À Bruxelles, comme dans beaucoup d’autres villes occidentales, le sans-abrisme1 symbolise l’ampleur de la question sociale contemporaine. La situation bruxelloise est particulièrement intéressante en ce qu’elle conjugue une intensification constante du problème et une restructuration continue des politiques publiques destinées à l’endiguer.
Une analyse fine du phénomène et de son évolution permet d’interroger les politiques de lutte contre l’extrême pauvreté mises en œuvre, mais aussi les principes d’action publique qui les fondent et les relations État–secteur associatif sur lesquelles elles reposent. Elle donne à voir, in fine, vers quelles formes d’action publique se dirigent, ces dernières années, les pouvoirs publics belges dans leur lutte contre les inégalités sociales.
Progression continue
Depuis 2008, la Région de Bruxelles-Capitale s’est dotée d’un outil de dénombrement des personnes sans-abri ou mal-logées. La répétition de ces comptages tous les deux ans montre malheureusement une progression continue des chiffres.
Le dernier dénombrement2 réalisé sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale la nuit du 5 novembre 2018 a permis de comptabiliser près de 4200 personnes3 en situation de manque de logement décent. Parmi celles-ci 75% sont des personnes sans-abri ou sans logement et 25% résident dans des logements inadéquats.
Par rapport au dénombrement précédent, réalisé en 2016, c’est plus de 800 personnes supplémentaires qui ont été identifiées en une nuit de comptage, soit une augmentation de 23%. Ce sont principalement des personnes réellement sans-abri, c’est-à-dire vivant dans l’espace public, qui constituent ce nouveau contingent.
L’ampleur prise par le phénomène depuis le premier dénombrement réalisé en 2008 est interpellante. On passe en effet d’un total de 1729 personnes dénombrées lors du premier exercice de comptage à ces 4200 personnes pointées 10 ans plus tard, soit une augmentation de 142%.
Cette évolution est d’autant plus préoccupante que, comme le remarquent eux-mêmes les auteurs de l’étude, les résultats sont sans conteste une sous-estimation de la situation réelle. Celle-ci pourrait relever des limites matérielles des conditions d’enquête (nombre d’enquêteurs, méconnaissance des lieux d’hébergement, logiques d’évitement) ou à l’impossibilité d’obtenir des informations sur certaines situations de vie spécifiques (hébergement chez des amis ou dans la famille, présence dans les hôtels ou dans d’autres lieux d’hébergements inaccessibles à l’enquête).
Bien que cette augmentation soit aussi tributaire de l’amélioration constante de l’outil utilisé, elle ne correspond pas à un simple artefact statistique. C’est plutôt l’affinement des connaissances du paysage bruxellois, l’approfondissement des partenariats avec les diverses associations impliquées dans le comptage et l’extension des sources de données qui expliquent la production d’une image du sans-abrisme à Bruxelles plus proche de la réalité.
Tendances lourdes
Dix ans de distance entre ces deux évaluations du problème du sans-abrisme permettent de tirer quelques enseignements et quelques tendances lourdes.
Tout d’abord, de façon évidente, la problématique du sans-abrisme à Bruxelles s’est amplifiée et complexifiée depuis 2008. Cela s’explique par un durcissement régulier de l’accès à l’aide sociale générale et aux revenus de remplacement (allocations de chômage, handicap, etc.), notamment par le passage de la notion de droit à celle de conditionnalité (Avanzo et al., 2017). Le passage d’un État «providence» à un État «social actif» a en effet redessiné le modèle de l’aide sociale en accentuant les exigences pesant sur les bénéficiaires les plus précaires. Cette inflexion s’est par exemple matérialisée dans les politiques d’activation des chômeurs (contractualisation, demandes répétées de preuves de recherche d’emploi) et la multiplication concomitante des exclusions du système d’allocation4 ou dans la contractualisation de l’accès au Revenu d’intégration sociale, dernier filet de protection sociale octroyé par les Centres publics d’action sociale. Elle a également des conséquences importantes en termes de non-accès ou de non-recours aux droits par la prolifération des conditions administratives à respecter pour obtenir les aides disponibles5.
