Au printemps 2020, la pandémie de la COVID-19 a mis de l’avant les enjeux liés à la santé dans les pénitenciers et les prisons provinciales1. Dès le début de la pandémie, la directrice de la santé publique canadienne, Theresa Tam, a identifié les prisons comme des lieux particulièrement à risque où une éclosion pourrait faire des ravages. Plusieurs groupes de personnes incarcérées ont dénoncé à travers le Canada (par ex. Ligue des droits et libertés, Criminalization and Punishment Education Project), l’impossibilité de mettre en place de façon régulière et appropriée les principales mesures de prévention recommandées par la santé publique, soit pratiquer la distanciation sociale et se laver les mains régulièrement. Au mois de juillet 2020, une analyse préliminaire de la CBC révélait que le taux d’infection à la COVID-19 était 5 fois plus élevé dans les prisons provinciales et 9 fois plus élevé dans les pénitenciers que dans la population générale (Ouellet & Loiero, 2020). Au Québec, le décès de Robert Langevin (incarcéré à Bordeaux) et celui d’une personne incarcérée au Centre Fédéral de Formation (CFF) ont mis en évidence l’effet dévastateur de la pandémie et de sa gestion par les autorités carcérales sur la santé physique et mentale des personnes incarcérées et de leurs proches (Ouellet et al., 2020).
Cette crise exacerbe des problématiques documentées en 2012, lors d’un projet doctoral (Chesnay 2016)2, à travers les récits de personnes incarcérées dans une prison pour femmes3: les prisons sont des terreaux fertiles pour les maladies infectieuses, et les personnes qui y sont incarcérées ont peu de marge de manœuvre sur leurs conditions de vie.
Course à obstacles
En prison, la pratique des soins de santé est organisée différemment. Elle est à la fois plus englobante et plus restreinte que les soins de santé offerts hors de la prison. Plus englobante, car elle donne accès aux médicaments et traitements en vente libre (acétaminophène, produits de substitution du tabac, vitamines, etc.), ainsi qu’à des aménagements particuliers (modification de la diète, oreillers supplémentaires, etc.). La pratique des soins en prison est simultanément plus restreinte qu’en communauté, puisque l’équipe est limitée. Cette dernière se compose d’infirmi.er.ères, d’un.e travailleur.se social.e et d’un.e médecin généraliste (aux visites hebdomadaires). Il est difficile pour les personnes incarcérées d’avoir accès à d’autres professionnel.le.s de la santé, comme un.e médecin spécialiste ou un.e dentiste.
La première étape pour avoir accès aux soins est la rédaction d’un mémo, soit une requête papier écrite par la personne incarcérée puis renvoyée aux services de santé. Ce sont ensuite les professionnel.le.s des services de santé qui vont trier et prioriser les requêtes. Les participant.e.s à la recherche ont dénoncé ce processus, qui rend difficile l’accès aux soins de santé. Jimmy, qui a été incarcéré plus de 10 fois dans une prison provinciale, explique : «Si tu ne sais pas lire puis écrire, tu es seul.e en titi là-dedans. Si tu es malade… tu souffres, en espérant que le mémo est rendu puis en espérant que tu vas avoir un retour au plus vite. Puis si tu n’as pas de retour, là tu envoies un autre mémo. C’est encore un 24 heures, puis ça en espérant que va se rendre cette fois-ci.»
Une fois le contact établi avec les services médicaux, il faut ensuite faire la démonstration du mérite de la demande. À cette étape, plusieurs des participant.e.s à la recherche ont expliqué que, d’entrée de jeu, leur crédibilité était mise à mal de par leur statut de personne incarcérée. Ce problème se pose avec encore plus d’acuité pour les personnes qui vivent avec des douleurs chroniques ou des problèmes de dépendances. Les participant.e.s rencontré.e.s ont décrit comment la connaissance de leur corps, autant expérientielle que par leur historique avec les soins de santé, était rarement considérée comme valide par les membres des services de santé. Par exemple, avant de leur donner accès à des aménagements particuliers ou à leur dose habituelle de médication, l’équipe validait les informations avec des professionnel.le.s de la santé hors de la prison ou réalisait divers tests pour confirmer le diagnostic.
