La judiciarisation des populations itinérantes : pratiques de profilage

La question de la judiciarisation de l’itinérance et donc, de sa répression, n’est pas nouvelle. En effet, historiquement, les tensions entre l’aide et le contrôle des populations les plus démunies ont toujours existé. Pourtant, les personnes en situation d’itinérance, les intervenants, de même que nos études sur les 15 dernières années témoignent d’un accroissement de cette judiciarisation à Montréal, notamment par le biais de l’émission de contraventions de plus en plus nombreuses. Cet accroissement a été condamné aux plans politique comme juridique par les acteurs provinciaux et municipaux. Ainsi, la Commission parlementaire sur l’itinérance (2009), dans son rapport final, concluait à l’urgence de mettre en place des alternatives à la répression, afin de mieux soutenir le droit de cité pour tous dans les villes du Québec. De son côté, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (2009), dans un avis juridique, affirmait de manière éloquente que les pratiques de judiciarisation constituaient des pratiques de profilage social. La Cour municipale de Montréal a également été la première instance judiciaire à prendre acte de la contre-productivité de la répression en mettant fin à l’incarcération pour non-paiement d’amendes. Pourtant, malgré les brèches ouvertes dans la répression et sa condamnation par toutes les instances politiques, juridiques et communautaires, une troisième étude que nous avons réalisée sur la judiciarisation des personnes en situation d’itinérance à Montréal témoigne du fait que l’émission de constats d’infraction est demeurée une pratique courante à Montréal entre 2007 et 2010.1

L’objectif du présent article est de dresser un bilan de ces trois études, réalisées respectivement en 2005, 2007 et 2012, qui ont analysé les contours de la judiciarisation des populations en situation d’itinérance à Montréal entre 1994 et 2010. Durant ces années, plus de 65 000 constats d’infraction ont été analysés sous l’angle des parcours de judiciarisation, des motifs reprochés, des populations ciblées, ainsi que des effets de ces pratiques répressives sur les personnes en situation d’itinérance et sur le système pénal.

Dans le métro

Les constats d’infraction analysés dans les trois études ont été extraits à partir de l’adresse de 21 organismes œuvrant en itinérance. Il s’agissait d’interroger la banque de la Cour municipale à partir de ces adresses pour obtenir l’ensemble des constats d’infraction émis à partir de ces dernières. Si nos données ne représentent que la pointe de l’iceberg, elles permettent néanmoins de rendre compte de l’accroissement de la judiciarisation des populations itinérantes au cours des 15 dernières années. S’intéressant aux infractions émises en vertu des Règlements refondus de la Ville de Montréal (RRVM) et de la règlementation de la Société de transport de Montréal (STM), nos études témoignent d’une augmentation de plus de 600% entre 1994 et 2010, comme l’illustre la figure 1.

Ainsi, en 1994, 1 054 constats d’infraction ont été émis alors que, en 2010, ceux-ci s’élèvent à 6 562. Cette augmentation globale de la judiciarisation résulte notamment d’un accroissement majeur de celle-ci dans le métro. L’étude de 2007 avait déjà permis de montrer l’ampleur de la judiciarisation des personnes en situation d’itinérance dans le métro. Celle de 2012 vient confirmer cette tendance, avec une aggravation de la situation. Ainsi, les contraventions émises en vertu du règlement

Fig. 1: Nombre de constats d’infraction par année selon la catégorie de règlement

(RRVM ou STM de 1994 à 2010)

de la STM représentent 57% (17 413 constats) du total des contraventions émises entre 2006 et 2010 (30 551 constats). Il est à noter que la judiciarisation dans le métro suit le rythme des saisons. Entre 2006 et 2010, plus de 1 500 constats d’infraction ont été émis dans le métro au mois de janvier, alors qu’il y en a eu moins de 400 durant le mois de juillet.

Dans ce contexte, le métro de Montréal est véritablement devenu un lieu où la présence de personnes en situation d’itinérance est largement réprimée, notamment en période hivernale. De fait, l’analyse des motifs d’infraction, que ce soit en vertu des règlements de la Ville de Montréal ou de ceux de la STM, suggère que la judiciarisation concerne essentiellement l’occupation de l’espace public, puisque les principaux faits reprochés relèvent de l’ivresse publique et de la présence sur le domaine public. Le tableau 2 illustre les fréquences des cinq principales infractions pour les règlements de la ville et de la STM.

Si les discours actuels sur l’itinérance renvoient de plus en plus à l’image de personnes agressives et dangereuses, l’analyse des constats d’infraction montre bien au contraire que la judiciarisation porte essentiellement sur la présence des personnes et leur ébriété publique. Ainsi, il apparaît que la « dérangosité » de ces personnes est davantage sanctionnée que leur réelle « dangerosité ». En effet, malgré de nombreuses possibilités dans les réglementations de judiciariser des comportements dangereux (altercations, présence d’armes comme des couteaux, bagarres), ce type d’infraction est quasi inexistant dans nos études.

