D’après une entrevue réalisée avec :
Jean-Yves Desgagnés
Coordonnateur du Front commun des personnes assistées sociales du Québec (FCPASQ, ou Front commun)1 de 1997 à 2004, professeur de travail social à l’Université du Québec à Rimouski
Nicole Jetté
Au FCPASQ de 1997 à 2009, membre du Groupe de recherche et de formation sur la pauvreté au Québec (GRFPQ)2
Christopher McAll
Directeur scientifique du CREMIS de 2004 à 2018, professeur de sociologie à l’Université de Montréal et membre du CREMIS
Propos recueillis par Maxime Boucher, coordonnateur du GRFPQ de 2018 à 2021 et membre du CREMIS
La recherche-action participative n’a pas attendu d’avoir un nom pour exister. Deux tournées du Québec, un livre, une pièce de théâtre… Jean-Yves Desgagnés, Nicole Jetté et Christopher McAll partagent une longue histoire de collaboration qui a marqué le mouvement des personnes assistées sociales et la recherche en milieu de pratique telle qu’on la connait au CREMIS. À travers une discussion collective, ils et elle nous content les événements marquants, les expérimentations, les échecs et les réussites qui ont jalonné cette histoire.
À l’origine, à la fin des années 1980, le FCPASQ souhaitait développer des alliances avec le milieu de la recherche, pour faire face aux préjugés. On s’était rendu compte que quand on voulait convaincre les partenaires politiques de la réalité des personnes assistées sociales, on se faisait souvent dire « ce sont des situations particulières, des cas particuliers », et on ne pouvait pas s’appuyer sur la recherche. C’était notre barrière principale, qui faisait en sorte qu’on n’avait ni la sympathie de la population, ni l’écoute des gens qui prennent les décisions politiques. Alors on a interpellé le milieu de la recherche, qui a répondu à l’appel.
Ça a donné lieu à deux projets. Le premier avec Marc-André Deniger, avec qui on a publié le livre Le B.S., mythes et réalités (1992), et le second avec Christopher3 et sa collègue Deena White qui a abouti sur des résultats identifiant les barrières à la participation sociale des personnes assistées sociales (McAll et al., 1995).
Notre recherche s’inscrivait dans le contexte suivant : entre les réformes de l’aide sociale de 1988 et 1998, et dans la transition du welfare vers le workfare dans les pays occidentaux, faisant de la participation au marché du travail une condition pour recevoir des aides4. À partir de 1988, les catégories utilisées pour déterminer le droit à l’aide sociale ne sont plus fondées sur l’âge, mais sur la capacité à travailler ou non. Le projet portait sur l’impact de cette loi-là sur les gens et, plus particulièrement, sur les femmes monoparentales : est-ce que ça les aidait ou non?
En plus de rassembler les personnes assistées sociales autour de leur expérience de vie, cette première collaboration a eu des échos importants : quand on a présenté les résultats du projet de recherche qui allait inspirer à la fois la création du CREMIS et la nouvelle plateforme de revendication du Front commun, nos travaux ont fait la première page du Devoir et de la revue de l’Acfas5 en 1996, et nous avons été invité-es à les présenter lors de la conférence d’ouverture du congrès de l’Association Américaine de Sociologie à Toronto, en 1997.
Tout cela relevait de ce qu’on pourrait appeler des « liaisons dangereuses ». C’est-à-dire qu’on a créé des liens qui n’étaient pas censés exister entre le monde de la production « légitime » du savoir, qui se tient un peu entre lui et qui est jusqu’à un certain point au service de l’État, des entreprises, ou de ses propres carrières individuelles, et le monde plus militant des populations qui subissent les inégalités sociales.
On avait le sentiment à l’époque qu’on était en train de traverser un interdit. Et pourtant, c’est cette alliance, c’est le mot qu’on utilisait, qui tout d’un coup nous donnait une force de frappe que ni les chercheur-es, ni les militant-es, n’avaient seul-es. C’est comme si l’idée qu’on défendait et qui était soutenue par les résultats de recherche, qu’il y a des préjugés à l’aide sociale, que c’est une population vraiment mise à la marge, était vue comme quelque chose de nouveau. Ça brassait la cage.
Faire tomber les barrières
Les gens réagissaient très positivement lorsqu’on les appelait pour leur proposer des entrevues, parce que c’étaient leurs préoccupations, ils vivaient cette loi-là. C’est peut-être l’une des premières grandes recherches sur les impacts d’une loi orientée workfare avec une certaine profondeur qualitative sur le vécu des gens. Ils étaient contents de pouvoir parler, raconter leur expérience. Ils nous exprimaient aussi beaucoup de souffrances dans ce qu’ils vivaient.
