Le secteur de la santé et des services sociaux au Québec est témoin depuis plus de trente ans d’un passage graduel d’un mode de prise en charge traditionnel en établissement au soutien dans le milieu de vie et ce, pour tous les âges de la vie. L’intervention dans le milieu de vie est devenue la norme dans le programme famille/enfance/jeunesse (Parent, 2004) ainsi que pour les personnes présentant une incapacité temporaire ou permanente. La prise en charge institutionnelle est considérée comme le dernier recours (MSSS, 2003; 2004; 2005). La désinstitutionalisation, le virage milieu et, plus récemment, le virage ambulatoire ont été des moments charnières de cette évolution.
La dispensation de services à domicile est une modalité d’intervention en constante expansion. Pourtant, il ne peut s’agir que d’un simple déplacement de soins ou de pratiques. Espace de résistance fragile et réservé (Paquet, 2003), le chez-soi incite à la prudence car « pénétrer l’espace domestique d’une personne qui a ses habitudes et ses manières de vivre ne se fait pas au hasard et sans précaution » (Gagnon et Saillant, 2000 : 85).
Cet article s’appuie sur les résultats d’une étude qualitative visant à identifier, en regard de la signification du chez-soi, les aspects facilitant ou limitant l’intervention psychosociale lorsque celle-ci se déroule au domicile. Quarante entrevues semi-dirigées ont été réalisées, parmi lesquelles dix-huit ont été conduites auprès d’usagers recevant des services psychosociaux à domicile et vingt-deux auprès d’intervenants travaillant avec ces derniers à Montréal et Sherbrooke. Notre échantillon comporte une diversité représentant les programmes d’intervention à domicile que l’on retrouve dans les Centres de santé et de services sociaux du Québec. Au terme de la collecte de données et de la codification des entrevues de recherche, nous avons procédé à la réalisation de deux groupes de discussion avec les intervenants sociaux, en région et en milieu urbain.
L’intrusion
Le sens donné au chez-soi par l’individu a fait l’objet de plusieurs travaux, notamment par Sommerville (1997), Desprès (1991) et Gurney (1990). Le chez-soi constituerait un lieu où la vie personnelle est située et socialement construite. Dans les écrits scientifiques sur la signification du chez-soi, la sécurité ontologique apparaît comme un élément référentiel de base permettant d’appréhender l’expérience d’habiter (Hulse et Saugeres, 2008). La sécurité ontologique comporte quatre aspects qui permettent d’appréhender l’espace domiciliaire et sur lesquels nous nous sommes appuyés dans notre recherche : l’identification, l’appropriation, l’intimité et la sécurité.
La recension des écrits suggère que la sécurité ontologique est peu prise en compte dans la pratique professionnelle. Par exemple, l’étude de Twigg (2002) illustre le sentiment d’intrusion vécu par les usagers. Cette intrusion de l’institution dans le chez-soi de l’individu et de la famille se fait non seulement par le va-et-vient constant d’intervenants professionnels et non-professionnels effectuant des visites à domicile, mais aussi par l’arrivée d’équipements spécialisés qui transforment le sens donné au chez-soi, notamment par le fait que l’aménagement et la décoration de la maison s’en trouvent modifiés (Taam, 1999). Ce phénomène d’institutionnalisation irait jusqu’à faire en sorte que le domicile cesserait d’être un chez-soi. C’est d’ailleurs ce que suggère le titre de l’article de Taam (1999) : « What does a home mean and when does it cease to be a home ? Home as a setting for rehabilitation and care ».
Les résultats de notre recherche viennent toutefois confronter ces constats issus de la littérature et permettent de mieux cerner ce que représente le chez-soi pour toute personne, en particulier celles en quête d’autonomie, et de mieux comprendre la spécificité de l’intervention psychosociale à domicile.