Le fait de ne pas être reconnu.e comme sujet crédible par rapport à sa santé n’est pas spécifique aux personnes incarcérées dans une prison pour femmes. Les femmes, les personnes racisées, les personnes LGBTQ+, les personnes qui sont aux prises avec des problèmes de santé mentale font elle aussi face à ce déficit de crédibilité. Or, l’incarcération ajoute à ces difficultés en privant les personnes de divers moyens pour y pallier qui seraient accessibles hors de la prison, comme consulter un.e autre professionnel.le (du champ biomédical ou non) ou faire appel à son entourage (Lorentzen, 2008). Ce manque d’accès à des soins de santé adéquats, c’est-à-dire équivalents à ceux fournis dans la communauté, est une problématique qui a été relevée de façon régulière par la Protectrice du citoyen et ce, autant dans les prisons pour femmes que dans les prisons pour hommes4.
Que leur reste-t-il? Leur corps, comme en témoigne Madonna, aux prises depuis plus de dix ans avec des douleurs chroniques qu’elle considère bien gérer dans la communauté. Lors de son incarcération, la gestion de sa douleur va s’avérer très difficile, car elle n’aura pas accès à un lit orthopédique et dépendra entièrement des services de santé pour gérer sa médication, autant celle en vente libre que celle qui est prescrite. Elle devra paradoxalement se mettre à risque pour gagner en crédibilité et avoir accès à une médication sécuritaire: «[Le médecin] m’a prescrit [un médicament en vente libre]. […] J’ai parlé à une infirmière et je lui ai dit «je ne peux pas prendre ça, je vais faire une réaction [allergique]!». Elle m’a dit : «si tu refuses de prendre ton médicament, le médecin peut refuser de te voir» […] Alors j’ai pris le médicament et je lui ai écrit un mémo pour lui dire que la réaction a commencé. Quand elle a vu mes pieds, elle a capoté! Mes pieds, c’étaient des ballons! Je capotais. Ça me faisait tellement mal! Là, elle a dit : «Ok, c’est vrai»».
Globalement, on constate un faible investissement de l’établissement quant à la santé des personnes incarcérées. L’exception est la prévention des ITSS. Thalie explique : «J’ai fait un mémo à l’infirmerie comme quoi je voulais avoir des tests sanguins pour le dépistage. Ils m’ont donné un paquet de cartes pis des condoms (rires.) Ça, on y avait accès». Émilie renchérit : «Pis pour ce qui est de la santé physique, ils axent beaucoup sur tout ce qui a trait aux maladies transmises sexuellement, VIH, hépatite […] ils passent leur temps à passer des campagnes de sensibilisation, des rencontres, des ci, des ça, des examens de dépistage, ça, y en a! Mais ce qui est du reste? C’est toute ou c’est rien».
Atteintes
La première question des entretiens individuels, «Comment on prend soin de sa santé en prison?», suscitait des rires, des manifestations de colère ou de stupéfaction. Comme le titre de l’article le laisse présager, les participant.e.s à cette recherche ont abondamment partagé le sentiment de ne pas pouvoir prendre soin de leur santé en prison, ciblant principalement les conditions de détention qui portent atteinte à leur intégrité physique. Elles et ils ont évoqué des problèmes5 tels que vermines, poussières et saletés de toute sorte6. Par exemple, Émilie, qui a été incarcérée à plusieurs reprises dans des prisons provinciales et dans un pénitencier fédéral, explique : «écoute, c’est délabré – c’est insalubre! c’est carrément insalubre […] les souris, la vermine, dans les cuisines… j’avais une de mes chums qui travaillait dans les cuisines et elle disait qu’il y avait de la crotte de souris jusque dans les assiettes, pis toute […] [lorsqu’il y a surpopulation], tu couches à terre, écoute, les filles couchent à terre, en plus… et la vermine se promène à broad daylight, à la clarté du jour, elles se donnent même plus la peine de se cacher!»
Les conditions liées à la détention ont néanmoins été présentées comme ayant aussi eu certains effets positifs sur la santé. Cinq participant.e.s ont présenté l’incarcération comme une période de pause durant un moment de leur vie plus chaotique, particulièrement à cause de la consommation abusive de drogue ou d’alcool. Émilie, qui a décrit précédemment l’insalubrité de la prison, explique: «Ben écoute, moi la prison, elle m’a sauvé la vie à maintes reprises – écoute, ça ne pouvait pas être pire que ce que je me faisais vivre, moi, à l’extérieur […] [aller en prison], ça me donnait le temps de respirer, […] ça me donnait le temps de faire le point avec moi-même». Témoignant de l’ambivalence face aux conditions dans lesquelles se déroule cette pause, elle nuancera par la suite : «pis la prison, c’est pas là que tu vas te refaire une santé émotive, hein?».