Cette aggravation s’inscrit aussi sur fond d’un désengagement de l’État qui se concrétise dans le transfert graduel de sa responsabilité à assurer les conditions minimales d’existence de sa population vers les niveaux de pouvoir inférieurs (Régions et communes), vers le privé (par l’attribution de missions de service public au secteur associatif), vers les solidarités informelles (aide alimentaire, squats) et, in fine, vers les individus eux-mêmes.
Cela s’explique enfin par la forte augmentation des populations spécifiques que constituent les personnes sans-papiers et les «transmigrants» (migrants présents en Belgique pour pouvoir passer en Angleterre, leur destination finale). La «crise migratoire», notamment alimentée par les récentes guerres civiles libyenne et syrienne et les politiques de démantèlement des campements de la côte française du Pas-de-Calais, a ainsi mené à la création d’un «camp» au centre même de Bruxelles et entraîné la création d’un mouvement citoyen, la Plateforme Citoyenne6, pour le gérer et soutenir ses occupants. Lors de la nuit du dénombrement de 2018, cette structure accueillait 685 personnes, réparties entre hébergement d’urgence, logement chez l’habitant et logements collectifs.
Mais ce sont bien les personnes sans accompagnement, les habitants de la rue, et l’hébergement d’urgence qui font exploser les chiffres ; les hébergements au sein des «maisons d’accueil», c’est-à-dire les structures associatives subsidiées par les pouvoirs publics, restant stables d’année en année du simple fait de leur permanente saturation. Celles-ci n’accueillent d’ailleurs que 38 % de l’ensemble des personnes dénombrées. La majorité des personnes sans-abri et mal-logées de la Région de Bruxelles-Capitale ne bénéficient pas d’un accompagnement psycho-social régulier et sont donc vouées à la débrouille pour accéder à leurs droits, à des soins et au logement.
La situation actuelle se caractérise par la complexification des problématiques dont les personnes sont porteuses (exclusion des droits, problèmes de santé mentale, migration, jeunes en errance, familles roms), par la non-concordance persistante entre l’offre de services et les demandes mais aussi par la diversification des acteurs présents sur le terrain, notamment à travers l’émergence de nouveaux intervenants comme les mouvements citoyens ou les associations humanitaires (Mescoli et al., 2020). Cette dernière évolution peut s’analyser positivement comme une capacité d’auto-organisation du terrain et le développement de pratiques plus en phase avec de nouveaux publics et de nouvelles problématiques. Négativement, elle peut aussi se voir comme un palliatif au refus des acteurs publics de prendre en charge les effets de la globalisation et des politiques néo-libérales et à son incapacité à inventer des mécanismes de redistribution novateurs qui puissent y répondre.
Injustices spatiales
Cette évolution générale des chiffres met en scène la complexité de la situation bruxelloise et le conflit récurrent entre deux options politiques qui la structure. Faudrait-il privilégier le renforcement continuel de structures d’accueil minimales pour répondre à l’explosion de la demande, au risque de créer une filière spécifique? Faudrait-il plutôt viser l’éradication du sans-abrisme en orientant ces publics vers les structures classiques de l’aide sociale au prix d’un accompagnement coûteux en temps et en compétences et au risque d’un engorgement des services?
La Région de Bruxelles-Capitale est une des régions les plus prospères de l’Union européenne en termes de création de richesses, mais concentre dans ses frontières une plus grande part de population pauvre que les autres régions belges. Dans ce contexte socio-économique paradoxal et marqué par une crise du logement qui perdure, les décisions politiques anciennes comme les plus récentes ont fait le choix de répondre aux urgences au détriment d’un travail d’insertion à plus long terme des personnes sans logement et d’une action sur les causes profondes du phénomène. En réaction à la hausse continue du nombre de personnes sans-abri, ce sont des centaines de places d’accueil de crise et d’urgence qui ont été créées ces quinze dernières années, même si les programmes de types «logement accompagné» ou «logement d’abord» ont également vu leur nombre de place augmenter mais sur des bases nettement plus modestes.
