Quand les personnes en situation de pauvreté se rendent chez le dentiste, celui-ci leur enlève souvent la dent qui est mal en point parce que les soins pour la garder sont plus longs et plus coûteux. Elles n’ont pas d’autres ressources où aller en dehors des cabinets privés de dentisterie et des cliniques universitaires, alors que leurs besoins sont importants et qu’une mauvaise dentition est source de stigmatisation et de discrimination à l’emploi.
L’idée d’une clinique dentaire pour les jeunes de la rue remonte au début des années 2000, lorsque deux étudiants en médecine dentaire interpellés par la pauvreté au centre-ville ont pris l’initiative de proposer leurs services au CLCS des Faubourgs. Les infirmières du CLSC avaient alors des questions sur la santé dentaire des patients auxquelles elles ne pouvaient répondre, notamment celle des jeunes de la rue. Dans le cadre d’un travail dirigé que j’ai supervisé, les étudiants ont participé à des activités de promotion de la santé auprès d’organismes communautaires du territoire et rejoint des jeunes de la rue dans leur milieu de vie. Ils se sont passionnés pour cette question en même temps qu’ils ont pris conscience de l’ampleur des besoins. Ils ont constaté que distribuer du dentifrice et des brosses à dents à des personnes qui vivent dans la rue, ont mal aux dents, se trouvent en situation de grande pauvreté sans carte d’assurance maladie et qui ne reçoivent parfois même pas leur chèque d’aide sociale, était un premier pas certes, mais insuffisant pour avoir un véritable impact sur leur santé. En collaboration avec Guylaine Cyr et Frédéric Doutrelepont, nous avons évalué les besoins des jeunes de la rue, dont les résultats ont justifié ensuite la mise en place d’une clinique dentaire mobile.
Engagement et liberté
La clinique dentaire est née de leur engagement auprès des jeunes de la rue et de certains constats issus du projet de recherche, notamment celui de l’absence de lieux où ils pouvaient recevoir des soins dentaires alors que leurs besoins étaient importants. À l’origine, la clinique était mobile et les moyens dont nous disposions étaient rudimentaires. Des dentistes bénévoles proposaient des nettoyages au sein des ressources pour jeunes, sur un fauteuil standard, avec une lampe frontale, et le patient crachait dans une poubelle. Rapidement, nous avons eu besoin de fonds pour améliorer la qualité des soins et rejoindre plus de personnes. Nous avons donc contacté différents organismes et fondations qui ont offert un soutien financier, dont la Direction de la santé publique et l’Association des chirurgiens dentistes du Québec. Le CLSC des Faubourgs nous a prêté des locaux et a associé au projet une réceptionniste et une secrétaire à temps partiel.1
De plus, nous avons bénéficié d’un appui de la Faculté de médecine dentaire de l’Université de Montréal, qui a créé deux postes de chargé de clinique, me permettant de poursuivre mon engagement comme superviseur de stage une journée par semaine sans compromettre la viabilité de mon propre cabinet dentaire. Pour l’essentiel, nous fonctionnons avec des dons de matériel, l’aide de dentistes bénévoles et des stagiaires.
Ces derniers sont avant tout intéressés par le travail clinique et cherchent à acquérir de l’expérience auprès de personnes avec des problématiques différentes de celles qu’ils vont rencontrer plus tard en cabinet privé. Il s’agit par exemple de savoir comment réagir face à un client toxicomane. Leur investissement en temps, énergie et émotions dépasse de loin ce qui leur est demandé dans un stage classique, puisqu’il n’y a personne derrière eux au CLSC pour leur dire « Ne fais pas ci, ne fais pas ça ». Ils ont la liberté d’expérimenter, ce qui est le plus formateur à mes yeux. Je n’aurais pas peur de me faire soigner par les étudiants qui viennent à la clinique, car ils font preuve de jugement et d’un sens des responsabilités. Il est rare que j’aie à intervenir et les cas plus complexes sont référés au département de chirurgie de l’Hôpital Notre-Dame.
La fragilité des liens
Le profil des patients a évolué. Il n’y a presque plus de punks, mais nous faisons face à plus de personnes avec des problèmes de santé mentale. Ce sont des personnes qui ont, dans l’ensemble, une bonne santé dentaire, ayant reçu des soins de base, bu du lait, s’étant brossées les dents durant leur enfance. Mais, à la suite de certaines circonstances (familiales, personnelles, économiques), elles se sont retrouvées dehors ou à dormir chez des amis et elles ne peuvent maintenir une hygiène et des soins dentaires suffisants. Dans les débuts de la clinique, nos actions étaient d’ordre curatif et préventif, alors qu’aujourd’hui, nous souhaitons davantage réaliser un travail de prévention auprès de jeunes en rupture avec le système de soins dentaires. Je remarque également que moins de mineurs fréquentent nos services, alors que la clinique s’adresse aux 14-25 ans et qu’il nous arrivait même de soigner des jeunes de 12 ans. Désormais, la majorité des jeunes que nous rencontrons sont majeurs.
Si la mission de la clinique n’a pas changé et si nous travaillons toujours à sauver les dents des jeunes de la rue, le contexte dans lequel nous exerçons a, quant à lui, changé. Les liens que nous avions avec les ressources communautaires se sont progressivement relâchés. Nous ne passons plus de temps dans les ressources communautaires alors qu’à nos débuts, il nous arrivait d’y faire des distributions de pénicilline et de brosses à dents, avec un travailleur social et un étudiant. J’ai l’impression que les changements administratifs et de personnel ont aussi contribué à la baisse de la visibilité de la clinique et à la diminution de sa fréquentation par les jeunes. Les liens de confiance entre eux et les ressources sont difficiles à préserver et des détails peuvent parfois les ébranler. Les exigences de la Faculté de médecine dentaire ont également évolué et les étudiants qui font le choix de venir rencontrent plus d’obstacles qu’avant pour faire reconnaître la valeur de leur expérience acquise à la clinique, alourdissant par la même occasion ma charge administrative. Pourtant, ils n’ont jamais fait un mauvais usage de leur liberté.
Sur le plan financier, la clinique est toujours fragile après presque dix ans d’existence. Il serait déplorable que des contraintes matérielles soient un obstacle à l’action que nous menons auprès des jeunes. D’autres éléments permettent toutefois de rester optimistes, notamment le soutien renouvelé du CSSS depuis le début de la clinique, l’implication de dentistes bénévoles, la possibilité d’envoyer une fois par an un patient à la Faculté de médecine dentaire de l’Université de Montréal afin qu’il y reçoive un traitement clinique, et le passage prochain de mon poste de chargé de clinique à deux demi-journées par semaine au lieu d’une, ce qui laisse entrevoir la possibilité de développer nos activités. Quand j’arrive au CSSS, je me trouve plongé directement dans l’action avec les activités cliniques, les coups de téléphone, les commandes à prendre et les factures à régler, à tel point que je n’ai jamais le temps d’ouvrir mon ordinateur.
La fibre sociale
Une des clés du succès de la clinique est que ce sont des jeunes qui traitent des jeunes ; ils ont le même langage, écoutent la même musique et fument peut-être les mêmes choses. Les excellents dentistes ne manquent pas, mais les conseils de jeunes s’adressant à des jeunes sont particulièrement efficaces. Même s’ils ont un mode de vie atypique, ceux que nous recevons ont leurs rêves et veulent s’en sortir. En venant à la clinique, ils voient des jeunes qui réussissent et ils sont curieux. Réciproquement, les contacts qu’ont les stagiaires avec des jeunes provenant d’un autre milieu qu’eux les enrichissent, affectant souvent leurs choix ultérieurs de carrière ou aiguisant leur sensibilité sur la question de l’accès aux soins pour les populations marginalisées. Ils permettent aux étudiants qui ont une fibre sociale de trouver une voie qui leur correspond davantage. De plus en plus de dentistes bénévoles s’investissent à la clinique et je viens d’apprendre qu’une orthodontiste allait probablement venir une journée par mois, ce qui nous permettrait ainsi de proposer de nouveaux soins. Tous les dentistes bénévoles qui s’impliquent sont passés ici comme stagiaires. Ce sont pour la plupart des néo-Québécois, qui trouvent peut-être dans cet engagement une façon de redonner un peu de ce qu’ils ont reçu de leur pays d’accueil.
