Le « chercheur-praticien » est une créature issue de la mise en place d’équipes partenariales de recherche sociale selon le modèle lancé par le Conseil Québécois de la Recherche Sociale (CQRS) en 1992. Ce titre composé désigne le statut d’un acteur de terrain qui consacre une partie de son temps pour la réalisation d’une recherche en partenariat. Au Québec, plusieurs équipes de recherche ont adopté des protocoles types ou des contrats pour spécifier les ententes avec leurs éventuels partenaires communautaires ou de terrain. Cette formule n’a plus le statut de pratique marginale ; la formation des Centres affiliés universitaires (CAU) en témoigne éloquemment. Comme l’indique Vaillancourt (2005), le modèle est reconnu, codifié et résolument institutionnalisé. Or, l’institutionnalisation d’une pratique peut avoir des effets pervers, comme la « récupération » par l’État d’idées et de méthodes développées en contestation avec ses pratiques usuelles. La formule de recherche partenariale serait-elle devenue moins innovante du fait de son entrée dans le rang des pratiques institutionnalisées ? Comment cette forme de recherche permet-elle de questionner la construction des savoirs ?Comme praticien-chercheur, j’ai été amené à réfléchir à ces questions avec une équipe qui travaille sur la « multidiscrimination à l’aide sociale et le risque d’itinérance ». Cette équipe est composée d’une infirmière, d’une psychiatre, d’étudiants en sociologie, d’un professionnel de recherche et chargé de cours en travail social, d’un chercheur universitaire et de moi-même, organisateur communautaire. A fortiori, nous pouvons penser qu’une équipe comme la nôtre, intégrée à deux grandes institutions – un Centre de Santé et de Services Sociaux et une université – serait doublement susceptible de voir sa recherche limitée à des problèmes prédéfinis et sa liberté de questionner les modèles dominants pour comprendre et intervenir auprès des personnes en grande pauvreté, restreinte. Notre projet consiste précisément à remettre en cause les critères institutionnels de compréhension des populations stigmatisées, d’où mon intérêt pour une réflexion « évaluative » sur l’expérience pratique de notre équipe de recherche qui en soi, constitue peut-être une nouvelle forme d’éthique de la recherche.
Un nouvel espace
La volonté de sortir du cadre universitaire et d’associer des chercheurs aux milieux de pratique est souvent présentée par les « promoteurs » des modèles partenariaux de recherche dans un visée technique « d’amélioration des politiques, des pratiques et du processus décisionnel dans le secteur public » (Renaud, 1997). Cette production de données immédiatement « utilisables » sur le terrain se fait à travers des protocoles de recherche de plus en plus codifiés et réglés afin d’éviter certains écueils qui pourraient découler de ce partenariat entre la recherche et la pratique. Par-delà la légitimité d’avoir un certain cadre pour protéger les différents partenaires et de produire des connaissances « utiles », notre expérience nous enseigne que la recherche partenariale a d’abord l’avantage de créer un nouvel espace de production et d’échange de connaissances.Point de rencontre entre deux mondes, la recherche en partenariat est un lieu de tensions et de négociations à travers lequel un nouveau rapport à la connaissance peut se tisser. Dans les milieux de pratique, le modèle traditionnel à voie unique qui promeut un transfert de connaissances de l’expert au profane ne suffit pas et doit se doubler d’une seconde voie où le savant peut à son tour considérer la connaissance pratique. Il ne s’agit pas de soumettre les savoirs à la négociation, mais bien de varier les sources et les procédures de leur production. La recherche en partenariat soulève des espoirs comme ceux d’ouvrir de nouveaux champs de recherche ou de mieux répondre aux problèmes qui se posent directement au sein de la population. Elle multiplie les échanges de connaissances et permet de développer des applications pratiques qui font sens pour les différents acteurs de la recherche. Enfin, les populations impliquées dans ces recherches peuvent témoigner de leur situation, prendre conscience des enjeux dans lesquels elles sont inscrites et être mieux équipées pour s’impliquer dans la redéfinition des pratiques sociales qui leur sont destinées.Des protocoles d’entente partenariale ont été proposés par différentes équipes de recherche. Un premier point commun entre ces différents modèles concerne la définition du mot « partenariat ». Ce mot est à la mode, mais son usage récurrent en rend parfois le sens imprécis. Dans le cas qui nous préoccupe, son usage est réservé à la désignation