Reflets
Le chez-soi comporte une connotation culturelle ou générationnelle (Imrie, 2004; Mallet, 2004; Heywood, 2005) et est porteur de l’histoire ainsi que de la mémoire personnelle (Gilroy, 2005; Milligan, 2003). En effet, la signification accordée au chez-soi diffère en fonction de la classe sociale, du genre et de l’origine ethnoculturelle, éléments identitaires à considérer dans l’intervention. Si les usagers ont peu discuté de la signification du chez-soi en lien avec leur classe sociale, son implication pour l’intervention est largement ressortie de l’analyse thématique du discours des intervenants. Le respect des écarts socioculturels entre l’intervenant et l’usager constitue une valeur importante à privilégier dans tout type de pratique d’intervention, en établissement ou à domicile. Il semble cependant que ce respect et cet ajustement socioculturel soient davantage de mise dans un contexte de pratique à domicile, où l’intervenant devient témoin des habitudes de vie des personnes.
Le domicile est porteur de souvenirs et d’une histoire personnelle à préserver (Gilroy, 2005). Cette intimité n’est pas que symbolique ; elle a aussi des fonctions plus pratiques, voire utiles, en aidant à maintenir reliées entre elles les différentes composantes de sa propre vie.
Par rapport à l’identité, le chez-soi représente finalement un reflet de l’accomplissement et du développement personnel. Il peut symboliser l’expression de la créativité, notamment par la décoration qu’on bricole soi-même ou encore, par les rénovations effectuées. Le chez-soi peut également comporter des symboles de nos connaissances, à travers la présence de livres, par exemple. Pour certaines personnes, l’accomplissement personnel est « affiché » dans le domicile. Il y a, par exemple, le cas d’une personne lourdement handicapée, chez qui l’on retrouve des plaques illustrant sa contribution à la fondation d’une association de voile adaptée pour personnes handicapées : « Il y a une série de plaques [au mur]. Je suis un gars qui fait de la voile. Et puis, j’ai amené ça moi au Québec. […] On a fondé l’Association québécoise de voile adaptée […] c’est mon dernier bébé. » (Usager, programme Soutien à domicile).
Certains intervenants vont plus loin en associant directement l’investissement des lieux à l’état affectif et l’image de soi de la personne : « Je dis souvent à des clients que je rencontre[…] la même phrase : « j’ai déjà lu un jour que si tu veux savoir comment quelqu’un est dans sa tête, regarde comment est tenu son appartement. » Puis là, bien quand je regarde comment c’est tenu, sais-tu, ça doit pas aller tellement bien. »
Appropriation
L’appropriation du chez-soi par les usagers est fortement ressortie du discours des usagers et des intervenants. Cette dimension réfère au contrôle et à la liberté d’agir dont dispose l’individu sur son environnement ou, pour reprendre les termes de Wilcocks et al. (1987), « home as a power base ».
Un premier sous-thème de l’appropriation ayant émergé dans notre analyse est l’attachement des personnes à leur chez-soi. Ces dernières nous ont affirmé leur désir de demeurer chez elles le plus longtemps possible et ainsi, de retarder leur entrée dans une ressource d’hébergement. Le chez-soi constitue une source d’enracinement, de stabilité et de repères. Cette stabilité résidentielle se veut un facteur contributif à la construction du sentiment d’appartenance à son domicile. Un exemple illustrant l’enracinement de l’individu dans son domicile est celui d’un usager qui a exprimé sa volonté de demeurer dans son domicile actuel jusqu’à la fin de ses jours : « C’est un appartement adapté pour moi et puis dans lequel je suis bien. Je pense que je peux mourir ici. Je suis établi, je suis ‘casé’. » La stabilité du lieu semble d’autant plus importante pour les personnes vulnérables.
Les intervenants rencontrés apparaissent conscients de l’importance de la stabilité et de l’enracinement dans la vie des personnes qu’ils rencontrent à domicile. Ils ont également discuté du fait que les services à domicile peuvent constituer une perte de repères pour les usagers. Ces services comportent un caractère potentiellement intrusif et l’arrivée de professionnels dans la sphère privée de la personne peut compromettre le lieu d’ancrage de cette dernière.