Tout.e.s les participant.e.s à la recherche ont aussi souligné comment le poids était un souci constant lors de l’incarcération, en soulignant ou en inférant un lien fort entre la prise de poids et la santé. Par exemple, Gazoula explique : «Les filles prennent du poids, genre 30 livres en un mois! Tu peux littéralement les voir enfler! Pour la plupart, c’est l’enjeu majeur. Tout le monde grossit… je pense que c’est ça l’enjeu majeur de santé». Missy s’interroge: «J’ai vu quelqu’un maigre comme ça et, en 2-3 mois, devenir comme ça [étend ses bras] ou avoir un ventre énorme. Comment ça peut être sain? Pourquoi les gens deviennent comme ça?». Selon les participant.e.s, cette prise de poids s’explique autant par la mauvaise qualité de la nourriture distribuée par l’institution ou achetée à la cantine que par le peu d’occasions de faire de l’exercice physique.
Malgré ces conditions portant atteinte à leur état de santé, et bien qu’elles les aient clairement soulignées, les personnes rencontrées ont aussi décrit en détails tous les gestes qu’elles posent pour tenter de rester en santé. Par exemple, bien que les participant.e.s aient rapporté que la prise de poids est collective, elles et ils rapportent une panoplie de stratégies pour prendre individuellement le contrôle sur leur poids : jeûner, limiter les «carbs», surveiller son poids avec ses vêtements, faire des push-up dans sa cellule, échanger des cigarettes pour des fruits, faire le ménage du secteur plusieurs fois par jour, tenter de cuisiner des soupes à l’aide du grille-pain, faire de la marche rapide dans la cour, etc. Ainsi, malgré leur lecture de la prise de poids collective, elles se mettent en action pour agir et limiter cette prise de poids, dans le but de préserver leur santé.
Conditions
Les expériences des personnes rencontrées font écho aux écrits qui décrivent l’incarcération comme portant atteinte à la santé des personnes de par les conditions de détention, et qui abordent les difficultés d’avoir accès à des services de santé adéquats (de Graaf et al., 2016; Meunier, 2014). Les études épidémiologiques décrivent ainsi les femmes incarcérées comme une population à risque et vulnérable, avec des taux de maladies infectieuses, des troubles de santé mentale (en particulier syndrome post-traumatique, anxiété, dépression) ainsi que des taux de maladies chroniques plus élevés que pour les femmes qui ne sont pas incarcérées et que pour les personnes qui sont incarcérées dans des prisons pour hommes (Giroux et al., 2011; Lutfy et al., 2014; Thompson et al., 2011).
Des chercheuses féministes se sont aussi penchées sur les conséquences de la prison sur la santé mentale et physique des femmes (Davis et al., 2001; Hamelin, 1989; Frigon, 2001; Brassard et al., 2009). Elles ont démontré que plusieurs protocoles et procédures en lien avec la sécurité (ré)activent des traumatismes pour des femmes ayant vécu des violences, particulièrement des violences sexuelles (Hamelin, 1989) – et ce alors que la grande majorité des femmes incarcérées (de 60 à 90%) ont été victimes d’abus sexuels et/ou de violence conjugale (Giroux et al., 2011). Elles ont aussi documenté les effets de l’enfermement sur les femmes (ruptures des liens familiaux et sociaux, détérioration de la santé mentale, etc.) et de la médicalisation de celles-ci (Kilty, 2012). Bien que peu d’études portent spécifiquement sur la santé des personnes transgenres ou non-binaires, les chercheuses soulignent que la prison reproduit des normes hétéronormatives et transphobes, ce qui a un effet important sur leur santé mentale et physique (Scheim et al., 2013).
Préserver sa santé
Les expériences présentées, et particulièrement l’articulation entre les atteintes à la santé et les actions individuelles prises par les personnes pour protéger ou améliorer leur santé, témoignent de l’impact d’un contexte particulier au milieu carcéral, mais aussi de tendances sociales plus larges.
À l’échelle sociale, Pierre Aïach (2009) parle d’une «santéisation» des sociétés néolibérales, qui se traduit par des injonctions constantes à préserver et développer sa santé (Aïach, 2009). Au niveaux institutionnel et organisationnel, les injonctions à maximiser sa santé se manifestent à travers la nouvelle santé publique. Ces injonctions prennent forme dans le citoyen rationnel, entreprenant, responsable, en santé et productif par le biais de l’autocontrôle, de l’autodiagnostic et du travail constant sur soi.