Nos données invitent ainsi à reconnaître que le discours de la menace et de la peur, qui légitime la mise à l’écart et la répression des personnes en situation d’itinérance du centre-ville, est largement dénué de fondement empirique. En outre, l’analyse des constats d’infraction montre que les personnes de plus de 40 ans reçoivent davantage de constats d’infraction que les autres groupes d’âge, notamment dans

Tab. 1: Cinq infractions les plus fréquentes pour les règlements de la Ville de Montréal

et les règlements de la STM entre 2006-2010

Fig. 2: Évolution du nombre de constats et d’individus qui ont reçu plus de dix

constats d’infraction (G10)

le métro. Pour la période 2006-2010, les personnes de plus de 40 ans ont reçu 15 045 contraventions, représentant 2 372 personnes, alors que celles âgées de 18 à 24 ans n’en ont reçu que 4 885 contraventions, représentant 547 individus. Ce ciblage des populations itinérantes plus âgées, aux prises avec une itinérance chronique, témoigne du fait que la Ville de Montréal poursuit la voie de la répression. Il s’agit de les chasser de nos rues et, encore plus, du métro.

Ce renforcement de la répression et du ciblage de certains groupes apparaît d’autant plus évident lorsqu’on s’intéresse au profil des personnes qui reçoivent le plus de constats d’infraction.

Une atteinte aux droits

Depuis 15 ans, nos études suggèrent que les personnes en situation d’itinérance ne sont pas toutes égales devant la judiciarisation. Certaines font en effet l’objet d’une répression accrue qui se caractérise par un nombre important de constats d’infraction reçus par année. En s’intéressant à l’évolution du nombre de personnes ayant reçu plus de dix constats d’infraction par année et à l’évolution du nombre réel de constats d’infraction qu’elles ont reçus, il semble que de plus en plus de personnes reçoivent plus de dix constats par année. La figure 2 témoigne de cette évolution.

Les personnes en situation d’itinérance sont de plus en plus interpellées par les forces policières et reçoivent plus de constats au quotidien. Ce quotidien de répression accroît le sentiment d’injustice qu’elles vivent sans jamais répondre à leurs besoins psychosociaux, tout en aggravant leur situation, notamment en regard de la dette judiciaire qui pèse sur elles.

Ce profilage témoigne fondamentalement de la discrimination dont sont l’objet les personnes en situation d’itinérance. En effet, alors que ces dernières représentent environ 1% de la population générale de Montréal, elles reçoivent près de 25% des constats émis en vertu des réglementations municipales. Le traitement répressif de l’itinérance à Montréal constitue ainsi une réelle atteinte aux droits fondamentaux des personnes, dont leur surreprésentation dans le système judiciaire n’est qu’un indicateur.

Enfin, si l’itinérance se caractérise déjà par un état de dénuement important au plan des ressources financières, relationnelles et de logement, les pratiques répressives à l’égard de ces personnes ne fait que fragiliser davantage leur situation, en contribuant à leur endettement.

Endettement

L’analyse des parcours de judiciarisation témoigne d’un changement majeur puisque, depuis 2005, les constats d’infraction non payés ne font plus l’objet d’une incarcération, les juges de la Cour municipale ayant renoncé à signer les mandats d’emprisonnement pour non-paiement d’amende. Cependant, un effet pervers de cette évolution est que la dette judiciaire des personnes en situation d’itinérance s’est alourdie et ne cesse de croître. Ainsi, au total, elles cumuleraient une dette judiciaire de plus de 1,5 million de dollars pour l’année 2010.

Cette dette judiciaire constitue un frein à l’amélioration de la situation des personnes en situation d’itinérance, puisqu’elles n’auront pas les moyens d’y faire face. Depuis 2008, le Barreau du Québec demande une amnistie de ces constats d’infraction afin d’effacer cette dette qui, pour certaines personnes, peut s’élever à plus de 80 000$.

Le décor idéalisé

L’analyse des constats d’infraction émis auprès des personnes utilisatrices de services pour les populations itinérantes entre 1994 et 2010 a permis de mettre en évidence l’augmentation importante de la judiciarisation et l’explosion des coûts reliés à celle-ci, tant pour les personnes itinérantes que pour le système judiciaire (et, par extension, pour la population en général).

Tab. 2: Montant des amendes et des frais judiciaires entre 1994 et 2010

Malgré un consensus sur le fait que la répression n’est pas la solution pour répondre au phénomène de l’itinérance, les pratiques de judiciarisation demeurent en hausse à Montréal. Il devient urgent de réfléchir à la manière de réduire l’émission des constats d’infraction en modifiant profondément les pratiques policières et en encourageant la mise en place de véritables alternatives sociales. L’itinérance, loin d’être une menace, est un réel témoignage des enjeux de pauvreté et de pénurie de ressources pour soutenir les plus démunis. La répression ne peut constituer le vecteur d’une quelconque solidarité. Elle n’est que le reflet d’une tentative de maintenir à l’écart (de « pourchasser ») les personnes qui « dérangent » dans le décor idéalisé de la prospérité économique de la Ville de Montréal. Pourtant, le sens de la justice impose non seulement de respecter les droits des personnes en situation d’itinérance au même titre que n’importe quel autre citoyen, mais d’accompagner ces populations démunies dans la réponse à leurs besoins, plutôt qu’à en faire de dangereux individus qu’il faut contrôler.

Notes

1 : Cette étude s’inscrit dans le cadre d’une subvention plus large financée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) qui vise à documenter les pratiques de judiciarisation et le point de vue des acteurs sociojudiciaires dans différentes villes canadiennes (Vancouver, Winnipeg, Toronto, Ottawa, Montréal, Québec, Halifax).