d’ententes continues et globales dans lesquelles les associés collaborent à toutes les étapes de la recherche et sont directement impliqués dans toutes les décisions conséquentes. Dans les guides de partenariat parcourus, quatre conditions ont été identifiées pour l’élaboration d’un projet viable : 1) Une entente explicite sur les valeurs et les objectifs sous-jacents au projet ; 2) Un protocole ou un contrat clair qui prévoit les contributions de chacun, le partage des éventuels bénéfices, la diffusion ainsi que les modes de résolution des conflits ; 3) Un rythme soutenu de rencontres de tous les partenaires ; 4) Une modalité de gestion des interfaces entre les partenaires avec parfois, une personne ou un groupe «tiers» désigné spécifiquement pour favoriser une négociation éclairée.En contrepartie, les facteurs d’échec sont généralement attribués aux conflits d’intérêts qui peuvent surgir à cause des diverses appartenances institutionnelles des partenaires impliqués dans le projet. Les exemples sont variés : manque de transparence dans les rapports entre les partenaires, condescendance, paternalisme, agenda caché, compétition pour l’obtention de ressources. Concrètement, cela peut se traduire par des gestes de censure des résultats ou au contraire, par des divulgations hâtives. Il arrive également que le chercheur confonde son rôle avec celui des porte-parole du milieu, de même qu’il arrive que ces derniers détournent des résultats de recherche afin de maintenir ou améliorer leur image corporative (Pleau, 2004).Si ces considérations instrumentales présentées dans la littérature sont importantes et posent des problèmes réels (par exemple, le manque de temps pour les praticiens et les contraintes des cursus pour les universitaires), la recherche partenariale doit également être questionnée sous l’angle de l’épistémologie : De quoi sont faits les savoirs des usagers des services publics, des praticiens et des chercheurs ? Quel est l’effet de l’immersion de chercheurs externes dans un tel milieu ? Comment peut-on synthétiser la rencontre de différents savoirs et expériences ? Ces questions ont été discutées collectivement lors d’une rencontre de l’équipe de recherche « multidiscrimination à l’aide sociale et le risque d’itinérance » et ont été abordées dans une perspective éthique, c’est-à-dire d’interrogations sur la légitimité de notre méthode de recherche, de la formulation des questions à la diffusion des résultats.
Au croisement des regards
De façon globale, les membres de notre équipe ont souligné l’importance que les questions de recherche soient inspirées de problèmes rencontrés dans la pratique d’intervention. Dans notre cas, la recherche a été proposée directement par un praticien-chercheur de l’équipe itinérance du CSSS et a fait l’objet d’un pré-projet rédigé en collaboration avec le directeur de recherche. Dans un mouvement de va-et-vient, ce projet a été revu et corrigé par d’autres membres de l’équipe de recherche. Le début des travaux coïncidait avec le quinzième anniversaire de l’équipe itinérance. À cette époque, plusieurs de ses membres s’interrogeaient déjà sur la longévité et le développement d’une pratique clinique qui avait été créée initialement en vue de donner aux personnes itinérantes du centre-ville de Montréal un meilleur accès aux services réguliers. Plutôt que de diminuer, la fréquentation de ce service augmentait et, à l’inverse de son objectif de départ, des praticiens du réseau public « régulier » y référaient de plus en plus d’usagers au « profil itinérant », plutôt que de les prendre en charge directement. Effet paradoxal : la création d’un dispositif chargé d’ouvrir la porte du réseau aux gens de la rue devient un centre spécialisé vers lequel le réseau réoriente les personnes itinérantes qui s’adressent à lui. Dès lors, l’accès aux services n’est plus considéré comme un droit universel, mais comme un traitement ciblé pour des personnes incapables de répondre, pour des raisons individuelles, aux critères de normalité majoritaires. Le phénomène de l’itinérance a-t-il été médicalisé au point d’occulter les restructurations économiques du marché de l’emploi et des missions sociales de l’État ? L’itinérance est-elle l’expression directe d’une pathologie psychosociale ou bien l’effet pervers du système social et économique ? Comment sortir de cette polarisation dont les deux extrêmes excluent la personne de son histoire, de son identité et des rapports sociaux dans lesquels elle est inscrite ?L’idée d’explorer directement l’expérience de deux groupes de personnes très pauvres, dont l’un est en situation d’itinérance et l’autre, en logement, a permis de faire un pas en ce