Nous gagnerions à renforcer l’aspect multidisciplinaire de notre travail auprès des jeunes de la rue au sein du CSSS. Les médecins et les infirmières – qui voient chaque patient avant le passage au cabinet dentaire – ont, par exemple, peu de contacts avec les étudiants-dentistes. De même, des formations pourraient être organisées afin de sensibiliser ces derniers aux enjeux entourant les troubles de personnalité ou le VIH, car il leur arrive d’être en contact avec des patients qui ont des problèmes de santé mentale ou avec des lésions inhabituelles en bouche. Les enjeux autour de l’amélioration de l’accessibilité de nos services sont nombreux. J’espère prochainement pouvoir développer davantage d’activités d’outreach afin de tisser ou renforcer des liens avec le milieu communautaire et rejoindre davantage de jeunes de la rue. Il n’est pas normal que la fréquentation de la clinique diminue alors que différents intervenants soutiennent que les besoins sont toujours aussi nombreux. Associer les jeunes qui ont reçu des soins à la diffusion de l’information apparaît comme une piste porteuse pour nous faire connaître davantage. Peut-être faudrait-il également repenser nos horaires de façon à ce qu’ils correspondent mieux à leurs disponibilités. Enfin, nous nous questionnons sur l’impact de la clinique sur la trajectoire de vie des jeunes. Quelques-uns d’entre eux reviennent nous faire part de leur situation, notamment lorsqu’ils vont mieux et qu’ils ont, par exemple, repris des études ou trouvé un travail, mais beaucoup de personnes disparaissent sans que nous sachions ce qu’elles deviennent. Se dirigent-elles vers une situation d’itinérance à plus long terme, sortent-elles de la rue ou encore, arrêtent-elles de consommer ?
Beaucoup de perspectives semblent porteuses pour l’avenir. Le modèle développé pour les jeunes de la rue pourrait être transposé à d’autres groupes, comme les personnes âgées en CHSLD ou à domicile, sous forme de clinique mobile. Beaucoup d’aînés sont démunis sur le territoire et ne peuvent pas consacrer les 600 à 800$ requis pour l’achat d’un dentier. Je pense également aux projets qui pourraient être réalisés pour la santé dentaire des jeunes immigrants.
Partager la souffrance
Les dentistes sont formés avec l’idée que la médecine dentaire est une activité hautement lucrative. Les personnes démunies et les dentistes appartiennent à deux mondes qui ne se rencontrent quasiment pas. On peut avoir des diplômes et être très compétent mais rien ne remplace le travail clinique et le contact avec les clients. À mes yeux, un bon clinicien est quelqu’un qui a une passion pour ce qu’il fait, qui est proche du terrain et qui est capable de réfléchir à long terme. Partager la souffrance humaine de certains groupes marginalisés permet de faire des investissements collectifs plus déterminants que d’autres en termes de santé publique. Je crois que la recherche peut jouer un rôle en ce sens en documentant les pratiques d’intervention. Savoir que les personnes pauvres sont davantage malades que les autres est important. Se mobiliser pour changer les manières d’intervenir l’est encore plus. C’est pour cela, entre autres, qu’avec d’autres étudiants et le CIPSD2, nous sommes en train de bâtir une clinique dentaire chez RÉZO, un organisme communautaire qui s’occupe de la prévention des ITSS auprès des hommes gais et bisexuels, qui connaissent, eux aussi, des problèmes d’accessibilité aux soins dentaires.
Notes
1: La mise en place de la clinique a également été rendue possible grâce à la compagnie dentaire Patterson qui a installé des équipements donnés par le chirurgien dentiste Richard Mercier. Les autres partenaires financiers étaient la Fondation du CSSS Jeanne-Mance, Power Corporation, le Groupe CGI et l’Œuvre Léger.
2: Centre international de prévention en santé dentaire pour les populations ayant des besoins spécifiques de la Faculté de médecine dentaire de l’Université de Montréal.
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- Denys Ruel
- Chirurgien-dentiste, Clinique dentaire des jeunes de la rue et chargé de clinique à la Faculté de Médecine dentaire de l'Université de Montréal
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