Cette option montre malheureusement l’acceptation politique progressive des phénomènes de précarisation des populations urbaines. La création de places d’urgence signifie dans les faits le renoncement à faire fonctionner pour tous les mécanismes de redistribution, de protection et d’assistance de l’État social. Ce choix entérine une organisation de l’aide à deux vitesses entre ceux qui bénéficient encore, à un titre ou l’autre, du système assurantiel et ceux qui n’ont plus d’autres recours que l’aide d’urgence.
Cette inégalité renforce par ailleurs des phénomènes d’injustice spatiale. Par la notion d’injustice spatiale, on entend, à la suite de Soja (2009) un accès structurellement inégal des habitants aux ressources d’un territoire donné. Cela passe par exemple par la répartition de l’équipement en services, les capacités de transports publics ou la qualité différenciée du cadre de vie. L’injustice spatiale peut aussi se traduire dans le traitement inégal de certaines populations du fait de leur localisation territoriale. C’est typiquement ce qui se passe, à Bruxelles, à travers la différenciation locale des politiques à destination des personnes sans-abri.
Fragmentation
On ne peut en effet séparer l’analyse des politiques menées à destination des personnes sans-abri d’une observation plus générale sur la façon dont la gestion de la question sociale s’est fragmentée tout au long des transformations de l’État social belge et les effets que cela produit sur les actions de terrain. La réaction des pouvoirs publics face au développement de l’extrême pauvreté et des difficultés d’accès au logement en Région de Bruxelles-Capitale doit se comprendre dans le cadre de la complexité institutionnelle propre à la Belgique et de ses répercussions sur les mécanismes de solidarité et de distribution des ressources au niveau national.
La structure politique de la Région bruxelloise est un entremêlement de nombreux niveaux de pouvoirs dont le degré premier est celui de la commune. En simplifiant, on peut dire que la gestion publique du territoire et des habitants de la Région est assurée par les niveaux de pouvoir suivants : fédéral, régional (pour les compétences liées à l’économie et au territoire), communautaire (pour les compétences liées aux personnes : éducation, culture, santé), communale. La Région de Bruxelles-Capitale est d’abord l’agrégation de dix-neuf communes indépendantes et en concurrence sur nombre de questions pratiques. Les compétences communautaires y sont assurées par trois gouvernements différents : francophone, néerlandophone et «bicommunautaire». Cette dissémination de la légitimité politique rend donc difficile, et parfois impossible, la prise de décision unifiée sur des dossiers qui, bien qu’ils couvrent l’ensemble de la Région, se répercutent de façon différenciée sur les territoires locaux.
Dans le cas du sans-abrisme, les premiers signes de l’aggravation du phénomène au début des années 2000 n’ont pas permis de concevoir une action concertée des décideurs communaux responsables de l’aide sociale. Bruxelles-Ville, la commune la plus puissante et aussi la plus touchée par cet accroissement, décide alors en accord avec cinq autres communes de l’agglomération de créer, à côté de l’offre publique déjà existante, une nouvelle structure parapublique : le Samusocial. S’inspirant du modèle parisien, celle-ci doit apporter une solution au vide existant dans la prise en charge des individus entre la rue et les autres services d’aide en promouvant un «bas seuil» d’accès. Cette structure, appuyée par des relais politiques de poids, va rapidement prendre une place prépondérante dans le paysage de l’action sociale d’urgence et drainer une part considérable des moyens alloués à la lutte contre le sans-abrisme, principalement dans l’organisation de lieux d’accueil d’urgence.
Si elle en est l’expression la plus spectaculaire, la création du Samusocial n’est que l’exemple le plus visible de la diversification des services qui se manifeste à l’époque : logement accompagné, création d’un abri de nuit, travail de rue, services de jour, douches, services d’hygiène, restaurants sociaux, Centres d’Action Sociale Globale, innovations du secteur de l’aide aux justiciables, de l’aide aux personnes avec problématiques d’assuétude (de dépendance) et de l’aide aux personnes en général. Les services se multiplient, se développent et se spécialisent. À l’opposition entre aide d’urgence et accompagnement psycho-social au long cours s’ajoute ainsi la fracture entre pouvoirs et acteurs publics ou parapublics d’une part, et acteurs associatifs, de l’autre.
