Lorsqu’on s’intéresse à la question des populations sans logement au cours des deux derniers siècles en France, on ne peut qu’être frappé par la difficulté à les définir, autant de la part des chercheurs que des institutions publiques.1 Gens du voyage, nomades, vagabonds, criminels errants, chômeurs volontaires, travailleurs saisonniers à la fin du 19e siècle ; anciens détenus de prison, célibataires en grande désocialisation, personnes ayant des problèmes de santé mentale, toxicomanes, hippies, sans domicile fixe, squatters, travailleurs pauvres, prostitués et jeunes de la rue aujourd’hui.
Ces populations sont difficiles à saisir et débordent constamment l’action publique. Pourtant, elles ne sont pas sans contact avec l’État et les services publics. Que ce soit de leur propre gré ou à l’initiative des pouvoirs publics, différents types de prise en charge s’établissent entre l’État et ces populations. Par ailleurs, pour devenir objets d’intervention publique, elles ont dû être classées dans des catégories. Quels sont les modes de prise en charge des populations sans logement par l’État français au cours des périodes 1890-1910 et 1980-2008 ? Quels sont les processus de catégorisation qui président à l’action politique auprès d’elles ?
Ces deux périodes, distantes de près d’un siècle de progrès sociaux en tout genre, semblent a priori différentes quant au traitement des populations sans logement.2 Cependant, les transformations socio-économiques – révolution industrielle et exode rural pour la première et chômage de masse des années 1980 pour la seconde – brouillent les dispositifs de prise en charge des populations sans logement qui avaient cours jusqu’alors. Dans les deux cas, l’État procède à une redéfinition progressive de ces populations sur le plan administratif et à un resserrement de leur encadrement sur le plan juridique. La mise en perspective des deux périodes permet de jeter un regard critique sur les ruptures et les continuités sur le plan des discours et des pratiques de prise en charge.
Contenir la mendicité
Un préalable de l’action publique envers les populations sans logement à travers le temps a été de repérer et contrôler leurs déplacements et de les contenir dans des lieux fixes,3 à l’aide notamment des dépôts de mendicité dans la seconde moitié du 19e siècle. À cette époque, le traitement de la pauvreté est lié à l’ancrage territorial et on distingue les pauvres résidents qui ont droit à la charité, des autres dénommés vagabonds qui doivent être pourchassés (Gueslin, 2004). Le droit au logement est aujourd’hui au centre des discours et procédés de lutte contre l’exclusion. Le logement durable se détache comme une des finalités des politiques envers les populations sans logement. En témoignent la Loi du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre l’exclusion qui affirme le primat de l’insertion et du retour au droit commun, ainsi que les dispositifs mis en place au sein du Plan d’action renforcé en direction des personnes sans-abri, élaboré lors de l’hiver 2006-2007.4
Le critère du logement connaît une durabilité notable dans les discours et les mesures mises en œuvre. Une première explication serait d’avancer que l’absence de logement constitue ce qui permet de repérer ces populations. Dans les faits, aujourd’hui, seule une petite partie des populations sans logement vit dans la rue au sens strict. La plupart sont des personnes vivant en hébergement, chez des amis, dans des centres ou dans des squats, ce qui les rend difficilement visibles. Une seconde explication est que l’ancrage territorial permet le contrôle social de populations qui sinon, ne seraient pas localisables. De plus, le logement demeure un important facteur de normalisation des comportements (Zeneidi-Henry, 2002). Deux perspectives s’ouvrent en effet lorsqu’il s’agit d’assistance : agir sans prêter jugement sur la manière dont les personnes se conduisent ou agir envers celles-ci avec un regard normatif sur ce qu’elles sont et font (D’Iribane, 1996). L’action publique se situe dans la seconde.
Travail punition et travail insertion
Le travail apparaît crucial dans la prise en charge des populations sans logement, même s’il recouvre un statut différent aux deux périodes. À la fin du 19e siècle, le travail est à la fois un moyen de punition, un instrument du traitement pénal et un moyen d’employer et de rendre utiles ces populations du point de vue politique. Pour le législateur, les mettre au travail signifie les rendre productives et rembourser ce qu’elles coûtent à la collectivité. Pour les plus progressistes, le travail est perçu comme un instrument d’assistance qui permet de leur donner les moyens d’assurer leur existence dans une dignité minimale. Cette ambiguïté entre assistance et punition est au cœur de la prise en charge et du traitement des populations sans logement à la fin du 19e siècle.
Aujourd’hui, le couple conceptuel insertion/exclusion occupe l’essentiel des débats politiques sur la prise en charge et le travail de ces populations. Le travail est au cœur des mesures d’ « insertion », sans que ce concept ne soit jamais défini avec précision. Si définition il y a, c’est de manière négative en termes de fracture sociale, de rupture, de nouvelle pauvreté et d’exclusion (Roman, 2002 : 90). Lorsque les personnes sans logement ont intégré les ressources, elles sont orientées vers des emplois subventionnés ou des stages de formation. Le travail apparaît comme une voie de sortie pour la petite partie des personnes sans logement qui sont les plus pourvues en réseau d’aide, diplômes, formations et également, les plus en santé.
