L’impact du projet Chez soi du point de vue des participants : le sentiment d’exister

Que pouvons-nous apprendre du projet Chez soi, mis sur pied par la Commission canadienne pour la santé mentale, qui s’est déroulé à Montréal de 2009 à 2013 ? Pour les personnes sans domicile avec des besoins élevés ou modérés sur le plan de la santé mentale, l’approche Chez soi (Logement d’abord) prévoit l’accès rapide à un logement subventionné et un suivi (intensif ou d’intensité variable) dans la communauté, par une équipe multidisciplinaire. En tout, 469 personnes ont été recrutées dans le cadre de ce projet à Montréal, dont 285 ont reçu les services offerts dans le cadre du projet2 et 184 ont composé le groupe témoin recevant les services déjà offerts dans la communauté. Pour chacun des quatre groupes (besoins élevés et besoins modérés, groupes expérimentaux et témoins), une personne sur dix a été sélectionnée de manière aléatoire lors de son arrivée dans le projet afin de réaliser une entrevue de type récit de vie.3 De ces 46 personnes, 45 ont été interviewées 18 mois plus tard (un des participants étant décédé entre temps). L’intention lors de cette deuxième entrevue était de faire un retour sur les derniers 18 mois afin de voir les différences dans l’expérience des groupes expérimentaux et groupes témoins depuis le début du projet.

Lors des premières entrevues qualitatives au début du projet, les personnes ont parlé (entre autres choses) de leur expérience des services existants et de ce que ces services leur ont apporté à différents moments de leur vie.4 Dans la moitié des cas, les répondants se contentent de décrire le service reçu sans l’évaluer, mais dans le tiers des cas mentionnés, ils considèrent que l’intervention a eu un impact positif dans leur vie. Lors de la deuxième série d’entrevues, dix-huit mois plus tard, il s’agissait de se demander jusqu’à quel point le projet Chez soi permet de mieux identifier les éléments contribuant à une intervention réussie aux yeux des personnes concernées. Comment les types d’intervention et les organismes qui intègrent l’un ou l’autre de ces éléments identifiés peuvent-ils mieux être soutenus ?

Après 18 mois

Après 18 mois dans le projet Chez soi à Montréal, la première différence apparente concerne le sentiment de bien-être exprimé par les répondants des différents groupes. Les membres des groupes expérimentaux qui reçoivent les services des équipes Chez soi et qui ont eu accès à un logement, sont plus susceptibles que ceux dans les groupes témoins recevant les services habituels de dire qu’ils se sentent en paix et en sécurité, qu’ils peuvent dorénavant vivre à leur propre rythme, que leur santé mentale s’est améliorée, que leur consommation de médicaments d’ordonnance a été réduite et qu’ils dépendent moins de drogues ou d’alcool. Les membres des groupes témoins sont plus susceptibles de dire qu’ils vivent sous le stress, qu’ils craignent la violence, qu’ils ont des pensées suicidaires, que leur santé physique a empiré et que leurs problèmes de dépendance envers les drogues et l’alcool sont toujours les mêmes ou pires qu’avant. