Le Revenu de solidarité active (RSA) a été institué en France en 2008.2 En voulant favoriser l’insertion plutôt que l’assistanat, le RSA vise à mettre les personnes en mouvement, les rendre « actives », y compris dans des emplois de second ordre, selon les principes du workfare. Pour recevoir le RSA, chaque personne doit signer un contrat d’insertion et s’engager à respecter certains engagements en matière, par exemple, de formation et de recherche d’emploi. Parallèlement, la participation des bénéficiaires est prévue aux instances d’orientation, aux équipes pluridisciplinaires responsables du traitement des dossiers problématiques et à l’évaluation du dispositif. Or, lors d’une recherche-action que nous avons effectuée pour le Conseil général de la Loire en Région Rhône-Alpes et l’AGASEF3, une association qui accompagne certains allocataires (terme que nous privilégions par rapport à celui de « bénéficiaires »), nous avons constaté que l’application de la loi entraîne un ensemble d’incohérences et d’inutilités.4 Nous revenons dans ce texte sur ces constats, ainsi que sur des voies possibles pour que les impératifs législatifs prennent corps et sens dans la pratique concrète.
Opacité
Le premier constat concerne l’opacité du dispositif. L’absence de maîtrise ou de prise sur ce qui s’y déroule, place les allocataires dans une situation d’inertie. Cette passivité subie se combine à l’injonction à être acteur de son parcours d’insertion. Or, ce parcours peut être labyrinthique et les allocataires rencontrés ont des difficultés à nous tracer les lignes des possibles qui s’offrent à eux. Connaissant peu les formations qui leur sont accessibles et les moyens de financement, ils s’en remettent à à la personne responsable de les suivre, dont ils n’identifient pas tous le rôle. Cette absence de connaissance du dispositif, de ses liens avec d’autres, des offres disponibles et de leur validité – nombreux sont ceux qui sont déçus des formations octroyées – fait écho au lien fait par Foucault (1977) entre savoir et pouvoir : le premier étant la seule voie d’accès à une meilleure maîtrise de son cheminement et à une (re)prise de pouvoir sur son propre devenir. C’est d’ailleurs la « volonté de savoir » comment les choses se passent qui a motivé nombre des allocataires rencontrés à participer aux équipes pluridisciplinaires. La distance entre les allocataires et le dispositif peut renforcer le sentiment d’obligation et de contrainte et semble freiner l’instauration d’une co-construction du parcours d’insertion.
Le « tribunal »
Les équipes pluridisciplinaires sont responsables de l’examen, de la réorientation ou de la suspension des dossiers d’allocataires. Elles ont tendance à être vécues comme un petit tribunal plus qu’un espace d’exercice de la citoyenneté. Même quand ils sont informés de la tenue de ces équipes et de leur organisation et sont familiers avec les procédures, les allocataires qui y participent en tant que « représentants », n’arrivent pas à définir leur rôle de manière précise ou concordante. L’un d’eux se présente comme « délégué », les autres ne parviennent pas à donner un contenu à leur rôle. Ces mêmes allocataires précisent que les situations sont très diverses, qu’il n’y a pas « un » allocataire du RSA mais « des » parcours dont la pluralité pose question quant à la notion de «représentation par le vécu » du RSA. Les allocataires ont ainsi du mal à apporter leur point de vue : soit ils se contentent d’acquiescer à ce qui est dit, soit ils se montrent plus sévères que les professionnels, comme si le soupçon d’être un « mauvais allocataire » pouvait être contaminant et qu’en refusant la sanction, on devienne complice des manquements d’autrui.
Du côté des professionnels et des responsables du Conseil général, la participation des allocataires aux équipes pluridisciplinaires (ou, plus largement, à d’autres instances du dispositif) est vue comme la possibilité pour eux de reconquérir leur citoyenneté. Or, malgré le fait que d’être « allocataire » les institue en sujet de droit, ils peuvent être vus comme des citoyens imparfaits, inaccomplis, qui devraient fournir les preuves d’une citoyenneté perdue qu’on ne demande pas aux autres. En participant aux instances, les allocataires écarteraient de tels soupçons.
Nous avons constaté dans les instances du RSA, comme dans nos échanges en comité de pilotage, un flou et des désaccords sur ce statut de représentant : s’agit-il de « représentativité », d’être un porte-parole ou de fournir une expertise d’usage ? L’épreuve de la légitimité des représentants est un enjeu incontournable de la participation.
