Un jour, une femme m’a appelée pour contester deux tickets qu’elle avait reçus à la station de métro Berri-UQÀM. Le premier, pour avoir entravé la libre circulation dans un corridor de la station et le second, pour avoir sollicité les passants. Lorsqu’elle m’a téléphoné à la Clinique Droits Devant du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), elle m’a dit : « Je ne quête pas, je ne sollicite pas. J’ai toujours mon gobelet collé sur moi et je reçois les dons. Certaines personnes me donnent un journal et d’autres, de l’argent. Ce n’est pas de la sollicitation. » On s’est donné rendez-vous au métro, à l’endroit où elle se tenait lors de la remise des constats d’infraction. Afin de préparer sa défense à la cour, j’avais apporté mon ruban à mesurer et mon appareil-photo. Pour le ticket de la sollicitation, je lui ai demandé de se placer où elle se tenait habituellement avec son gobelet et j’ai pris une photo. Pour l’autre, qui concernait l’entrave à la circulation des voyageurs, j’ai mesuré la largeur de l’allée du métro, qui fait environ six mètres, et j’ai mesuré la largeur de l’espace occupé par la dame. Une personne qui occupe moins d’un mètre ne peut pas entraver la circulation dans une allée de six mètres. Grâce à ces deux photos, elle a réussi à « gagner » les deux tickets, parce qu’elle a pu soulever un doute raisonnable chez le juge de la Cour municipale.
Les personnes que je rencontre dans ma pratique d’intervenante-formatrice à la Clinique Droits Devant me disent souvent : « je ne veux pas contester, écoute, je suis dans la rue ». Je leur réponds que contester des tickets ne coûte rien, mais que cela peut avoir un impact déterminant sur leur vie, parce que dans un an, leur situation aura possiblement changé. Elles auront peut-être un logement et une stabilité. Si elles ne se présentent pas à la cour pour plaider non coupable, elles risquent de ne jamais connaître la date de leur comparution et ne pourront pas être défendues. La valeur de leur ticket va tripler ou même quadrupler avec le temps, ce qui représentera une sérieuse entrave à leur réinsertion sociale et contribuera à les ancrer dans l’itinérance.
Accompagnement
Le mandat de la Clinique Droits Devant est principalement d’offrir aux personnes itinérantes une aide à la contestation et un accompagnement juridique à la Cour municipale lors de procédures pénales liées à des tickets, puisque ces personnes n’ont pas d’argent pour payer un avocat et n’ont pas droit à l’aide juridique dans ces cas. Je fais parfois des demandes pour relever des défauts de mandat (qui représentent en réalité des mandats d’arrestation), ce que les avocats ne font pas souvent. Si les personnes le souhaitent, je peux les aider à établir des ententes de paiement ou de travaux compensatoires, et à rédiger des plaintes déposées en déontologie policière. Finalement, j’offre parfois un soutien moral aux personnes lors de procès criminels au Palais de justice.
Les gens m’appellent sur une base volontaire. Ils sont généralement en situation de grande précarité, c’est-à-dire qu’ils sont en situation d’itinérance, à risque d’itinérance ou ont connu l’itinérance par le passé. Je rencontre aussi beaucoup de personnes marginalisées, qui n’ont pas nécessairement de lien avec l’itinérance. Par-delà l’aide directe aux personnes judiciarisées, j’offre des séances d’information sur les droits, sous forme d’ateliers pour les gens de la rue et pour les intervenants. Il s’agit en fait d’outiller et d’aider ces derniers pour qu’ils puissent faire mon travail. Les personnes qui ont des problèmes de judiciarisation ont souvent des liens de confiance avec certains intervenants des organismes et, dans ces cas, il est préférable que l’accompagnement juridique soit fait par ces derniers.
La clinique est née en 2006 suite à l’Opération Droits Devant, menée par le RAPSIM, pour exercer des pressions politiques et sensibiliser les élus et la population au phénomène de la judiciarisation des personnes itinérantes. Après trois ans, en raison de l’inertie politique, les intervenants de cette opération ont fait une demande pour que soit mis sur pied un service d’accompagnement juridique. J’ai été engagée en 2006 et j’ai travaillé un an à l’établissement de la clinique. J’ai ensuite quitté cet emploi pour une période de deux ans afin de faire une maîtrise en travail social sur la judiciarisation des personnes itinérantes. Une fois mes études terminées, le poste s’est libéré et j’ai été réembauchée à la clinique.