sens. Notre cadre d’entrevue s’est construit sur les dimensions qui nous apparaissaient cruciales dans le parcours qui pouvait conduire de l’assistance à l’itinérance : le logement, la famille et les proches, le travail, la santé. Ce premier balisage a permis de donner une certaine unité aux entrevues, en même temps que le discours des interviewés faisait apparaître d’autres thèmes récurrents. De fait, au fur et à mesure de l’avancement du projet, nous avons pu ajouter des catégories ou modifier nos catégories initiales : la catégorie « travail » s’est élargie à l’ensemble des compétences, celle de la famille, à l’ensemble des réseaux significatifs et, de possession matérielle, le logement a été défini comme rapport.Tout n’était pas prévu dans le devis initial de recherche et cela nous a parfois placés en position d’insécurité où il fallait « chercher quoi chercher » ! À cet égard, nous nous sommes toujours rattachés aux paroles des interviewés. Les personnes en situation de grande pauvreté sont les premières informées des impacts qu’ont sur elles les différentes pratiques d’intervention. L’écoute de cette parole permet de mettre en relief leur expérience, laquelle est souvent aplatie par la théorie scientifique ou par les paradigmes professionnels d’intervention, qui constituent des univers de sens et de pratiques qui délimitent le champ de ce qui est pensable ou faisable. Prolongeant notre métaphore, nous pourrions dire que chacun jette un faisceau éclairant, mais insuffisant à lui seul pour bien voir la situation réelle. En croisant les différents regards (chercheurs, praticiens, usagers), nous avons obtenu trois sources d’éclairage et une image plus vivante de la réalité. Cela nous a entre autres permis de nuancer l’appellation « personne itinérante », réductrice et inapte à décrire la réalité complexe des gens.
La co-construction des savoirs
L’intérêt de faire de la recherche en partenariat avec et dans un milieu de pratique est associé, selon nous, à la possibilité de saisir la réalité en combinant diverses perspectives. On peut ainsi espérer avoir une vue plus complète en créant les conditions qui permettent de développer des liens entre les différentes dimensions d’une situation donnée. Les chercheurs universitaires peuvent aborder leur terrain de recherche en entrant directement en contact avec les populations et les intervenants qui travaillent auprès d’elles ; ils peuvent également reconnaître les bénéfices d’une « immersion pratique », notamment l’établissement de nouveaux rapports avec les sujets concernés par l’étude, plus proche de l’engagement que de la besogne.Notre modèle de partenariat n’a pas été formellement balisé. Nous tenons une réunion d’équipe mensuelle, ce qui nous permet d’épargner une codification plus formelle de nos rapports, puisqu’ils sont constamment en construction. Cette réunion est le lieu où l’on fait le point sur les travaux en cours et où l’on se partage les tâches pour la poursuite du parcours. Une répartition avait été esquissée en début de projet, mais elle a été précisée et modifiée parce que l’avancement de la recherche faisait émerger de nouvelles questions et que tous les membres n’avaient pas la même disponibilité. Ainsi, cette convention « non conventionnelle » dans notre groupe peut être décrite comme étant l’exercice d’une maïeutique soutenue par l’écoute du directeur de recherche, qui invite à l’expression de ce que nous avons lu, entendu, observé ou ressenti lors de nos entrevues ou de nos recherches en bibliothèque afin de créer une dynamique d’échanges à partir des commentaires des autres membres de l’équipe. Chacun est libre de prendre la parole ou non. Nous évitons les arguments d’autorité, le name-dropping et le jargon médical, psychiatrique ou sociologique qui pourrait conférer au locuteur une légitimité à laquelle une partie du groupe n’aurait pas accès. Il ne s’agit pas de « vulgariser » mais plutôt de se situer sur un même plan, ce qui signifie simplement utiliser un langage commun. Aucun membre du groupe ne doit en être exclu sous prétexte de son champ de spécialisation ou de son statut dans l’équipe. Nous visons ainsi à préciser et à nuancer la perspective de chacun afin de créer un espace collectif de co-construction du savoir. Cet espace collectif doit se justifier par lui-même sans égard aux institutions d’appartenance des participants. La liberté est la condition de notre créativité, ce qui nous permet d’aller ailleurs, de déconstruire les discours institués et d’impulser d’autres interprétations de situations comme celle de l’itinérance. C’est ce que nous avons défini comme étant notre éthique de la discussion.
Pour « qui » et pour « quoi » ?