Ce foisonnement d’initiatives compose un paysage de l’intervention sociale en faveur des personnes sans-abris éclaté et très peu organisé. La diversification des approches, des services et des pratiques correspond sans doute à la multiplicité des problématiques et des publics et s’inscrit dans la volonté de mieux calibrer les réponses à une problématique complexe. Cette phase de création de services va d’ailleurs de pair avec une professionnalisation croissante des salariés du secteur (Moriau, 2016) et pourrait constituer le socle d’une approche «écologique» de la question. Mais, en pratique, la répartition différenciée des missions et l’absence d’un organe centralisé de coordination de l’offre et de répartition des demandes mènent à des effets d’inégalité territoriale dans une logique plus générale de refus de prise en charge du phénomène à sa juste importance.
Conversion
Les premiers effets territoriaux se dessinent par exemple dans le fait que les centres d’urgence vont se localiser dans les quartiers pauvres du centre-ville alors que les maisons d’accueil dédiées à l’accompagnement à plus long terme, souvent organisées par des associations issues du monde chrétien, vont occuper des bâtiments appartenant à des communautés religieuses disséminées dans l’ensemble de la ville. De façon générale, on peut constater que les dispositifs d’aide ne couvrent pas de manière équivalente tout le territoire de la Région. On peut même avancer que la gestion communale de la localisation et de la mise à disposition des ressources pour les personnes sans-abri, comme les abris de nuit ou les restaurants sociaux, fait pleinement partie des outils d’un management urbain de la pauvreté (Brenner, 2009) qui vise à différencier espaces économiquement attractifs et espaces de relégation.
La réforme continuelle de l’État belge7 vers un système de plus en plus fédéral, soit dans son acception européenne le passage d’un système politique centré et à vocation sociale à un système plus «acentré» (De Decker, 2004) et aux accents plus libéraux, favorise la prolifération d’acteurs et de niveaux de pouvoir et avive les enjeux propres aux relations entre action publique, territoire et inégalités. Dans cette conversion, l’éclatement des mécanismes tant de captation/redistribution des ressources que de prise de décisions politiques a pour double effet l’amenuisement des moyens financiers et l’accroisement de la concurrence territoriale.
La multiplication d’acteurs locaux, si elle permet en théorie une conduite de politiques plus proches des réalités locales et donc plus efficaces, donne aussi de plus grandes possibilités d’évitement et de défection vis-à-vis de problématiques particulières et peut accentuer les inégalités au sein d’un espace pourtant relativement petit. Se pose ainsi pratiquement la question de l’égalité de l’action publique en faveur des populations précarisées sur l’ensemble du territoire, qu’il soit national ou régional. Se posent ainsi les questions suivantes : le niveau communal est-il le niveau adéquat pour prendre en charge la question du sans-abrisme? La délégation d’une partie de ses pouvoirs d’intervention de la part de l’acteur public aux acteurs associatifs est-elle en mesure de garantir un traitement équitable des situations de précarité?
Tensions révélatrices
Un enjeu essentiel de la lutte contre l’extrême pauvreté dans la Région de Bruxelles-Capitale est donc, d’une part, d’atténuer les frictions entre les acteurs institutionnels et les associations comme entre les associations elles-mêmes par une meilleure coordination des actions et, d’autre part, de garantir une lisibilité accrue de l’offre d’aide et une répartition plus équilibrée des efforts à assumer par les parties, le tout sans uniformiser l’offre de prise en charge.
Un premier essai aura été la création par les pouvoirs publics en 2008 de La Strada, centre d’appui au secteur bruxellois du sans-abrisme sensé coordonner les interventions. Ce centre n’est pas parvenu à peser sur ces problèmes du fait de la volonté du Samusocial de se positionner à la fois comme service associatif indépendant tout en étant directement dépendant de Bruxelles-Ville, et de la relative méfiance des services associatifs à l’égard d’un organe de coordination perçu comme trop politisé (Wagener, 2012).