On était vraiment axé-es sur la défense des droits et sur la collaboration avec le milieu juridique, sous l’angle d’un projet de société, des droits citoyens. Ça a influencé toute la relation de recherche, on a vraiment mis l’accent sur l’importance du vécu des personnes quant à l’accès ou au déni de leurs droits, à la solidarité et, à travers ça, à la reconnaissance. On était dans l’axe du mouvement d’affirmation des personnes assistées sociales comme citoyennes, dans lequel les femmes ont joué un grand rôle.
La recherche a abouti sur l’idée qu’il y a des barrières à la participation des personnes à l’aide sociale. C’était une conclusion, pas une idée de départ, et on a organisé une tournée pour transmettre ces résultats aux personnes assistées sociales. On a visité huit régions du Québec, deux jours par région, et on a fait participer les personnes qui étaient présentes. Cette tournée a eu beaucoup de couverture médiatique, il y avait toujours la presse locale convoquée par les groupes du Front commun, mais aussi des couvertures par des médias nationaux. Nous avons même été suivi-es par un attaché ministériel!
À chaque visite, il y avait trois moments. La première matinée, on présentait les résultats de recherche. L’après-midi, on se divisait en groupes et on discutait, souvent avec des gens de la région. Et le lendemain matin, on parlait de stratégie : « qu’est-ce qu’on fait avec ça? », « qu’est-ce qu’on va apporter à la plateforme de revendications du Front commun? ». On réfléchissait aux solutions à mettre en place pour faire tomber les barrières. Comme nos réflexions partaient des résultats sur les impacts de la précédente réforme de l’aide sociale, elles pouvaient s’appliquer directement à la prochaine réforme. Cette tournée a aidé le Front Commun à revoir sa plateforme de revendications, et on a rédigé un rapport pour faire état de nos pistes, qui a servi à la commission de réforme de 1998.
Se reconnaître
Un autre moment marquant de notre collaboration s’est présenté une quinzaine d’années plus tard, en 2008-2009. À ce moment-là, le CREMIS existait désormais. On a fait une deuxième tournée, appelée Au-delà des étiquettes6, puis Au-delà du préjugé dans le livre publié en 2012 (McAll et al.), pour présenter les résultats d’une autre recherche en partenariat avec le FCPASQ.
Ce projet-là s’est inspiré d’une tournée théâtrale à laquelle le Front commun avait participé avant de collaborer avec le CREMIS. « Deux femmes, un t’chèque », avec la troupe Rythm Activism, dénonçait la pénalisation de l’entraide à l’aide sociale, en lien avec la réforme de 1988. C’était à propos de deux femmes qui vivaient ensemble, qui étaient considérées comme un couple par l’aide sociale, et qui recevaient donc leurs deux prestations sur un seul chèque, coupé de 25 %. Cette initiative souligne la mentalité de l’époque, où on passait par la culture pour exprimer ce que vivent les gens.
Pour Au-delà des préjugés, on a transformé des extraits d’entrevues en saynètes, en prenant soin de conserver les mots des personnes assistées sociales elles-mêmes. Lors des représentations, il était frappant de voir à quel point les gens se reconnaissaient dans les scènes et comment ça leur donnait envie de prendre la parole par la suite. Non seulement ces personnes étaient présentes, mais on invitait aussi des groupes locaux à en interpeller d’autres, comme des agent-es d’aide sociale, ou des intervenant-es de centres locaux de services communautaires (CLSC). Dans le fond, on ne le nommait pas comme ça, mais c’était une forme de croisement de savoirs qu’on faisait vivre aux participant-es.
Ça a bien fonctionné, parce qu’il y avait une mixité dans le public. Les personnes assistées sociales dans la salle prenaient la parole pour dire : « c’est exactement ce que j’ai vécu la semaine dernière! ». Certaines sont même venues sur scène — avec l’aide précieuse de Luc Gaudet, du groupe de théâtre d’intervention Mise au Jeu — pour jouer ce qu’elles avaient vécu dans leurs rapports avec l’aide sociale. Elles s’étaient reconnues, identifiées, et étaient venues sur scène pour jouer leur propre rôle. Les autres personnes dans la salle se reconnaissaient alors aussi.
Chaque séance de la tournée était différente. Il y avait souvent des choses particulières qui se produisaient. Par exemple, lors d’un événement, une femme qui était un peu curieuse dans sa manière de se comporter a soudainement quitté les lieux. Les gens disaient : « elle, elle est un peu spéciale. Elle fait des tableaux, mais elle ne doit pas se sentir à l’aise, donc elle doit être repartie chez elle ». En fait, elle est revenue un peu plus tard avec ses tableaux et elle les a affichés aux murs de la salle! Elle avait senti l’occasion propice pour parler à travers ses œuvres. Ce sont des moments parlants comme celui-ci qui témoignent de l’effervescence qu’on ressentait durant ces rencontres.