Dérive sécuritaire
Il y a un véritable lobbying dans certains quartiers, où les commerçants ne veulent plus voir de gens qui « dérangent » ou qui « nuisent » à leurs profits. Depuis l’ouverture de la clinique en 2006, les motifs d’infraction ont changé. Auparavant, on voyait plus souvent des infractions pour s’être couché sur un banc de parc et pour avoir craché par terre. Jeter de la cendre par terre faisait aussi souvent l’objet d’un ticket (138$), alors que ce geste est interdit en vertu d’un règlement instauré au début du 20e siècle pour empêcher les gens qui se chauffaient au charbon de jeter des seaux de cendre sur les trottoirs. Aujourd’hui, l’infraction « à la mode » est d’avoir émis un bruit audible (parler fort ou crier). Cela coûte normalement 144$ et le tarif peut monter jusqu’à 628$ dans l’arrondissement Ville-Marie. Cette infraction se produit le plus souvent lors d’une interpellation par les policiers, par exemple, pendant que les gens se font menotter et disent au policier « hé, lâche-moi ». Ce ticket s’ajoute donc généralement à d’autres tickets, ce qui fait que les personnes se retrouvent avec deux ou trois tickets reçus à quelques minutes d’intervalle, pour une somme qui grimpe rapidement à 1 000$. Aujourd’hui, on judiciarise non plus un acte, mais la « présence dérangeante d’un itinérant », formulation qui fait partie de la politique de lutte contre les incivilités de la Ville de Montréal. Ce ciblage d’un groupe particulier de la population a été dénoncé par la Commission des droits de la personne et de la jeunesse dans un rapport paru en 2009.
On note une amélioration par rapport à 2006 sur le plan des risques d’emprisonnement pour défaut de paiement. La Cour municipale a en effet adopté cette année-là une directive interne demandant que ne soient plus émis des mandats d’emprisonnement pour non-paiement de ce type d’amendes. Aujourd’hui, il n’y a plus aucun mandat d’emprisonnement en cours à Montréal, puisqu’ils expirent après cinq ans. L’emprisonnement avait des impacts majeurs sur les personnes, comme j’ai pu l’étudier dans le cadre de ma maîtrise; des gens perdaient l’intégralité de leurs biens matériels, recommençaient à consommer de l’héroïne alors qu’ils avaient cessé d’en prendre depuis plusieurs années ou rompaient des relations significatives. Toutes les personnes rencontrées en entrevue me parlaient du stress « d’être mandat » et de l’inquiétude d’être emprisonnées. Maintenant, il n’y a plus de mandats, mais la Cour municipale soutient qu’il ne s’agit que d’une directive interne et qu’elle peut éventuellement changer d’avis. C’est à leur discrétion. Quant à la quantité de tickets, d’après le Service de police de la Ville de Montréal, il y en aurait moins aujourd’hui qu’en 2006.
