La pratique infirmière d’interface en contexte de vulnérabilité sociale : faire autrement

Confrontées quotidiennement à des réalités marquées par la souffrance et l’exclusion sociale, il arrive que des infirmières en viennent à l’évidence de devoir « faire autrement » pour répondre aux besoins de personnes vulnérables qu’elles rencontrent dans les services de première ligne, en CSSS. Aux frontières d’un espace d’action social et de santé, ces infirmières tracent les contours d’un nouvel univers de pratique aux possibilités multiples pour transformer le visage de la vulnérabilité sociale. Investie dans des lieux non traditionnels du soin, leur pratique déployée en marge des services institutionnels suit des trajectoires parfois incertaines qui donnent lieu à des interventions originales et singulières, lesquelles ne sont pas sans susciter des questionnements. Les diverses formes possibles du soin, les limites disciplinaires et organisationnelles à l’intérieur desquelles agir dans le cadre d’une pratique infirmière de première ligne auprès de clientèles vulnérables, de même que la gamme des acteurs avec lesquels collaborer restent, ainsi, à circonscrire. C’est avec l’intention de développer des connaissances pour soutenir le déploiement de cette pratique infirmière et en appuyer la légitimité encore fragile que s’est concrétisé le projet doctoral (Richard, 2013) dont les résultats sont résumés dans ce qui suit.

Modéliser la pratique

Dans notre société contemporaine, malgré une abondance relative de ressources, des personnes vivent toujours en contexte de vulnérabilité sociale. La vulnérabilité sociale renvoie à un ensemble de trajectoires et de réalités marquées par des expériences vécues d’exclusion et de désaffiliation sociales (Castel, 1994; Châtel & Roy, 2008; Delor & Hubert, 2000; Gendron, 2001) qui réduisent la capacité qu’ont les personnes d’exercer un contrôle sur leur vie, de relever des défis et de mobiliser des ressources pour composer avec des conditions qui ont, notamment, une incidence sur leur santé. La vulnérabilité sociale est donc envisagée ici comme la conjugaison de conditions et de rapports sociaux fragilisants et non pas comme la résultante de caractéristiques individuelles.

Dans les services de première ligne des CSSS au Québec, les infirmières jouent un rôle signifiant auprès de personnes et de familles qui vivent en situation de vulnérabilité sociale (ACIISC, 2011). Les programmes au sein desquels elles interviennent comportent des stratégies visant le renforcement de la capacité d’agir des personnes, de même que des actions ayant pour cible l’environnement, en vue de créer des ressources et des réseaux d’aide qui soutiennent le développement de conditions de vie favorables à la santé. Ainsi, ces programmes créent des opportunités pour les infirmières de développer une pratique à l’interface du CSSS et des ressources de la communauté afin d’agir pour réduire la vulnérabilité sociale. Des infirmières se mobilisent alors au-delà de leurs frontières disciplinaires, organisationnelles et sectorielles pour s’engager dans l’environnement de personnes vulnérables. C’est ce que nous désignons ici comme « pratique infirmière d’interface ». Cependant, force est de constater que la pratique infirmière en CSSS demeure majoritairement centrée sur l’intervention clinique (Beaudet, Richard, Gendron, & Boisvert, 2011; Richard et al., 2010), tandis que les pratiques infirmières d’interface restent peu fréquentes, en partie invisibles, et peu documentées.

Cette recherche qualitative exploratoire avait pour but de modéliser la pratique infirmière d’interface en contexte de vulnérabilité sociale. Il s’agissait d’identifier des repères pour soutenir son développement dans des services de première ligne. Une attention particulière a été portée aux projets mobilisateurs de la pratique d’interface, à ses processus, à la configuration des interactions entre ses acteurs et à l’environnement à l’intérieur duquel cette pratique s’élabore et évolue, de manière à appréhender son agir complexe (Richard, Gendron, & Cara, 2012). Des entretiens semi-dirigés, des séances d’observation et une analyse documentaire ont permis une collecte de données auprès de 15 infirmières et des membres d’équipes interprofessionnelles de trois CSSS, ainsi que des partenaires communautaires. Des programmes compris dans l’offre de services généraux et spécifiques en CSSS ont été sélectionnés[1] pour donner accès à des expériences variables et des degrés de développement différents de la pratique infirmière d’interface, permettant d’en obtenir une compréhension riche au travers un ensemble de variations. Une analyse thématique et en mode écriture (Paillé & Mucchielli, 2012) a été combinée, itérativement, à un processus de modélisation systémique (Le Moigne, 2006). L’étude a reçu l’approbation éthique requise des trois milieux de recherche.

