L’approche pédagogique derrière la démarche d’appropriation des connaissances

Le pragmatisme

Parce qu’il reconnait la nécessité d’une proximité entre la théorie et l’action, le pragmatisme est au cœur de la démarche d’accompagnement. Ce courant philosophique cherche à favoriser l’applicabilité des propositions théoriques en portant attention à leurs effets concrets sur les pratiques sociales. Ainsi, selon William James (2022), la force d’une idée s’évalue avant tout par son utilité pratique. Bon nombre de stratégies pédagogiques, dont les approches réflexives, s’inspirent de la philosophie pragmatique afin de mieux confronter « les savoirs aux structures d’action et considér[er] les dynamiques cognitives au sein de l’action » (Morandi, 2004 : 5). Conformément au courant du pragmatisme, l’animation des ateliers permettait des temps d’échange pour ancrer les pratiques à privilégier en itinérance, en tenant compte du contexte de travail des apprenant-es ainsi qu’aux occasions et contraintes jalonnant leur quotidien. À la fin de chaque atelier, les apprenant-es étaient par ailleurs invité-es à identifier des engagements personnels et collectifs pour favoriser la consolidation de leurs pratiques. Ces choix d’animation et d’activités font écho à l’importance d’une pensée pragmatique et plus spécifiquement de l’utilité pratique.

L’importance que le pragmatisme accorde à la communication interpersonnelle nous incite également à tenir compte de la pluralité des registres d’énonciation relatifs au phénomène de l’itinérance, qui impliqueront bien souvent des positionnements moraux divergents, voire diamétralement opposés (Biesta, 2010). Par exemple, dans un des ateliers, la question de la consommation de substances chez les personnes en processus de stabilisation résidentielle a été discutée et a permis de faire émerger différents positionnements parmi les intervenant-es d’une même équipe, selon que la consommation était abordée de façon centrale ou comme une composante d’une approche plus globale visant le mieux-être de la personne. La reconnaissance de ces différences anime la démarche d’accompagnement, en ce qu’elle favorise l’approfondissement des contenus du guide et dynamise les échanges lors des ateliers.

Le pragmatisme nous incite donc à tendre vers la compréhension commune de l’itinérance en tenant compte des différents registres participant à son appréhension (Biesta, 2010). Ce faisant, le croisement de ces différentes perspectives en vient à « gén[érer] des perspectives communes qui constituent le fondement de l’action collective » (Clarke, 2010 : 8).

La réflexivité

La réalité du travail en contexte, et au contact, des personnes à risque d’instabilité résidentielle ou en situation d’itinérance implique bon nombre d’enjeux cliniques et éthiques. Ces enjeux peuvent remettre en question l’identité professionnelle et surtout le sentiment d’auto-efficacité des intervenant-es, à qui l’on demande la mise en œuvre de solutions individuelles en réponse à des problèmes sociaux tels que l’accès au logement. Reconnaissant que la quête de sens des intervenant-es vis-à-vis leur travail se heurte à la « panne de sens » des institutions (Rondeau, 2017 : 314), il semblait nécessaire de doter l’accompagnement d’une démarche pédagogique à prédominance réflexive. L’approche réflexive, soit le « mécanisme par lequel le sujet se prend pour objet d’analyse et de connaissance » (Rui, 2010 : 1), répond également à l’exigence de favoriser le développement professionnel en misant sur l’acquisition de capacités d’analyse et de réflexion critique. Entendue au sens sociologique, la réflexivité désigne une manière de procéder à « l’examen et la révision constante des pratiques sociales » (Giddens, 1994 : 45). Il s’agit, en d’autres mots, de comprendre l’expérience d’intervention à partir de son contexte et à la lumière de ses contraintes, de la décentrer de l’individu pour mieux en saisir sa complexité. En parallèle, les travaux sur le quotidien de la pratique réflexive des intervenant-es montrent l’importance d’en saisir les dimensions ressenties et corporelles, permettant de faire émerger et de mettre en dialogue les nœuds présents dans l’intervention pour chaque praticien.ne, et la façon dont les contraintes influencent leurs pratiques (Kinsella, 2007). Chaque atelier débutait ainsi avec un travail individuel préalable où les apprenant-es  étaient invité-es à partager dans le journal de bord ce que leur évoquait les contenus des fiches (état d’esprit, émotions, sensations, inconforts).

Ces journaux permettaient une appropriation des savoirs applicables aux réalités de chaque équipe. Ils favorisaient également une démarche d’auto-évaluation et un sentiment d’auto-efficacité des apprenant-es à propos de leurs pratiques.

Des recherches ont par ailleurs mis en évidence l’importance du collectif pour alimenter le processus de « réflexion sur l’action » qui surgit de la pratique d’intervention psychosociale. Des intervenantes travaillant dans des organismes communautaires pour femmes sans-abri ont plus spécifiquement rapporté les bénéfices des interactions entre collègues afin d’aider à structurer, interroger et valider leur expérience d’intervention (Racine, 2002). L’animation des ateliers favorisait la collectivisation du vécu des apprenant-es et de leurs impressions suivant la lecture des contenus. Cette formule présentait un double avantage, celui de normaliser les difficultés rencontrées au quotidien et celui de solidariser un ensemble hétérogène de stratégies personnelles, interpersonnelles et systémiques visant à les surmonter.

Le socio-constructivisme

En filigrane de la réflexivité, soulignons l’influence majeure du socio-constructivisme et l’importance cardinale de l’action. Selon la tradition constructiviste, l’humain apprend et se développe par le biais de ses rapports avec autrui, d’une part, et de ses propres efforts d’intégration, d’autre part (Vygotsky, 1983, cité dans Archambault et Venet, 2007 :  13). La mise en pratique, l’apprentissage « en agissant » et la situation de vie réelle sont des éléments clés de tout apprentissage (Dewey, 1986) et sont des caractéristiques clés de la démarche d’accompagnement expérimentée par le CREMIS.

Il y a plusieurs exemples d’initiatives de formation continue qui illustrent l’influence du socio-constructivisme dans le domaine de la santé. Des auteur-rices soulignent par exemple l’importance de favoriser une consultation plus individualisée et auto-dirigée du matériel de formation (sites web, guides pratiques) pour stimuler l’intérêt du personnel (McCrow et al., 2014). L’élaboration des formations devraient ainsi privilégier des temps de consultation individuelle permettant au personnel de lire, visionner, prendre connaissance de différents contenus de formation selon leurs intérêts et questionnements cliniques.

Des auteur-rices rappellent également l’efficacité de méthodes de formation interactives et de l’apprentissage via l’action (Gil-Lacruz et al., 2019; Coyle et al., 2018). Les formations s’appuyant sur les études de cas, les jeux de rôles, les simulations permettent en effet de développer les connaissances, les attitudes et les habiletés du personnel soignant. Aux yeux du personnel, ces modalités de formation sont généralement plus pertinentes et motivantes que les formations s’appuyant uniquement sur l’enseignement magistral. D’autres recherches comme celle de Travers et al. (2018), rappellent la pertinence d’engager activement les pairs (des volontaires, des champion-nes, c’est-à-dire des praticien-nes particulièrement mobilisé-es et ayant un leadership pertinent) dans le développement et l’animation d’ateliers de formation. 

Bien qu’il existe un consensus fort au sein de la littérature scientifique en ce qui a trait à l’importance de l’engagement des apprenant-es pour favoriser l’apprentissage, la majorité des contenus de formation offerts en milieu universitaire et en contexte de formation continue s’appuie sur des exposés magistraux et une participation relativement limitée des participant-es (Gil-Lacruz et al., 2019).