« Gagner » des tickets
Depuis deux ans, le Projet d’accompagnement justice-itinérance à la cour (PAJIC) met à la disposition des personnes itinérantes (par l’intermédiaire de la Clinique Droits Devant) un procureur désigné, dont une partie du mandat est dédiée aux personnes itinérantes. Le rôle de ce procureur est de diminuer la judiciarisation des personnes qui « font des démarches » pour améliorer leur situation. Il ne peut travailler que sur les tickets non jugés (pour lesquels la personne n’a pas encore été déclarée coupable). Les rencontres avec les personnes qui en font la demande se déroulent au RAPSIM. Plus la personne parvient à démontrer au procureur qu’elle est dans un processus de réinsertion sociale, plus il va négocier à la baisse son nombre de tickets. Par exemple, si elle en a quinze, le procureur peut en faire « sauter » onze, cette décision étant à sa discrétion. Parfois, lorsque je ne suis pas d’accord avec sa décision, je vais poursuivre le travail de négociation. On dit qu’on « gagne » des tickets parce qu’en fait, ce n’est pas un acquittement en tant que tel, mais un retrait des procédures. Pour l’instant, la Clinique Droits Devant est la seule porte d’entrée au PAJIC, mais il serait bien qu’un jour, tous les organismes en itinérance puissent accompagner des personnes de cette façon. Le principal problème avec ce projet, c’est qu’il favorise les personnes qui sont déjà en voie de réinsertion, alors que ce sont elles qui reçoivent le moins de tickets, parce qu’elles vivent souvent en maison de chambres ou fréquentent les refuges. Pour que le procureur diminue le nombre de tickets, il faut un minimum de stabilité. En fait, ce sont celles qui vivent encore dans l’espace public qu’on ne peut pas aider, parce qu’elles n’ont rien à offrir de « positif » aux yeux du procureur, celui-ci recourant à ses propres critères de réinsertion.
En attendant, c’est un petit avancement pour une partie des personnes judiciarisées en raison de leur statut social. On ne fait que « rapiécer ». Il faudrait que le procureur puisse examiner des tickets qui ont déjà été jugés, parce que pour la plupart, les personnes sont jugées par défaut. Le juge n’a jamais vu la personne, elle ne s’est jamais défendue et elle est alors jugée coupable. Lorsque le procureur retire à une personne onze tickets sur dix-sept mais que celle-ci a, par ailleurs, une dette de 17 000$ pour des tickets déjà jugés, c’est une goutte d’eau dans l’océan.
Au niveau pénal, lorsque je fais des accompagnements juridiques à la Cour municipale, les personnes me disent souvent : « je savais que tu serais là, sinon je ne serais pas venue ». Cet accompagnement peut donc éviter aux personnes un jugement par défaut qui les reconnaîtrait coupables. De plus, je les prépare pour la comparution. Par exemple, pour leurs tickets, on va demander la preuve (le rapport que le policier a écrit) et la personne va m’expliquer que « ça ne s’est pas passé comme ça ». Ainsi, la personne a plus d’assurance lorsqu’elle se retrouve à la cour. Parfois, ce qui me fâche, c’est que je suis la seule qui entend la version des faits de la personne accusée. Le juge ne va pas l’entendre, parce qu’à la cour, elle n’a pas le temps d’expliquer le contexte de l’interpellation. Le juge lui demande si elle a commis l’infraction et c’est tout. Les gens trouvent que c’est injuste et je comprends leur sentiment.
Lorsqu’une personne m’appelle pour des tickets déjà jugés, les possibilités d’action sont limitées. La personne peut négocier une entente de paiement, de travaux compensatoires ou ne rien faire. Pour les ententes de paiement, la cour exige normalement que le premier versement représente 10% de la somme totale des amendes. Si une personne a 47 000$ de dette, cela représente 4 700$ pour le premier mois, ce qui est impossible si elle vit avec un chèque d’aide sociale. Si elle passe par la clinique, je peux toutefois l’aider à négocier avec le percepteur une autre entente de paiement. Pour les travaux compensatoires, on peut parfois négocier pour qu’ils commencent plus rapidement si une personne a, par exemple, un projet de retour aux études. Si elle ne fait aucune démarche, elle ne risque plus d’être emprisonnée, mais la somme de ses tickets va continuer d’augmenter jusqu’à la dernière étape de la procédure pénale qui est, pour le moment, le « mandat d’amener », qui contraint la personne à passer devant le percepteur pour conclure une entente de paiement ou de travaux compensatoires.
Au niveau juridique, on peut toujours outiller les personnes et essayer de leur redonner du pouvoir sur leur vie mais, lorsqu’elles arrivent dans le système, elles se heurtent à une institution rigide et souvent injuste. Par contre, lorsque je montre ma carte de la Clinique Droits Devant, soudainement, les règles changent et le système devient moins rigide. Souvent, on essaie d’adapter les personnes au système judiciaire. Ce que j’essaie de faire – mais qui est possible seulement à petites doses – c’est plutôt de tenter d’adapter le système à la personne, de profiter des petites brèches existantes pour le forcer à évoluer. Par exemple, si la personne a besoin de faire ses travaux plus rapidement, je vais trouver avec elle des arguments pour les faire commencer la semaine prochaine et non sept semaines plus tard. Pour l’instant, c’est tout ce que je peux faire.
