Si le feuilleton était une tradition littéraire populaire au tournant du XXe siècle et assez proche des sciences sociales, il s’en est éloigné après la Deuxième Guerre mondiale. Pourtant, il propose une structure qui s’agence particulièrement bien avec le travail ethnographique. Dans le cadre de mon projet de mémoire, une ethnographie dans une prison pour femmes qui a pour objectif premier de délinéer les formes de la vie quotidienne, je tente de réinvestir cette pratique. La démarche que je propose s’inspire de l’approche de Siegfried Kracauer (2012 [1930]), critique de cinéma et sociologue allemand du début du XXe siècle, qui manie le style avec brio.1
Kracauer a su développer, selon moi, une sociologie qui détonne avec les pratiques et théories sociologiques d’aujourd’hui. Il s’agit d’une méthode qui porte une attention particulière à ce qui relève du détail, de la surface, du quotidien. Plutôt que de considérer de tels éléments comme futiles, Kracauer nous invite à les considérer comme vecteurs pour la compréhension d’une réalité sociale dans un contexte donné. Ainsi, à partir d’objets tels que des artéfacts religieux, des aiguilles à tricotter ou encore à partir d’activités telles que la chorale ou se tresser les cheveux, je tente de tracer les contours des formes de la vie quotidienne en prison. Ma première visite à la prison eut lieu le 5 août 2015, à la suite de laquelle j’ai compilé environ 70 heures d’observation participante. À cela s’ajoutent six entretiens individuels auprès de femmes incarcérées. Le feuilleton que vous vous apprêtez à lire fut présenté lors du séminaire « Justice et maternité ».2 Il s’agit d’une scène construite à partir de mes observations et de mes entretiens et ponctuée par mes commentaires.
Être mère et en prison
C’était la première fois que j’allais à la prison un samedi, il n’y avait pratiquement aucune voiture dans le stationnement. L’immense terrain couvert de neige, au centre duquel se trouve la prison, affiche aujourd’hui un air apocalyptique. Quoique l’endroit soit plus calme qu’à l’habitude, une fois rendue à l’intérieur, je retrouve cette froideur et cette méfiance qui flotte dans le hall d’entrée, si l’on peut appeler ça un hall! Aujourd’hui, je viens observer le quotidien des femmes dans une activité bien particulière, il s’agit d’une rencontre mère-enfant.s organisée par un organisme communautaire indépendant de la prison. C’est la première fois que je viens à cette activité.
Nous sommes en décembre, ce sera bientôt Noël et pour une petite poignée de femmes, c’est l’occasion de voir leurs enfants pour trois petites heures. Il y a peu de femmes, car il y a peu de moyens, l’intervenante responsable du projet étant seule et travaillant déjà comme quatre, austérité oblige, il ne s’agit pas d’un programme dont la majorité des femmes peuvent bénéficier. De plus, certaines se refusent ce « privilège », car la difficulté de voir repartir son enfant n’est que trop dure. Bref, je suis donc dans le hall, et comme d’habitude, j’attends, j’attends longtemps. Puis je vois l’intervenante responsable arriver, suivie de sa collègue, qui est une ancienne collègue de travail à moi. Les enfants arrivent, le hall se remplit et le stress des gardiennes est palpable. Malgré l’organisation, tout est désorganisé, car en prison il semble difficile d’organiser une activité malgré le fait que tout est réglé au quart de tour! Je me suis souvent demandé ce que les gardiennes font, assises derrière cette grande vitre teintée ou dans leur bureau vitré de chaque secteur. Une femme me répondra de la manière la plus évidente qui soit : « Bien elles surveillent! » Oui, en effet, elles surveillent, mais encore? Je ne le saurai jamais vraiment.