La recherche en partenariat est très valorisée par les gestionnaires. Les chercheurs et praticiens sont, conséquemment, souvent sollicités pour se joindre à de telles équipes ou en former de nouvelles. Or, le partenariat n’est pas vertueux en soi. Il peut facilement devenir une arène stratégique où les bailleurs de fonds, les institutions d’accueil et les partenaires se disputent la légitimité que peut conférer la recherche. En ce qui concerne notre équipe de recherche, ses membres insistent sur leur choix de travailler au Centre-ville avec l’équipe itinérance du CLSC et ses usagers, ainsi que sur l’importance de travailler en collectif plutôt que de façon plus traditionnelle avec une structure décisionnelle pyramidale. Ce choix comporte des enjeux. Pour les étudiants et les chercheurs, la recherche en partenariat exige plus de travail de diffusion et de communication avec et dans le milieu, ce qui peut réduire leur temps disponible pour des activités universitaires plus traditionnelles, c’est-à-dire pour rédiger des articles et présenter des communications dans leur réseau disciplinaire et académique. Les praticiens rencontrent un dilemme semblable. La rareté du personnel et les contraintes budgétaires ont souvent pour effet de transformer les périodes accordées à la recherche en une accumulation de tâches. La recherche en partenariat, bien qu’officiellement reconnue par les institutions universitaires et de santé, n’est pas encore bien intégrée à leur culture. Néanmoins, si le choix de faire équipe s’est affirmé pour chacun de nous depuis les débuts, c’est bien parce que nous y trouvons un intérêt.Les praticiens évoquent d’abord le temps de recherche comme un temps de distanciation et de mise en perspective de leur intervention. Il leur permet de s’éloigner du constant climat d’urgence de la pratique, de remettre en cause leur façon d’identifier les problèmes et les manières de les résoudre. À cet égard, la participation conjointe de sociologues, d’organisateurs communautaires, d’une infirmière et d’une psychiatre permet une approche transdisciplinaire qui nous sort des sentiers battus en termes de compréhension et d’intervention en itinérance.Les étudiants ont trouvé dans cette expérience une occasion de mettre la théorie à l’épreuve. Cette théorie devenait plus vivante et moins un outil de classement des données ou d’ordonnancement des procédures ; plus un outil de travail pour comprendre un problème posé par la pratique qu’un point de départ de l’interrogation. Cela commande un changement d’approche parfois vertigineux, rendu possible par une distanciation du modèle de l’expert chercheur. Si la part des bénéfices habituels pour le chercheur se voit réduite, cette perte est compensée par d’autres apports, comme celui de voir l’influence de son travail se traduire en actes tout au long du processus et non seulement après le dépôt d’un rapport de recherche.
Des questions inédites
Malgré le fait que notre équipe s’inscrive dans un milieu institutionnel à la fois universitaire et socio-sanitaire, son caractère institutionnel m’est apparu beaucoup moins accentué que la littérature m’incitait à l’appréhender. Par caractère institutionnel, j’entends la capacité d’une organisation à imposer à ses membres un cadre qui délimite à l’avance ce qui sera considéré comme bien, souhaitable, exprimable, faisable, etc. Les témoignages recueillis dans l’équipe vont dans un tout autre sens : celui d’une participation collective à la formulation de la recherche et d’une problématisation originale du phénomène de l’itinérance et de l’expérience de la population à l’aide sociale en général. Cette orientation du travail de l’équipe est attribuable à son appropriation individuelle et collective. Si les apports de chacun peuvent être différents, ils n’en participent pas moins à l’œuvre d’ensemble. Au regard de notre expérience, ce respect et cet appel à la contribution de chacun ont rendu possible un certain détachement individuel au profit d’une construction collective.Il est certainement utile de formaliser les ententes de partenariat, ne serait-ce que pour prévenir des mésalliances. Néanmoins, notre expérience nous porte à croire que pour les garder vivantes, nous devons les soutenir par une pratique collective régulière car autrement, ces accords risqueraient de se transformer en dogmes. De même, la présence d’un « tiers » apparaît comme un élément clé pour assurer la cohésion entre les composantes du partenariat. Dans notre cas, ce rôle a été assumé par le directeur de recherche, qui a incité les participants à se prononcer pour eux-mêmes, sans nier leurs attaches institutionnelles ni professionnelles et sans en faire leur champ réservé de compétence ou de crédibilité. Le pari de notre partenariat n’est pas celui d’additionner ou de juxtaposer nos savoirs issus de diverses sources disciplinaires, professionnelles ou expérientielles, mais plutôt de les croiser pour faire surgir des questions inédites.