Les usagers qui bénéficient du programme de soutien à domicile ont exprimé leur besoin de procéder à différentes adaptations architecturales de leur domicile, ce qui est également relevé par les intervenants de ce programme. Ces adaptations se traduisent sous diverses formes : portes électriques, barres d’appui dans la salle de bain, banc de bain, élévateur ou encore, sonnettes de porte abaissées. Elles permettent aux usagers d’optimiser leur autonomie et leur pouvoir sur leur environnement : « [Le propriétaire] a baissé [la sonnette] pour répondre à la porte. […] et la porte patio qu’il y avait… avec la chaise, on ne pouvait pas sortir, parce qu’elle avait juste la largeur de la chaise [roulante]. Puis là, ils ont refait une porte avec une petite fenêtre à côté. » (Usager, programme Soutien à domicile)
Pour les personnes en quête d’autonomie, le fait d’exercer un contrôle sur leur environnement revêt une importance capitale et constitue une source d’empowerment et d’estime de soi. Pour plusieurs personnes, le chez-soi est synonyme d’indépendance et d’autonomie, comme l’évoque cette usagère des services du programme de soutien à domicile : « [Un chez-soi] c’est l’autonomie. C’est l’indépendance, […] c’est la liberté, tu peux faire ce que tu veux, quand tu veux, comme tu veux. »
Un autre élément constitutif de la signification du chez-soi est la question du quotidien et du mouvement. Plusieurs usagers sortent très peu de chez eux et vaquent à la grande majorité de leurs activités quotidiennes, telles que lire, écouter la télévision et clavarder sur le net dans leur maison. L’appropriation réfère finalement au confort et à l’aisance que l’habitant peut retrouver à l’intérieur de son chez-soi. Des entretiens témoignent de l’attachement des habitants à leur domicile et le sentiment de liberté et de contrôle que peut procurer l’expérience d’avoir un chez-soi. Le respect qu’ont les intervenants pour ce dernier se remarque autant dans leur savoir-être que dans leur savoir-faire lorsqu’ils pénètrent la sphère privée des usagers. Encore faut-il que le domicile offre des conditions favorables. Toutes les personnes n’ont pas la chance de retrouver ce bien-être au sein de leur domicile et certains des usagers que nous avons rencontrés vivaient dans des conditions d’habitation déplorables, tant sur le plan de la salubrité que sur celui de la sécurité des lieux.
Traverser le seuil
L’arrivée du professionnel dans un lieu aussi réservé que le chez-soi peut être perçue par certains usagers comme étant potentiellement intrusive. En effet, certaines personnes ont démontré une attitude méfiante envers les services sociaux, qui représentent une autorité législative, notamment en matière de retrait des enfants par l’entremise de la Direction de la Protection de la Jeunesse : « Bien, avant, j’avais toujours des réticences moi. […] J’ai entendu tellement d’histoires là, puis tout ça que j’ai dit tu sais, tu ne veux pas te faire enlever tes enfants là. » (Usager, programme Famille/Enfance/Jeunesse)
Dans les entretiens réalisés, l’attention portée par certains intervenants conscients de ce risque d’intrusion dans l’intimité de la personne influence leurs attitudes professionnelles. Plusieurs intervenants ont mentionné la délicatesse qui était de mise à l’occasion de visites à domicile. En contrepartie, des intervenants ont témoigné d’une attitude plus intrusive dans leur pratique à domicile. Cette attitude semble davantage présente chez les psychoéducateurs.
En lien avec le caractère intrusif de l’intervention à domicile, la perte d’intimité attribuable à l’institutionnalisation du domicile (Taam, 1999) a été exprimée par certains usagers, notamment ceux du secteur Soutien à domicile, qui déplorent également le haut taux de roulement des intervenants : « Il y a bien une dizaine de personnes qui viennent [pour les médicaments]. […] Le personnel du CLSC, quand il change trop, je deviens gênée un peu. Ça me dérange. » (Usagère, programme Santé mentale). Les intervenants ont témoigné de leur sensibilité à l’égard de ce risque d’institutionnalisation du domicile chez les clientèles requérant une intensité importante de services et leur volonté que leurs interventions soient respectueuses de l’intimité et de l’intégrité des usagers.
La notion d’accueil représente un élément important lorsque l’on traite de l’intervention à domicile en regard de la sécurité ontologique. Les usagers ont ainsi discuté de l’accueil et de l’inclusion des visiteurs dans leur domicile. Certaines personnes ne recevaient peu ou pas de visite chez elles et la venue de l’intervenant constituait à peu près la seule visite régulière. D’autres ont mentionné le plaisir qu’elles avaient à recevoir régulièrement des visiteurs. Les intervenants ont aussi discuté de la notion d’accueil, en lien avec l’intimité du chez-soi. Pour certains professionnels, l’accueil que leur réservent les usagers constitue une grande marque de confiance.