Au terme de l’analyse de données qualitatives, quatre thèmes inter-reliés permettent de qualifier les composantes d’une pratique infirmière d’interface qui prend forme dans les services de première ligne en CSSS auprès de populations vulnérables : (1) une exigence de conformité à une norme sociale d’«autonomie, (2) des processus d’engagement relationnels, (3) l’action stratégique des infirmières et (4) un espace contradictoire de reconfiguration  identitaire (voir Figure 1).

Une exigence de conformité à une norme sociale d’autonomie

La pratique d’interface des infirmières apparaît mobilisée par une finalité particulière, soit ce qu’elles nomment l’«autonomie». Conçu à travers le prisme de l’indépendance et de la responsabilisation, leur propos traduit une sorte d’exigence de conformité à une norme sociale contemporaine. L’autonomie est ainsi présentée comme un but que la personne vulnérable doit atteindre et envers lequel il est attendu qu’elle s’engage pour s’en sortir : « Il faut qu’ils apprennent à être autonomes. (…) On essaie de remettre la responsabilité à l’individu autant que possible parce qu’il est quand même maître de sa destinée et qu’il est responsable de se bouger. (…) Il faut que la personne s’aide un petit peu. »

Processus d’engagement relationnels

Dans la poursuite de cette finalité d’autonomie, les infirmières s’engagent dans des processus relationnels pour créer des liens avec les personnes vulnérables de même qu’avec divers intervenants des ressources locales du milieu. L’engagement avec les personnes vulnérables prend notamment forme au travers d’activités d’accompagnement dans les ressources de la communauté, pour encourager les personnes à développer leur  confiance ou pour leur donner un petit « coup de pouce » afin qu’elles puissent se mobiliser. Le rapport de proximité qui s’installe crée une dynamique relationnelle d’empathie, à travers laquelle les infirmières tentent de saisir « de l’intérieur » le vécu singulier des personnes, pour mieux les comprendre et les soutenir : « On va écouter la personne parler des choses qu’elle a vécues, de son histoire… ça peut prendre une heure, deux heures même. On crée la confiance. (…) On va l’accompagner, et ça, ça permet de tisser le lien de confiance qui peut nous ouvrir des portes pour les interventions éventuelles et aller dans le milieu. »

L’engagement des infirmières auprès d’acteurs du milieu prend la forme de processus d’apprivoisement qui visent un accès privilégié aux différentes ressources de la communauté, avec l’intention de faciliter l’instauration de réseaux d’aide et de soutien pour les clientèles vulnérables. Les infirmières se déplacent ainsi dans les ressources locales et prennent le temps de connaître leurs acteurs. Les liens qui se tissent avec les acteurs du milieu deviennent, en quelque sorte, un préalable pour favoriser la mise en relation des personnes vulnérables avec les ressources : « L’infirmière doit prendre du temps pour parler avec les intervenants des ressources et ne pas juste aller vers les clients. On va les écouter, on va s’intéresser à eux… (…) Ça prend une reconnaissance des intervenants du milieu et de ce qu’ils peuvent faire. »

L’action stratégique des infirmières

Pour construire leur capital relationnel, les infirmières déploient des actions stratégiques. Mises en évidence à l’aide des écrits de Crozier et Friedberg (1977), quatre stratégies particulières ont été identifiées dans la pratique d’interface des infirmières.

Une stratégie de contrainte, qualifiée de «douce et habile», est invoquée dans la poursuite du projet d’autonomie nommé par les infirmières. Cette stratégie opère avec une considération certaine des besoins de la personne, de ses projets et de la direction qu’elle souhaite emprunter pour parvenir à se réaliser. En contrepartie, elle procède également de manière « discrète » et « subtile » pour tenter de modifier la trajectoire des personnes, voire s’assurer qu’elles adhèrent au projet d’autonomie, selon des objectifs d’intervention que les infirmières jugent prioritaires, tout en préservant les liens construits : « (…) C’est sûr qu’on ne peut pas forcer un jeune à faire quelque chose, mais si on voit qu’il a un grand problème, puis qu’il ne le reconnaît pas, on va quand même travailler un peu sur le problème de façon assez discrète. C’est subtil.»