Angle mort
La loi pose « le principe large d’une participation effective des personnes intéressées à la définition, la conduite et l’évaluation des politiques d’insertion ». Là encore, peu de précisions ou d’orientations sont mises à la disposition de ceux qui ont à charge l’application de la loi. Cela devrait permettre d’expérimenter, mais l’évaluation du dispositif par les allocataires est restée un des angles morts de la participation dans la Loire. Il ne semble pas y avoir de place faite à l’évaluation du dispositif par ou avec les allocataires.
D’autres voies
À la lumière de ces analyses, nous avons fait des propositions pour « améliorer la participation », par exemple, par une meilleure information donnée aux personnes, par une définition plus claire du statut de représentant, par la mise en place d’un groupe ressource et par l’accompagnement dans l’identification des acquis de l’expérience de la participation. Lors de la restitution de nos analyses, celles-ci n’ont pas été récusées, mais elles n’ont pas été réellement entendues non plus. Les contraintes du dispositif lui-même et les faibles dispositions des partenaires institutionnels à nous entendre semblent insurmontables. Notre conviction est qu’il serait plus sain de s’appuyer sur des collectifs extérieurs au dispositif (associations de chômeurs, collectifs de défense des allocataires) dans lesquels un réel « pouvoir d’agir » consistant et significatif se développe et dont les participants viendraient contribuer aux instances proposées. Mais cela n’est pas imaginable pour les partenaires institutionnels, d’autant plus que la participation des usagers semble parfois une invention pour éviter ce type de contribution « de l’extérieur ». Fallait-il arrêter la recherche ou y avait-il d’autres « faires » possibles à « l’intérieur »?
Le collectif
La loi semble circonscrire la participation en des espaces relativement bien définis : les équipes pluridisciplinaires et les lieux d’évaluation du dispositif. Une application efficiente de la loi demande d’étendre la participation à d’autres lieux faisant partie du dispositif. Nous avons donc cherché les interstices au plus près des pratiques des professionnels en interne et, par la suite, avons mis en lien ces professionnels avec ceux d’une région voisine, aux prises avec les mêmes difficultés et les mêmes questionnements, mais engagés dans des actions de type collectif. Cet échange entre pairs a permis d’aborder, de manière constructive, la question de l’échec des expérimentations. Il a fonctionné comme un appel d’air pour les partenaires présents et notamment pour la conseillère technique insertion qui va dès lors s’engager plus fortement dans la recherche-action.
Au retour, Élodie Jouve, chercheure membre de notre équipe a pu s’inscrire dans deux actions collectives que des professionnels du service insertion menaient de façon quasi « clandestine ». Elle identifie avec eux la portée de leur action, ce qui permet de la faire reconnaître, avec, comme résultat, que l’action collective ait été inscrite dans les axes du projet de service. Enfin, il est proposé d’intégrer des stagiaires de l’Institut de formation en travail social qui ont à réaliser au cours de leur stage une intervention sociale d’intérêt collectif – pratique qui était tombée dans l’oubli et qui est revenue au programme. Nous décidons de mettre en place un groupe de suivi qui viendra soutenir aussi bien les stagiaires que les professionnels qui ne sont pas tous à l’aise avec ce type de démarche. Cette expérience partagée par les professionnels et les stagiaires évacue certaines craintes comme l’appréhension de la proximité avec les allocataires. Le groupe permet une montée en généralité et le dépassement des problématiques individuelles, sans les effacer pour autant. En somme, cette expérience vient entériner les aspirations et intuitions d’une grande partie des référents en leur accordant une nouvelle légitimité.
Statut
L’équipe de recherche a proposé aussi de se saisir du renouvellement des représentants des allocataires dans les équipes pluridisciplinaires (la durée de trois ans légale arrivant à échéance) pour penser ce mandat, son contenu, ses conditions et, de fait, les modalités de renouvellement. Nous avons ainsi identifié l’existence d’un statut juridique de « collaborateur bénévole » pour régler d’abord des questions pratiques. Ce qui est intéressant n’est pas tant ce que cela a changé, mais la prise de conscience du problème que cela a permis. Ainsi, cette tentative révèle les difficultés plus qu’elle ne les résout en affichant de manière assez brutale l’impensé du statut de représentant, la nature du mandat qui lui est associé et, par ricochet, le manque de considération accordée aux personnes qui exercent ce mandat. Or, pour les représentants, ce statut prend toute sa consistance, et certains commencent à la revendiquer timidement, rappelant qu’ils sont « collaborateurs », comme pour assurer une assise à leur rôle, souvent délégitimé, de représentant. Du côté du Conseil général, la prise de conscience de l’insuffisance du statut illustre l’avancée des réflexions autour de la participation.