Le fait d’avoir un chez-soi procure à l’individu un pouvoir d’inclure ou d’exclure les visiteurs de son domicile (Twigg, 2000). Comme le mentionne Flamand (2004) en regard de l’accès des visiteurs au domicile, tous les lieux et toutes les pièces ne sont pas également ouverts aux personnes étrangères. C’est le degré d’intimité et de confiance qui déterminera jusqu’à quel point le visiteur pourra pénétrer dans l’espace domiciliaire et traverser ses multiples seuils. La majorité des usagers de Sherbrooke et de Montréal a affirmé n’avoir jamais chassé d’intervenants de leur domicile. Néanmoins, certains usagers ont mentionné qu’ils restreignaient l’accès aux visiteurs à certaines pièces de leur chez-soi. Les raisons invoquées de cette restriction étaient le caractère très intime de certains espaces (par exemple, la chambre à coucher) ou encore, le désir de dissimuler le désordre. À ce titre, un intervenant a mentionné qu’il se devait de respecter le refus de services à domicile de ses clients : « Ils ne sont pas obligés de nous accepter. Ça veut dire ‘moi je ne veux pas que vous veniez chez nous, je vais aller au bureau’. J’ai des clients dont je n’ai jamais vu la maison. Ils ne veulent rien savoir. » (Intervenant, programme Santé mentale)
Le caractère intrusif de l’intervention à domicile, l’institutionnalisation du domicile, le pouvoir d’exclusion, les notions d’accueil et de seuil sont autant d’aspects de l’intimité. L’accueil semble un élément majeur à prendre en compte lors d’une intervention psychosociale à domicile qui peut susciter un sentiment de méfiance et d’intrusion chez les usagers. Le degré d’ouverture de l’accueil réservé à l’intervenant en dit long sur la relation de confiance pouvant s’installer entre la personne et le professionnel.
La sécurité ontologique réfère aussi au chez-soi en tant que zone de protection majeure contre les dangers extérieurs (Mallet, 2004; Taam, 1999). Dans les entretiens où les conditions du logement ont été abordées, il est ressorti comme refuge. Cependant, le chez-soi n’est pas que source de sécurité ; il peut également s’avérer une source d’insécurité. Plus des deux tiers des usagers interrogés disent avoir vécu des « épreuves de l’habité » (Sefarty-Garzon, 2003), c’est-à-dire des traumatismes ou des abus passés au domicile.
Territoire primaire
L’intervention à domicile est-elle un facteur d’équilibre ou de déséquilibre quant à la sécurité et la liberté à domicile ? Est-ce que l’expérience d’habiter, liée à la santé et au bien-être de la personne, est compromise par cette intervention ?
Alors que les auteurs ont relevé plusieurs écueils ou enjeux résultant d’une faible prise en compte des besoins des usagers relatifs à la sécurité ontologique (identification, appropriation, intimité et sécurité), nos résultats empiriques suggèrent que les intervenants les prennent en considération dans l’intervention. Cette prise en compte se traduit par un savoir-être et un savoir-faire des intervenants, qui rendent compte du caractère essentiellement relationnel de l’intervention à domicile et de la construction du sens que les individus donnent à leur logement.
Le domicile constitue le territoire primaire de l’individu. Dans la mesure où l’objectif des services à domicile est que la personne puisse demeurer chez elle ou, lorsqu’il s’agit d’une famille, que parents et enfants puissent être ensemble sous un même toit, il importe selon nous que la signification du chez-soi et son corollaire, la sécurité ontologique, soient considérées lors d’une intervention psychosociale à domicile. Si on veut favoriser le maintien ou le développement des capacités d’autodétermination de la personne, l’intervention à domicile ne peut faire l’économie de la prise en compte de ce territoire.
Notre effort de croisement des éléments thématiques en lien avec ces quatre éléments peut être perçu comme une démarche compréhensive portant sur la pratique à domicile en regard du concept de sécurité ontologique. Nos définitions de chacun des aspects (sécurité, intimité, identification, appropriation) se recoupent. Nous croyons toutefois que notre effort de conceptualisation peut s’avérer une richesse pour la compréhension et le renouvellement des pratiques à domicile.