Afin d’accroître l’accès des personnes à des ressources, les infirmières font valoir les apports et la pertinence de leurs actions auprès des acteurs du milieu. Une stratégie de mise à profit d’atouts professionnels – soit des connaissances et des compétences dont elles disposent du fait de leur position sociale et de l’image positive de soignante qu’elles représentent – leur permet de se positionner comme personnes-ressources à la disposition des acteurs du milieu et d’en retirer certains bénéfices : « On a des connaissances en santé… On peut faire la promotion de services, de ce qu’on a dans notre sac à dos et qu’on peut offrir à la clientèle dans leur ressource. (…) C’est utile pour commencer à créer nos liens… pour qu’ils aient le réflexe de nous appeler dans le besoin. Ça nous permet d’avoir des références. »

Par ailleurs, les infirmières adoptent une stratégie de protection de leur marge de manœuvre pour tenter de préserver leur capacité d’intervention dans les ressources du milieu. Par exemple, elles acceptent des compromis face à des situations de soins qu’elles jugent moins optimales; elles s’investissent dans des espaces informels pour entretenir leurs liens avec les acteurs du milieu; et elles tentent de choisir les personnes avec qui collaborer, selon des affinités partagées, afin de maintenir des relations dans le temps : « Quand on va dans les ressources, on doit respecter les us et coutumes de ces endroits-là autant qu’ils sont… même s’ils ne font pas comme on l’avait prévu, que nos philosophies d’intervention ou nos valeurs sont pas les mêmes. L’important c’est de garder les liens. »

Enfin, les infirmières tentent parfois de s’interposer pour influencer des rapports de force dont elles sont témoins entre les personnes vulnérables et les acteurs du milieu – des rapports qui sont généralement au détriment de la reconnaissance de la singularité des personnes, de leur pouvoir d’agir et de la poursuite de leurs projets. Cette stratégie rappelle que les personnes vulnérables, souvent qualifiées de déviantes et de dérangeantes au sein de notre société, méritent d’être abordées et traitées de manière respectueuse, juste et humaine : « On veut essayer de donner une autre alternative que des tickets [des contraventions] à ces gens-là (…). On essaie de faire voir la clientèle autrement et d’humaniser les interventions pour débloquer leurs liens (…).»

Un espace contradictoire de reconfiguration identitaire

La pratique d’interface, qui ne correspond pas à la conception habituelle (biomédicale) du rôle des infirmières, prend forme et se déroule dans un espace contradictoire. Cette contradiction est vécue à travers un ensemble de questionnements, d’incompréhensions et de remises en question exprimés, tant par des collègues que d’autres intervenants, à l’égard d’une pratique encore méconnue. Le soutien relativement limité accordé aux infirmières pour s’engager dans une pratique d’interface au-delà des frontières du CSSS, fait en sorte qu’elles doivent régulièrement justifier la pertinence de leurs actions, surtout celles investies dans des lieux non traditionnels du soin. À cet égard, les infirmières expriment des sentiments d’inconfort, de marginalité et de déviance; et elles se trouvent engagées dans un processus de reconfiguration de leur identité professionnelle, soit celle de l’« infirmière sociale » : « Je suis ultra-professionnelle. Je n’assume juste pas mon rôle d’infirmière dans la stricte description de tâches d’une infirmière traditionnelle. En fait, je suis une infirmière sociale… je vais dans les milieux.»

Une exigence à questionner

 Cette étude soulève, parmi d’autres questions, des enjeux pour la pratique infirmière. D’une part, les résultats sont source de réflexion quant au potentiel de vulnérabilisation que comporte la pratique infirmière d’interface, notamment pour les personnes accompagnées dont les trajectoires s’inscrivent dans des dynamiques de désaffiliation et d’exclusion. La finalité d’autonomie, telle que conçue par les infirmières rencontrées, et qui s’inscrit vraisemblablement dans des valeurs professionnelles et sociales contemporaines (Astier, 2007; Taylor, 1992), comporte une certaine exigence qu’il importe de questionner. Bien que cette exigence soit, sans doute, portée par les programmes sociaux et de santé qui orientent les pratiques professionnelles dans nos institutions, elle invoque des attentes qui peuvent dépasser le pouvoir d’agir des personnes accompagnées et contribuer à des dynamiques fragilisantes et vulnérabilisantes (Châtel & Roy, 2008; Holmes & Perron, 2006). Il est donc impératif de questionner, de manière critique, les projets sous-jacents à nos pratiques auprès de personnes vulnérables afin d’éviter des schèmes reproducteurs d’inégalités. Le renouvèlement de nos pratiques en contexte de vulnérabilité sociale devrait soutenir les personnes vivant diverses formes d’exclusion selon leurs capacités de franchir les barrières de la stigmatisation et de la marginalité. Ainsi, ces résultats sont une invitation à réfléchir à la signification de l’autonomie et de ses implications dans un contexte d’intervention en situation de vulnérabilité sociale.