Une autre autonomie
Du côté de l’association qui accompagne des allocataires (l’AGASEF) et qui a été un moteur dans le projet de recherche-action, l’équipe de direction est enthousiaste et volontariste. Mais comment développer l’action collective et la participation sans en faire une injonction qui s’impose aux professionnels, produisant l’inverse de ce que l’on tente de créer ? Sur le terrain, ceux-ci sont pris dans les mêmes contraintes du dispositif. L’association expérimente une première action collective, avec un projet de film témoignage sur le vécu de la précarité, mais le groupe s’étiole vite : il ne reste plus qu’un participant qui joue davantage son insertion personnelle face aux professionnels. Pourquoi s’impliquer si on a rien à y gagner ? La directrice de l’association décide alors de mobiliser son conseil d’administration : l’idée est de faire travailler ensemble les usagers (et pas seulement des allocataires puisque l’AGASEF a aussi d’autres services) et les administrateurs pour penser les problématiques de fond qui traversent le projet de l’association.
Quelques mois plus tard, ce qui n’était que la salle d’attente de l’association devient un lieu de rencontre que s’approprient les usagers. L’association note que ce processus de réflexion, accompagné de changements de pratiques et d’habitudes, provoque une repolitisation et un réengagement des professionnels, redonnant sens à leur mission. Un projet transversal se met en place sur la question de l’isolement, avec une nouvelle recherche-action – dans laquelle nous sommes en train de nous engager – portant sur la désaffiliation et l’action communautaire.
La loi instille un décalage entre l’individualisation des suivis et la participation de ces mêmes individus aux instances d’orientation et de traitement des dossiers. Le RMI, puis le RSA ont pour principe l’établissement d’un contrat entre la personne et son référent de façon à accompagner son projet. Mais si l’intention initiale était de reconnaitre des capacités d’agir aux allocataires et de valoriser leurs ressources, l’accompagnement individuel rencontre des limites. L’appel aux ressources de la personne peut tourner à l’injonction culpabilisante et la seule relation ponctuelle avec le référent ne suffit pas à rompre l’isolement. Inversement, les actions collectives semblent pouvoir produire une autre autonomie et une responsabilité davantage « capabilisante ».
Notes
1 : Avec la participation de Isabelle Thérond (Formatrice en travail social, chargée de recherche), Anne-Marie Fauvet (directrice AGASEF), Florence Planta (chef de service AGASEF).
2 : Géré par les conseils régionaux et versé par la Caisse d’allocations familiales (CAF), le RSA a été expérimenté dans 34 départements en France dès 2007 et a été étendu à l’ensemble du territoire métropolitain en 2009 et aux départements d’outre-mer (DOM) en 2011. Il remplace deux minima sociaux existants, le Revenu minimum d’Insertion (RMI) pour les personnes qui n’ont pas droit à l’allocation chômage et l’Allocation de parents isolés (API). Il se substitue à certaines aides forfaitaires temporaires comme la prime de retour à l’emploi.
3 : Avec la participation de l’IREIS (institut de travail social). Financée par la Région Rhône-Alpes.
4 : Dans le cadre de cette recherche, nous avons rencontré 37 allocataires et 39 professionnels de l’action sociale (principalement des référents de parcours et des techniciens). Douze allocataires ont été rencontrés dans des associations, 22 font partie des allocataires qui ont répondu positivement au courrier du Conseil général en 2009 les invitant à participer aux équipes pluridisciplinaires et quelques autres ont été rencontrés par l’entremise de nos terrains de recherche antérieurs. Si certains ont été rencontrés dans des locaux institutionnels, la majorité des allocataires ont choisi un autre lieu de discussion : le café, le domicile (le sien ou celui d’un autre). Ces entretiens ont été doublés de phases d’observation dans les locaux des unités locales d’insertion et dans les équipes pluridisciplinaires. Les comités de pilotage de la recherche ont aussi été pris en compte comme autant de lieux d’observation.
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- Claire Autant Dorier
- Chercheure au Centre Max Weber, Université Jean Monnet Saint Étienne
- Élodie Jouve
- Chercheure associée au Centre Max Weber