Dans le contexte canadien, Hannah-Moffat (2001) a exploré comment la réforme des pénitenciers pour femmes s’est appuyée sur la responsabilisation des femmes quant à leur réhabilitation et, plus largement, quant à la gestion de leurs propres risques (criminogènes, sociaux, etc.). Ainsi, les personnes incarcérées dans des prisons pour femmes doivent reprendre le pouvoir sur leur propre vie, faire les bons choix, pour s’assurer d’accéder à une vie responsable et autonome. S’ancrant dans les travaux de Hannah-Moffat (2001), Robert et Frigon (2006) soulignent la congruence entre le dispositif néolibéral de responsabilisation des femmes quant à la gestion de leurs propres risques (criminogènes, sociaux, etc.), et à la gestion de leur propre santé. Selon ces auteures, la multiplication des programmes qui ont pour cible la santé mentale et physique des personnes incarcérées montre l’émergence de la nouvelle santé publique en prison, en particulier dans les prisons fédérales. Ainsi, à travers les «technologies de soi», telles que l’autosurveillance, la responsabilisation et l’autonomie, être une «bonne détenue» s’accorde avec une recherche et une maximisation de sa santé physique et mentale, tandis qu’être une «mauvaise détenue» s’accorde avec une position de laisser-aller et de négligence de sa santé.
Dans la logique de la nouvelle santé publique, l’incarcération a effectivement le potentiel de devenir un moment «privilégié» pour intervenir auprès de populations qui adoptent des comportements à risque à l’extérieur de la prison (toxicomanie, travail du sexe, etc.). Ainsi, la prison ne devient pas seulement un lieu de confinement forcé, mais aussi un lieu où l’on peut éduquer les personnes à prendre soin de leur santé, voire à l’améliorer (Meunier, 2014; Smith, 2000). Certains éléments de témoignages recueillis peuvent cadrer dans cette vision. Or, cette construction des femmes incarcérées comme des vecteurs de santé les réduit à la fonction genrée de prendre soin, les objectifie comme une courroie de transmission des institutions sanitaires, et ignore la prison en tant que site de violences. Comme le soulignent plusieurs chercheuses (Ricordeau, 2019; Fields et al., 2008), le fait que la prison offre pour certain.e.s une pause dans une trajectoire chaotique est plus parlant de l’échec du filet social avant l’incarcération que du caractère thérapeutique de l’incarcération.
En se saisissant de la prise de poids comme un enjeu de santé sur lequel elles et ils sentent devoir agir individuellement, les participant.e.s répondent aux injonctions à prendre soin de sa santé, et ce malgré un environnement qu’elles et ils considèrent comme portant atteinte à leur santé. En conformité avec les injonctions de la nouvelle santé publique, elles et ils font preuve d’autosurveillance (de leur poids, de la nourriture ingérée), de responsabilisation (se mettre en action) ainsi que d’autonomie (s’adapter aux réalités carcérales).
Au-delà des murs
À la suite de ces constats, une réforme des institutions carcérales, qui porterait sur les conditions de détention et l’accès à des services de santé, pourrait sembler tout indiquée. Sans nier que ces changements auraient un impact positif sur la santé des personnes incarcérées, il n’en demeure pas moins que la question de la santé des personnes incarcérées se pose de façon plus large qu’au sein de la prison elle-même. Rappelons ici que les injonctions à la santé se déploient à travers les murs de la prison, sans que l’institution n’ait besoin de les relayer directement. Autrement dit, la nouvelle santé publique n’a pas à investir l’espace carcéral par le biais de campagnes: les personnes incarcérées s’activent aux injonctions à la santé, comme en témoignent les personnes rencontrées. Soulignons que l’incarcération est souvent liée à des inégalités sociales (raciales, économiques, etc.) qui s’amplifient suite à un passage en prison, entre autre par le phénomène de portes tournantes entre la rue et la prison. Finalement, rappelons que l’enfermement a des conséquences néfastes sur la santé mentale et physique des personnes incarcérées, conséquences que les personnes incarcérées ne peuvent prévenir ni parer. Somme toute, la question de la santé des personnes incarcérées ne peut se poser sans tenir compte des inégalités sociales, puisqu’elle est en continuité directe avec celles-ci.