Courroies de transmission
Les personnes assistées sociales, quand elles se sentent en confiance, tu poses une question et ça devient un grand livre. Le défi par rapport à cette libération de la parole, c’est d’être à l’écoute et de les accompagner dans un fil conducteur. Être capable d’avoir quelqu’un qui t’écoute, qui écoute ton histoire, c’est très puissant. Ça a été dit durant nos rencontres : « enfin, on nous reconnaît, on nous entend, c’est ça la réalité ». Ça peut même être dangereux (pour le statu quo), parce que lorsque les gens prennent la parole et la partagent entre eux, ils constatent que leurs histoires se ressemblent, malgré leurs parcours différents. C’est le principe de la conscientisation. Des liens se créent et une analyse plus collective de la situation se développe, ce qui peut amener à une action collective. On fait confiance au savoir expérientiel des personnes, elles vont réfléchir elles-mêmes à leurs situations et elles vont trouver les actions à entreprendre.
La collaboration entre le FCPASQ et le CREMIS nous a appris à écouter les personnes qui vivent ces réalités. On n’a pas prétendu qu’il n’y avait rien à dire. On a appris à écouter ce qu’elles disaient et leurs façons d’en parler. La question est de savoir dans quelles conditions on va chercher cette parole. Les gens ont-ils pu parler de ce qu’ils ont à cœur? Il y a des défis, quand on part de terrains différents, pour entrer en dialogue. On a aussi appris à prendre en compte comment se sentent les gens, dans le lieu et le contexte, pour être capables d’avoir ce dialogue, de vivre une expérience ensemble. Pendant les moments de discussion lors des tournées, Christopher et Jean-Yves étaient en arrière-plan, ils parlaient peu.
En tant que chercheurs, ils avaient le sentiment d’être des courroies de transmission de la parole des personnes rencontrées. C’est une des forces des projets qu’on a menés. Christopher avait d’ailleurs l’impression d’avoir réalisé quelque chose, d’une manière qu’il n’avait jamais ressentie dans un colloque académique.
Cela dit, même si notre méthode est participative, ça ne veut pas nécessairement dire que les personnes doivent être là à toutes les étapes. Certaines étapes nécessitent un savoir scientifique, ou des compétences techniques qu’elles n’ont pas nécessairement. C’est l’interaction en cours de processus, avec les chercheur-es et les praticien-nes, qui est importante dans l’aspect participatif. Elles devraient accompagner chaque étape, mais pas nécessairement s’impliquer beaucoup dans toutes.
Expertise
Pour certain-es chercheur-es, ce ne sont pas les savoirs des « gens d’en bas » qui peuvent générer un savoir de pointe. C’est comme si la parole des gens interpellait, remettant en question les façons de faire et l’expertise scientifique. Pourtant, dans son sens premier, l’« expertise » se réfère à un savoir fondé sur l’expérience. Dans les grandes enquêtes parlementaires du XIXe siècle en Angleterre, on recherchait les témoignages pour comprendre ce que les gens vivaient, pour éventuellement modifier les lois. Pour les parlementaires, la parole des gens était précieuse pour comprendre les conditions de travail dans les mines ou dans l’agriculture. Aujourd’hui, il faut au contraire ne pas avoir vécu quelque chose pour en être un-e « expert-e ».
Malgré cela, au cours de nos recherches, on a réalisé que la parole des gens n’est pas simplement un témoignage, elle est intéressante sur le plan théorique également. Par exemple, dans nos entrevues, une femme disait : « j’aime beaucoup aller dans cet organisme de femmes là, parce qu’on est toutes d’égales à égales. On a toutes la même valeur, il n’y a personne de plus haut que toi ». Ces trois phrases-là, en elles-mêmes, sont une théorisation de ce qu’est l’« égalité ». On peut chercher longtemps dans la littérature scientifique pour trouver une définition claire de ce concept. On a plus de facilité à définir l’inégalité que l’égalité, qui reste un concept vague, lointain. Et voilà, on avait là une définition claire et nette, fondée sur l’expérience : l’égalité, c’est être traité-e comme un être humain avec une même valeur.