Coupables par défaut
En 2009, lorsque j’étais étudiante à la maîtrise, j’ai constaté que le système amenait inévitablement une judiciarisation des personnes itinérantes en vertu de leur statut social et qu’une fois entrées dans le système judiciaire, elles se retrouvaient en fin de compte incarcérées. Les personnes itinérantes sont mobiles par définition et le système ne les retrace pas. Elles sont donc la plupart du temps déclarées coupables par défaut. C’est pour cette raison que j’ai intitulé mon mémoire « l’injustice programmée ».
Chacune des vingt-neuf personnes que j’ai rencontrées en entrevue m’a fait part du sentiment d’injustice qu’elle vivait par rapport à sa judiciarisation, la ressentant comme une expérience de discrimination due au fait qu’elle n’a pas de logement. Si elles avaient un logement, elles ne commettraient pas ce type d’infraction. Toutefois, malgré ce sentiment d’injustice, j’ai constaté que plusieurs tenaient un discours d’acceptation et de banalisation par rapport à leur judiciarisation, qui s’inscrivait dans leur quotidien sans qu’elles ne réalisent l’ampleur de ses impacts. Le principal impact, c’est l’entrave à la sortie de la rue, parce que les montants sont énormes. Comment faire des travaux compensatoires 35 heures par semaine tout en payant son logement ? Comment réussir à payer ses amendes avec un emploi au salaire minimum, tout en répondant à ses besoins de base ? Pour certaines personnes, avec une entente de paiement à 10$ par mois, elles en ont pour 382 ans à payer ! Les gens se retrouvent dans des cul-de-sac pour des incivilités qui sont, en réalité, des actes mineurs. Mon rôle est donc souvent de les amener vers un discours de contestation, à partir du sentiment d’injustice qu’elles ressentent.
Dilemmes
Je n’arrive pas à comprendre ce qui motive la judiciarisation. Cet acte coûte extrêmement cher au système judiciaire et a des impacts majeurs sur les personnes. En mettant en place des politiques sécuritaires, on ne contribue pas à résoudre les problèmes sociaux mais, plutôt, à ancrer les personnes dans une situation d’itinérance.
Le RAPSIM revendique une radiation comptable de tous les tickets émis d’après des motifs discriminatoires. Il s’agirait de remettre le compteur à zéro mais, cette fois, avec un changement au niveau des règlements municipaux, entre autres, ceux qui ont été pointés du doigt par la Commission des droits de la personne et de la jeunesse. Nous travaillons aussi pour que soit modifiée la disposition qui permet l’émission de mandats d’emprisonnement pour non-paiement d’amende dans la procédure pénale. Comme à Montréal, il ne s’agit que d’une directive interne de la Cour municipale, des mandats pourraient éventuellement être réémis. À Québec, des mandats sont toujours émis. On aimerait également que les juges, procureurs et avocats de la défense soient davantage sensibilisés à la situation des personnes itinérantes et deviennent capables de regarder les personnes non pas uniquement par rapport à une infraction, mais par rapport à leur contexte de vie. Cela permettrait d’éviter de reproduire et d’étendre des structures spécialisées qui, comme le projet PAJIC, renforcent l’étiquette de l’itinérance, malgré la bonne volonté qui le sous-tend.
Présentement, à la clinique, nous nous trouvons dans un dilemme similaire. Les besoins auxquels nous répondons ne devraient pas se régler par des mesures judiciaires, mais par des mesures sociales. Devrions-nous accroître nos effectifs pour mieux répondre aux besoins des personnes ? Par notre pratique, sommes-nous en train d’entériner un système qui est fondamentalement injuste ?
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- Isabelle Raffestin
- Étudiante au doctorat, École de travail social, Université de Montréal-Coordonnatrice à l’intervention, Clinique Droits Devant (de 2014 à 2018)
- Aude Fournier