C’est une crise de gestion au sein du Samusocial, marquée par d’importants détournements de fonds, qui va permettre à un acteur politique de niveau supérieur, la Région bruxelloise, de reprendre la main sur l’organisation du secteur. Un nouveau texte légal (l’Ordonnance du 25 mai 2018) est édicté pour régler cette coordination complexe entre les acteurs et trouver les échelles adéquates d’intervention tant institutionnelles que spatiales. Ce texte cherche à atteindre un objectif de justice spatiale en répartissant la prise en charge des personnes sans-abri entre les opérateurs agissant sur des territoires distincts. Pour les acteurs concernés, les objectifs de l’ordonnance sont essentiellement de concilier les interventions d’urgence et une politique d’inclusion sociale, d’établir un suivi longitudinal mobilisant des services adaptés pour les personnes sans-abri et de stabiliser l’existence des structures qui s’occupent du sans-abrisme dans la multiplicité de ses causes et de ses occurrences.
En visant à résoudre les conflits de compétences territoriales et en imposant une structuration hiérarchique forte du secteur, l’ordonnance veut clore un débat vieux de vingt ans. La nouvelle logique d’action se fonde sur deux piliers : d’une part, le New Samusocial qui est chargé de l’accueil et de l’aide d’urgence et, d’autre part, Bruss’Help qui est chargé du suivi longitudinal et de l’inclusion des personnes ainsi que de l’observation du phénomène du sans-abrisme. C’est donc l’approche verticale qui a été privilégiée pour s’extraire de la complexité de la gouvernance multi-niveaux et apaiser les conflits territoriaux endémiques entre les acteurs publics et privés. Ce dispositif devrait permettre de réduire les coûts de coordination par le traitement des conflits en amont, mais, ce faisant, la Région Bruxelles-Capitale reterritorialise les politiques sociales sans le dire.
Une fois la vitesse de croisière atteinte, l’évaluation de cette reconfiguration permettra de voir si ce changement de type de gouvernance a pu rencontrer la volonté du législateur de respecter la diversité des méthodes de travail et l’autonomie des différentes structures d’intervention de première ligne. Les craintes très vives du secteur à ce sujet et la difficulté de coordination entre les structures publiques de première ligne, essentiellement communales, restent deux freins à ce retour vers une organisation de la coopération entre acteurs par silos hiérarchiques – urgence d’un côté, intégration de l’autre.
Refonder la coopération
Les évolutions successives de l’État belge et l’extrême complexité qui en est issue ont des conséquences importantes sur sa capacité à gérer les transformations de la question sociale et tout particulièrement le phénomène du sans-abrisme. Cette complexité est le résultat d’une double tendance : d’une part, une régionalisation qui fragmente dans une gouvernance multi-niveau les compétences et, d’autre part, une délégation au secteur associatif des missions que l’État dans sa vocation sociale avait jusque récemment assumées. In fine, cette segmentation a produit des points de vue de plus en plus difficilement conciliables entre les parties prenantes avec des cultures d’intervention centrées soit sur l’urgence pour le pouvoir public via des structures comme le Samusocial, soit sur la prévention pour une part significative de l’associatif au travers de différents projets. Outre les dix-neuf communes de la Région Bruxelles-Capitale, quatre pouvoirs à l’échelle de la Région sont appelés à dégager une vision commune en y associant en sus des compétences qui sont encore exercées par le Gouvernement fédéral (tutelles sur les services communaux d’aide sociale et politique de l’immigration notamment).
Une autre conséquence de cette complexité est la possibilité pour certains acteurs publics d’éviter la mise en place de services sur leur territoire. L’échelle communale peut ainsi se révéler discriminante dès lors qu’elle permet la défense d’intérêts locaux en évitant soit l’attribution d’aide, soit l’installation de services d’aide aux populations les plus précaires. Ces tactiques propres à un management urbain néo-libéral sont cependant mobilisées par les différents niveaux de pouvoir. Pratiquement, elles visent, selon les intérêts défendus, à l’éviction des populations les plus précaires de certains quartiers en ne permettant pas la localisation de services pouvant assurer leur sécurité minimale d’existence.
Ce jeu sur les échelles spatiales est une constante de la gestion de la précarité par l’acception du pauvre local et du rejet du pauvre venu d’ailleurs. Le désengagement de l’État, qui prend dans ce cas précis la forme de la désagrégation des politiques sociales menées à un niveau national, la remise en cause du caractère «inconditionnel» de ces politiques ainsi que la délégation aux services privés, accroît les possibilités de désistement et dissout les responsabilités collectives. S’affermit une structure d’aide à plusieurs vitesses et de qualité variable selon les espaces occupés. À un niveau subalterne, la Région n’est peut-être pas en capacité de remédier seule à cette situation ni de refonder une coopération suffisante des acteurs pour garantir un niveau acceptable de justice sociale et spatiale.