Entassé.e.s dans le petit hall, nous attendons le « GO » pour nous diriger vers le gymnase. À un moment, les gardiennes demanderont aux gens présents d’attendre dehors… par cet après-midi de décembre où il fait quelques degrés sous zéro! Enfin, 45 minutes plus tard, nous l’avons! Mais cela signifie aussi 45 minutes de moins sur les trois heures de visite… On passe par dehors pour aller au gymnase, les corridors d’une prison n’étant pas accueillants pour des enfants. Un petit enfant me tient la main, il fait froid. Quand l’immense grille s’ouvre devant nous, l’enfant me serre la main plus fort. Il me demande où nous sommes. Je ne sais pas quoi lui répondre. Je suis sans voix.
Arrivés au gymnase, les enfants enlèvent leur « suit » d’hiver, pour ceux qui en ont, dans un vestibule avant d’entrer. Le gymnase ressemble à n’importe quel gymnase scolaire construit dans les années 60. Des murs beiges, un plafond d’une hauteur d’environ huit mètres, un éclairage d’environ 300 lux, une scène et des estrades encastrées de chaque côté, témoignent d’une époque révolue. Tout ce qu’il y a de plus chaleureux. À la prison, c’est toujours le strict minimum… ou moins. Ainsi une vieille table de ping-pong sert à la fois pour le buffet et pour les activités de coloriage, quelques chaises en plastique et des matelas bleus au sol servent de décor. Des jouets datant de la même époque que le gymnase sont fournis par l’organisme et les efforts de ce dernier pour décorer avec des guirlandes et autres flocons brillants enjolivent l’espace. C’est comme le « Noël des campeurs », on voudrait tant que « l’esprit des fêtes » y soit, mais… Ici ce n’est pas une course contre la montre pour acheter des cadeaux et s’empêtrer dans des magasins, c’est une course contre le temps qui te sépare de tes enfants.
Une vitre s’éclaire et une garde s’installe derrière. Je suis traversée par l’idée que toutes les deux, elle et moi, on observe. Je me sens soudain très mal à l’aise d’être là. Les femmes entrent, les bras s’ouvrent, elles accueillent leurs enfants et l’expression « comme s’il n’y avait pas de lendemain » se matérialise devant moi. Je me présente à chacune d’elles, mais leurs yeux ne m’écoutent pas, ils sont rivés sur leur enfant, ce qui est bien normal, mais accentue mon malaise. Une femme dessine à la table avec sa grande fille, une autre joue au sol avec son garçon, une grand-mère promène son petit-fils dans ses bras, chacune dans leur coin, comme entourée d’une bulle où justement, le temps s’est arrêté. Je me promène dans le gymnase, ne sachant pas exactement où me mettre. Je discute avec quelques femmes au passage et avec les intervenantes qui font sensiblement la même chose que moi. À quelques reprises, je surprendrai l’une d’elles la larme à l’œil. Assise dans les estrades, près de la porte, une femme attend seule, je me dirige vers elle. Son enfant n’est pas encore arrivé. Nous discutons un peu, elle semble nerveuse et impatiente. Elle me dit qu’elle ne mérite pas ça, qu’elle ne mérite pas ce traitement, qu’elle a fait une erreur de parcours, mais que ça ne vaut pas la prison. Encore une fois, je suis sans voix. Heureusement son enfant arrivera, mais il ne restera plus qu’une heure et demie à la visite. Je me demande : pourquoi ce type de visite n’a pas lieu toutes les fins de semaine?