Toutefois, Soulié (2000) et Guerin (1997) pointent les failles d’un système d’hébergement axé sur l’insertion des plus exclus par le travail. L’emploi, comme finalité du dispositif et des politiques d’insertion, pousse les plus démunis à travailler dans des conditions précaires et à les responsabiliser de leurs démarches d’emploi et donc, de leurs échecs, ce qui peut renforcer leur marginalité. Considérant le taux de chômage et la situation de ces personnes, l’emploi est perçu comme un « leurre de l’insertion » : « On pourrait dire que l’insertion a été pendant plusieurs années, en dépit du démenti constant de la réalité, le moyen d’entretenir une sorte de fantasme plus ou moins partagé, d’un accès possible à l’emploi pour tous » (Guerin, 1997 : 64). Une séparation entre deux catégories de la population sans logement existe aujourd’hui de manière latente, selon Damon (2002), puisqu’au sein des procédés de réinsertion sont distinguées les personnes « réinsérables » et les autres, cantonnées à des hébergements précaires d’urgence, aux Services d’aide médicale urgente (SAMU) et aux dispositifs de pénalisation.5
La « bonne » assistance
Aux deux époques, un organisme est chargé d’améliorer la coopération entre le public et le privé (avec ou sans but lucratif) dans l’action auprès des populations sans logement. Dès 1896, ce rôle est joué par l’Office central et, à partir de 1994, par le SAMU social. Le premier est un organisme d’État et le second, un organisme indépendant qui vit grâce à des subventions de l’État et d’organismes privés et publics. Ils ont tous deux pour objectifs de centraliser les renseignements sur les populations sans logement et d’améliorer leur prise en charge. D’après la charte de l’Office central, son mandat est de « résoudre les problèmes posés par le paupérisme d’origine industrielle, pour intégrer à l’ordre social et économique ceux que leur dénuement et leurs habitudes prédisposent à la révolte et à l’insurrection et rendent réfractaires ou inaptes à la production » (Wagniart, 1999 : 182). Wagniart avance que l’idée derrière cet Office central est de présenter la charité comme la « bonne » assistance ainsi que d’uniformiser et contrôler les « bonnes » pratiques. L’État, au travers de cet organisme, centralise les ressources privées afin d’accroître leur efficacité et veiller à leur bonne organisation.
De son côté, le SAMU social représente aujourd’hui, d’après sa charte, « le premier maillon d’une chaîne qui va de l’urgence à l’insertion ».6 Il est chargé de répartir les personnes sans logement dans les différentes ressources en fonction de leur état de santé et des disponibilités des ressources partenaires. Le SAMU social, à la différence de l’Office, n’est pas un simple organisme d’administration, mais intervient sur le terrain pour porter secours aux populations sans logement. On constate ainsi une implication plus grande sur le terrain et une imbrication des missions d’information, de coordination et d’action qui regroupent les deux dimensions de soins médicaux et d’interventions sociales.
De l’eau sur le feu
Il est étonnant de constater, aux deux périodes, la similitude des discours sur l’émergence de ces populations comme d’un phénomène nouveau auquel il faut répondre dans l’urgence. Les deux réponses clés à apporter en cas d’urgence sont, d’une part, des réponses sécuritaires qui ont tendance à stigmatiser les populations et, d’autre part, des réponses médico-sociales tournées vers le court terme pour mettre un peu d’ « eau sur le feu ». Aux deux époques, on note un certain durcissement des peines envers les populations sans logement : au travers du Code pénal de 1810 puis de la Loi sur la relégation des récidivistes de 1885 dans les colonies et au travers de la Loi pour la sécurité intérieure de 2003 et des arrêtés anti-mendicité pris par les municipalités françaises dans les années 1990.
L’intervention d’urgence est encore aujourd’hui un des fers de lance de l’État en matière d’intervention auprès des populations sans logement. Le dispositif d’aide repose notamment sur le 115 (un numéro gratuit d’appel pour les populations sans logement) qui vise à s’occuper des problèmes les plus urgents en essayant de fournir chaque soir un lit aux personnes qui en font la demande et ce, pour une durée limitée à quelques jours. Ces dispositifs de prise en charge, emprunts de préoccupations médicales, sont certes à l’origine d’actions plus efficaces quant à l’état de santé des populations sans logement, mais ils lui confèrent également des limites puisque l’État a tendance à s’appuyer sur ce seul discours d’urgence au détriment d’actions sociales plus globales et à long terme.