Notes
- La typologie européenne d’exclusion liée au logement ETHOS produite par la Fédération Européenne des Associations Nationales Travaillant avec les Sans-Abri (FEANTSA), que nous reprenons à notre compte, considère que l’exclusion liée au logement ne se limite pas au fait d’être «sans abri» (en rue ou en hébergement d’urgence) mais peut aussi recouvrir les situations d’être «sans logement» (hébergement, institution), d’être «en situation de logement précaire» (chez des amis ou de la famille, sous-location, sous menace d’expulsion) ou d’être «en situation de logement inadéquat» (insalubrité, surpeuplement, habitat provisoire). Pour plus de développement, voir www.feantsa.org
- La dernière édition en date du dénombrement s’est déroulée la nuit du 9 novembre 2020, mais les chiffres ne sont évidemment pas encore disponibles. Il y a cependant fort à parier, notamment au vu des conséquences de la crise sanitaire, qu’ils ont continué à augmenter. Le rapport du dénombrement 2018 est accessible en ligne à l’adresse : http://www.brusshelp.org/images/LAS3220_Denombrement2018_FR_5_BD.pdf
- Pour une population officiellement recensée dans la Région de Bruxelles-Capitale de l’ordre de 1 200 000 personnes.
- Voir par exemple l’étude menée par le Collectif Solidarité Contre l’Exclusion sur les sanctions en matière d’accès aux allocations de chômage : http://www.asbl-csce.be/documents/Etude2015sanctionsb.pdf
- Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles (2017), Aperçus du non-recours aux droits sociaux et de la sous-protection sociale en Région bruxelloise, Cahier thématique du Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté 2016, Cocom, Bruxelles : https://www.ccc-ggc.brussels/sites/default/files/documents/graphics/rapport-pauvrete/rapport_thema_fr_2016.pdf
- Pour plus d’informations sur ce mouvement, intéressant à plus d’un titre, voir leur site : http://www.bxlrefugees.be/
- Six réformes de l’État belge, en 1970, 1980, 1988-89, 1993, 2001 et tout récemment en 2015, ont transféré d’importantes compétences du niveau fédéral vers les entités fédérées notamment en matière d’aides sociales et de lutte contre la pauvreté.
Références
Avanzo, Sébastien et Mejed Hamzaoui (2017), «Vers une banalisation de l’aide et de l’action sociale au conditionnel», Les Politiques Sociales, 1(1).
Brenner, Neil (2009), «Urban Governance and the Production of New State Spaces in Western Europe, 1960-2000» in Arts B., Lagendijk A., Houtum H. (eds) The Disoriented State: Shifts in Governmentality, Territoriality and Governance, Springer, Dordrecht.
De Decker, Pascal (2004), «Dismantling Or Pragmatic Adaptation? On The Restyling Of Welfare And Housing Policies In Belgium», European Journal of Housing Policy, 4-3, p. 261-281.
Mescoli, Elsa, Antoine Roblain et Pieter Griffioen (2020), «Les initiatives citoyennes de soutien aux migrants en Belgique. De l’humanitaire à la contestation politique», Anthropologie & développement, 51, p. 171-185.
Moriau, Jacques (2016), «Les 4 étapes de la gestion publique du secteur associatif à Bruxelles (1945-2015)», Échos Bruxelles Laïque, 96, p. 8-11.
Soja, Edward, D. (2009) «La ville et la justice spatiale», justice spatiale|spatial justice, 1, en ligne : jssj.org/issue/septembre-2009-dossier-thematique/
Wagener, Martin (2012), «L’urgence sociale. Vers une politique concertée à Bruxelles?», La Revue nouvelle, 11, p. 50-58.
Wetz, Evelyne, Jacques Moriau et Alain Willaert (2020), Organisation de l’aide et des soins de première ligne en Région Bruxelloise. Note de vision politique de l’inter-fédération ambulatoire, CBCS, Bruxelles.