possible, articulé et supporté pour se remettre sur le chemin de la citoyenneté, pour sortir de l’exclusion sociale et matérielle et pour reprendre un scénario en pente ascendante.
C’est ainsi que je travaille, à partir d’échanges cliniques quotidiens avec notre équipe, même si cet aspect de mon travail tel que décrit, me fait vivre une colère intense et profonde certains jours. Je me sens contrainte et complice d’un système qui exclut plutôt qu’il n’inclut, alors que je tiens, avec cette équipe, à semer l’espoir et à le faire vivre malgré les inégalités qui se multiplient et le système qui se durcit. Je ne puis accepter ni d’être aliénée, ni de contribuer à l’aliénation de ces personnes avec lesquelles nous sommes en contact quotidiennement.
Je repense souvent à ce que disait le docteur Stephen Goldfinger, psychiatre, une des sommités américaines qui œuvre auprès des « homeless people » depuis des années. Il nous disait que, dans ce combat constant, il faut démontrer une « sociopathie constructive ». Ma façon de remplir les certificats s’inspire sans doute de ce concept car il faut sortir des sentiers battus et demeurer créatifs si l’on veut obtenir des résultats et donner du sens à notre travail. Nous adhérons aux moyens d’action à notre portée pour poursuivre une action émancipatrice pour notre clientèle, en nous associant à différents groupes de pression pour amener nos gouvernements à réviser la situation, les montants offerts et les façons d’évaluer les besoins financiers des personnes. Nous devons travailler à diminuer toutes ces contraintes.
C’est donc un changement à long terme où il faut continuer à être présents et constants et viser toujours l’amélioration du bien-être et de la justice des personne, afin d’atteindre des résultats probants.
Auteurs
- Marie-Carmen Plante
- Psychiatre clinicienne retraitée, collaboratrice au CREMIS