Gestion aseptisée
Les catégories produites aux deux époques réunissent des personnes avec des situations et des trajectoires différentes au nom d’un seul critère qui est, dans le cas des populations sans logement, l’absence de domicile décent et stable. De plus, les populations débordent toujours ces catégorisations et nombre d’auteurs soulignent la capacité de résistance des populations aux parcours imposés par les pouvoirs publics (Aumercier, 2004 ; Le Blanc, 2007 ; Bouillon, 2005). Cependant, cet échappement des populations aux catégories produites par le politique n’amoindrit pas la portée et l’efficacité de l’action publique. De ces catégories découlent des services qui contribuent à figer les populations dans des parcours sans égard à la complexité du phénomène et des situations qui président à leur fondement. Les individus sont fixés dans des catégories statiques qui leur confèrent une identité administrative et recouvrent la diversité de leurs trajectoires. Au travers de ce processus de catégorisation, l’État légitime son action.
Si, à la fin du 19e siècle, le message et les pratiques répressives envers les populations sans logement sont bien accordées, la question de la clarté des motifs et de leur accord avec l’action gouvernementale se pose avec acuité pour la période actuelle. On peut s’interroger sur les finalités de dispositifs de prise en charge de plus en plus techniques et d’une gestion quasi aseptisée des populations sans logement. Dans le discours politique, l’insertion se pose comme finalité. Sur le plan de l’action, l’intervention du SAMU social, une des pièces maîtresses de l’action publique contemporaine envers les populations sans logement, est justifiée par des motifs humanitaires. Seulement, si les personnes à la rue ne sont plus emportées contre leur gré et que les intervenants essaient désormais de les persuader que c’est pour leur bien, tout se passe comme si ces dispositifs venaient renforcer par des moyens moins coercitifs et sous un discours humanitaire bienveillant, l’action de nettoyage des rues engagée sur le plan juridique par les municipalités avec les arrêtés anti-mendicité et, par l’État, à travers la nouvelle loi sur la sécurité intérieure.
Notes
1 Cet article est issu d’un travail réalisé dans le cadre du mémoire de sociologie de Baptiste Godrie. Voir Godrie, B. (2008). Les modes de gestion des sans-logement. Un exemple de prise en charge de populations marginalisées par l’État français à la fin des XIXème et XXème siècles, Mémoire de maîtrise, Sociologie, Université de Montréal. Disponible en ligne à l’adresse suivante : http://hdl.handle.net/1866/2649.
2 L’analyse menée dans le mémoire révèle que ces périodes ne sont pas sans lien. Voir notamment le chapitre méthodologique et la conclusion.
3 Voir Noiriel (2001) en rapport au livret de l’ouvrier établi au début du 20e siècle.
4 « Toute personne accueillie dans un centre d’hébergement d’urgence devra se voir proposer, en fonction de sa situation, une solution pérenne, adaptée et accompagnée si nécessaire, dans le parc public social, dans le parc privé conventionné, dans un CHRS (Centre d’hébergement et de réinsertion sociale), un CADA (Centre d’accueil pour les demandeurs d’asile), un LogiRelais (résidence hôtelière à vocation sociale), une maison relais ou un hébergement de stabilisation » PARSA, adresse URL : http://www.fep.asso.fr/docs/docs_fep/veilleexclusion0407.pdf.
5 Voir la Loi sur la sécurité intérieure de 2003 qui renoue avec les dispositions du Code Pénal de 1810 et propose des peines allant jusqu’à six mois d’emprisonnement et 3 750 euros d’amende en cas de mendicité agressive.
Références
Aumercier, S. (2004). « La SAMU social. De l’urgence à l’inclusion globale », Revue du MAUSS, 2004/1.
Bouillon, F. (2005). « Une question sociologique, un enjeu social : le « choix » de la pauvreté », in Ballet, D. (dir.), Les SDF. Visibles, proches, citoyens, Paris, PUF : 267 – 278.
Damon, J. (2002). La question SDF. Critique d’une action publique, Paris, PUF, Le Lien social.
D’Iribane, P. (1996). Vous serez tous maîtres. La grande illusion des temps modernes, Paris, Seuil, La Couleur des idées.
Guerin, C. (1997). « L’exclusion et son contraire », in Gauthier, A. (dir.), Aux frontières du social. L’exclu, Paris, L’Harmattan, Nouvelles études anthropologiques : 41 – 68.
Gueslin, A. (2004). Les gens de rien. Une histoire de la grande pauvreté dans la France du XXième siècle, Paris, Fayard.
LeBlanc, G. (2007). Vies ordinaires, vies précaires, Paris, Seuil, La couleur des idées.
Noiriel, G. (2001). État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin.
Pagnier, A. (1910). Le Vagabond. Ses origines. Sa psychologie. Ses formes. La lutte contre le vagabondage, Paris, Éditions Vigot Frères.
Roman, D. (2002). Le droit public face à la pauvreté, Paris, L.G.D.J.
Soulié, C. (2000). « Le dualisme du réseau d’hébergement pour personnes sans abri à Paris », in Marpsat, M. et J.-M. Firdion (dirs.), Le foyer et la rue, Les cahiers de l’INED, No. 144.
Wagniart, J.-F. (1999). Le vagabond à la fin du XIXème siècle, Paris, Belin, Socio-histoires.
Zeneidi-Henry, D. (2002). Les SDF et la ville, géographie du savoir-survivre, Paris, Bréal.