Mon attention se déplace vers une femme au fond du gymnase et son fils, ce dernier marchant devant elle sans la regarder. Elle le suit passivement en lui disant de ralentir un peu et de venir la voir. Parce que trois heures, c’est court, mais c’est long quand ton enfant semble vouloir t’échapper… Tranquillement, les femmes se dirigent vers le buffet, elles servent à manger à leurs enfants, s’assoient là où elles peuvent et discutent. Je remarque à ce moment une gardienne que je n’avais jamais rencontrée avant, elle semble bien connaître les femmes et ces dernières la présentent même à leur enfant. Je les entends discuter ensemble, elles discutent de coiffure, je dois dire qu’il s’agit d’une des rares gardiennes que j’aie vues manifester une certaine sensibilité à l’égard des femmes…
Juste à côté, j’entends une jeune fille demander à sa mère pourquoi celle-ci n’a pas de cadeau pour elle et pour ajouter à mon malaise qui est toujours là, je croise le regard désemparé de la mère. Heureusement, le moment des cadeaux est arrivé. L’organisme responsable a pris soin d’acheter et d’emballer des cadeaux pour chaque enfant et il y a même un père Noël! Les enfants et leur mère s’agglutinent alors devant ce dernier. À tour de rôle, accompagnés de leur maman, les enfants vont s’asseoir sur les genoux du père Noël, le temps d’une photo qui sera remise à la maman… à la fin de son séjour en prison. J’aide à distribuer les cadeaux. Les enfants retournent à leur place et les déballent.
Puis l’heure de la fin approche, l’heure des au revoir. Ce moment se passe si vite, même pas le temps de dire au revoir aux femmes. Certaines quittent même de manière un peu brusque, les larmes sont retenues pour plus tard. Comme me le dira une femme lors d’une autre activité, il faut laisser une image positive à l’enfant. Ceci dit, il est à prévoir que certains enfants réagissent, c’est le cas du petit-fils qui était venu voir sa grand-mère, un enfant d’environ 2 ans, peut-être un peu moins, qui fond en larmes. La femme essaie de le consoler, mais plus de temps, car les gardiennes la pressent de venir. Je suis juste là, à côté, dépourvue, je croise le regard de la femme et je vois que les intervenantes de l’organisme sont déjà débordées avec tous les autres enfants. Je suis incapable de me rappeler si c’est elle qui me le transfère dans les bras ou si c’est moi qui offre de le prendre. Ce que je sais, c’est que j’ai un enfant en pleurs dans les bras, son camion qu’il a reçu en cadeau pendant au bout de sa petite main. Et mon rôle de chercheuse s’égare dans ma tête, je me retrouve, impuissante, les larmes aux yeux.
Sur le chemin du retour, l’enfant reste inconsolable. Il fait toujours froid, j’ai oublié mon manteau et le pantalon du petit est relevé, laissant ses jambes au froid. J’essaie tant bien que mal de le rabaisser tout en tentant de protéger ses larmes afin qu’elles ne gèlent pas. Devant l’entrée principale de la maison, les personnes venant recueillir les enfants sont là, elles attendent, la plupart à l’extérieur… La mère du petit que j’ai dans les bras vient vers moi en courant, elle me l’enlève des bras promptement, elle replace son pantalon en me fusillant du regard. Tranquillement, l’extérieur de la prison reprend son allure apocalyptique et les femmes s’accrocheront aux visages de leurs enfants vus aujourd’hui pour tenir encore le coup.
Notes
1. Je trouve important de préciser que je parle à partir de mon propre point de vue, c’est-à-dire celui d’une jeune femme blanche féministe de la classe moyenne, et que je reconnais que ce statut reflète une distance sociale d’avec la majorité des femmes incarcérées que j’ai rencontrées pour ma recherche. J’aimerais également reconnaître l’apport de mes collègues, ami.e.s, professeur.e.s ainsi que des femmes que j’ai connues lorsque je travaillais dans une maison de transition, elles et ils ont toutes et tous participé, de près ou de loin, à ma réflexion.
2. Un séminaire organisé dans le cadre de l’axe « Droit, justice et inégalités sociales » du Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS).
Références
Kracauer, Siegfried (1995). Rues de Berlin et d’ailleurs. Paris : Gallimard.
Kracauer, Siegfried (2006). L’Histoire. Des avant-dernières choses. Paris : Stock.
Kracauer, Siegfried (2008). L’ornement de la masse. Essais sur la modernité weimarienne. Paris : La Découverte.
Kracauer, Siegfried (2012). Les employés. Paris : Belles Lettres.
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- Sophie Coulombe
- Professionnelle de recherche