Un autre exemple est celui d’une infirmière qui tient compte de certaines pratiques développées par les jeunes mères — notamment sur l’aide sociale — auprès de leurs enfants, parce qu’elle les considère capables de penser pour elles-mêmes et qu’elles ont de très bonnes idées, qui fonctionnent bien. En disant : « je refuse de penser pour elles », elle remet à l’envers les politiques sociales fondées sur l’idée qu’il faut penser pour les personnes, parce qu’elles ne sont pas capables de penser pour elles-mêmes. Encore une fois, on a une théorie d’un autre État social dans une simple phrase. Tout cela montre l’importance de donner la parole aux premier-es concerné-es dans la recherche, parce que leur parole est puissante.
Diffusion
Naturellement, les moyens que l’on a de diffuser cette parole, ces travaux, sont également liés aux opportunités de financement dont on dispose. Lorsqu’on a commencé, dans les années 1980, on a été subventionné-es par les Subventions nationales du Bien-Être, un programme du gouvernement fédéral qui jouait un rôle important pour rassembler les projets un tant soit peu progressistes, notamment dans les milieux communautaires, et alimenter des actions parfois orientées contre l’État lui-même. C’est cet organisme qui a lancé le concours sur les femmes et la pauvreté à travers le Canada, qui a financé le premier projet de recherche avec le Front Commun. Pour bénéficier de la subvention, il fallait que les chercheur-es travaillent avec des groupes de la population concernée, qu’il y ait de la participation à tous les niveaux et que les résultats servent à ces groupes-là dans les démarches de revendication auprès de leurs gouvernements respectifs. La diffusion des résultats auprès du milieu de pratique était donc un engagement qui allait avec le financement obtenu pour le projet, et la tournée a participé à sa reconnaissance dans l’espace public. Malheureusement, aujourd’hui, ce programme de subvention exceptionnel qui a financé notre projet n’existe plus.
Terreau fertile
Le Front commun, qui est un interlocuteur important pour les médias et pour le gouvernement sur les questions d’aide sociale, a pu réutiliser les résultats de recherche pour faire une refonte de sa plateforme de revendications, en vue de faire modifier la loi. C’est un aboutissement parfait de la démarche de recherche, même si les chercheur-es n’étaient plus impliqué-es à ce moment-là. Ils avaient fourni des éléments qui ont alimenté les réflexions, mais n’avaient pas participé aux délibérations et décisions qui ont suivi le projet. C’est un moment politique où la population parle sur la place publique, en ayant été soutenue en cours de route par les chercheur-es.
Au début des années 1990, il y avait un discours très présent chez les politicien-nes et dans certains médias sur la fraude à l’aide sociale. Aujourd’hui, même s’il y a toujours des radios-poubelles qui vont tenir ce discours, il y a moins de porte-paroles du ministère qui annoncent publiquement que les gens sur l’aide sociale sont des fraudeurs. C’est comme si, après notre projet, ce type de discours politique, qui joue sur ces préjugés-là, avait diminué. C’est un enjeu important pour la reconnaissance de la dignité des personnes. D’ailleurs, selon Jean-Yves, qui siège au Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (CÉPE), ce travail a contribué à infléchir l’action gouvernementale elle-même et influencé en partie l’Avis gouvernemental sur les préjugés publié à l’automne 20217 par le CÉPE.
Quand le CREMIS a été créé, en 2004, c’est aussi à partir des leçons apprises grâce à la collaboration avec le FCPASQ. Si on veut parler de pauvreté et d’exclusion sociale, il faut parler des inégalités et des discriminations qui mènent à l’exclusion. L’expérience de cette collaboration nous a montré qu’il faut créer une nouvelle façon de faire de la recherche, un nouveau véhicule, qui sort des institutions et qui part plus des savoirs et expertises fondés sur les expériences de vie et des milieux de la pratique. Et il ne faut pas s’arrêter là, mais aussi parler des pratiques alternatives de citoyenneté qui peuvent nous mener ailleurs.
On peut par exemple se demander lorsqu’on lutte contre les catégories à l’aide sociale, en considérant qu’on est en quelque sorte sur le terrain de l’adversaire : « est-ce que c’est une bonne idée? Est-ce qu’il ne faudrait pas aller ailleurs? ». Et c’est là que ça devient intéressant. Où se situe-t-il, cet ailleurs? On a souvent tendance à voir ce qui ne va pas, plutôt que le potentiel de changement et de solidarité porté par les réseaux actuels. À la fin d’une démarche comme celle-ci, qui fait quoi avec tout ça? Quels germes d’émancipation peut-on retrouver dans le terreau d’aujourd’hui?
Collectivement, peut-être qu’on peut trouver une réponse. On ne sait pas ce qui en sortira, mais on peut se donner la possibilité collective d’y réfléchir ensemble, ne pas rester dans la critique de ce qui existe, mais passer dans la création de ce qui n’existe pas. Tout d’un coup, ça devient plus motivant pour tout le monde.