Une pratique fragile

D’autre part, cette étude permet de concevoir la fragilité de la pratique infirmière d’interface, laquelle est fréquemment remise en question au fur et à mesure qu’elle prend des allures sociales plutôt que biomédicales. Fragilisée dans certaines sphères d’intervention, la pratique infirmière d’interface demeure encore en partie « masquée » et parfois même volontairement cachée par celles qui sont confrontées à une disqualification par leurs collègues. En l’occurrence, la dimension stratégique de cette pratique prend ici tout son sens, notamment dans la mesure où la construction d’un capital relationnel par les infirmières peut favoriser la reconnaissance d’une pratique professionnelle en laquelle elles croient profondément. Assurément, la pratique infirmière d’interface existe, elle est en développement. Il est néanmoins indispensable de s’interroger sur les capacités réelles d’accompagner ce changement de pratique infirmière en CSSS pour faciliter l’appropriation de nouveaux rôles qui dévient de la « norme » vers une possible trajectoire d’innovation. À notre avis, le développement de cette pratique d’interface devrait transiger, du moins en partie, par un soutien accru aux infirmières qui tentent d’investir un espace d’action social pour répondre aux exigences de l’intervention auprès de personnes vulnérables. Autrement, leur pratique d’interface demeure fragile et même, paradoxalement, vulnérable.

Enfin, nous souhaitons vivement que la pratique d’interface présentée ici puisse être source d’inspiration mobilisatrice pour des infirmières en première ligne, et qu’elle serve d’exemple, parmi d’autres pratiques qu’il reste à construire et à « dé-couvrir », pour appuyer le mandat social des infirmières envers la réduction des inégalités.

Notes

[1] Parmi les programmes retenus figurent le programme des Services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance (SIPPE) (services généraux) et des programmes itinérance jeunesse, adulte et leurs services connexes (services spécifiques).

Références

ACIISC (2011). Standards of Practice in Community Health Nursing: A Literature Review Undertaken to Inform Revisions to the Canadian Community Health Nursing Standards of Practice. http://www.chnc.ca/documents/ALitReviewUndertakentoInformRevisionstotheCdnCHNStdrsofPracticeMarch2011.pdf

Astier, I. (2007). Les nouvelles règles du social. Paris, France: Presses Universitaires de France.

Beaudet, N., Richard, L., Gendron, S., & Boisvert, N. (2011). «Advancing population-based health promotion and prevention practice in community-health nursing. Key conditions for change». Advances in Nursing Science, 34(4), E1-E12.

Castel, R. (1994). «La dynamique des processus de marginalisation: de la vulnérabilité à la désaffiliation». Cahiers de recherche sociologique, 22, 11-27.

Châtel, V., & Roy, S. (2008). Penser la vulnérabilité: Visages de la fragilisation du social. Québec, QC: Presses de l’Université du Québec.

Crozier, M., & Friedberg, E. (1977). L’acteur et le système. Paris, France: Seuil.

Delor, F., & Hubert, M. (2000). «Revisiting the concept of vulnerability». Social Science & Medicine, 50, 1557-1570.

Gendron, S. (2001). La pratique participative en santé publique: l’émergence d’un paradigme. (Thèse de doctorat, Université de Montréal, Montréal).

Holmes, D., & Perron, A. (2006). «Les groupes vulnérables: comprendre la vulnérabilité et agir». Dans G. Carrol (dir.), Pratiques en santé communautaire (p. 195-203). Montréal: Chenelière.

Le Moigne, J.-L. (2006). La théorie du système général: théorie de la modélisation. (5e éd.). Repéré à ftp://ftp-developpez.com/jean-louislemoigne/TGS-TM.pdf

Paillé, P., & Mucchielli, A. (2012). L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales. (3e éd.). Paris, France: Armand Colin.

Richard, L. (2013). Modélisation systémique d’une pratique infirmière d’interface en contexte de vulnérabilité sociale. (Thèse de doctorat, Université de Montréal, Montréal).

Richard, L., Gendron, S., Beaudet, N., Boisvert, N., Sauvé, M., & Garceau-Brodeur, M.-H. (2010). «Health Promotion and Disease Prevention Among Nurses Working in Local Public Health Organizations in Montréal, Québec». Public Health Nursing, 27(5), 450-458.

Richard, L., Gendron, S., & Cara, C. (2012). «Modélisation systémique de la pratique infirmière comme système complexe: une analyse des conceptions de théoriciennes en sciences infirmières». Aporia, 4(4), 25-39.

Taylor, C. (1992). Grandeur et misère de la modernité. Montréal: Bellarmin.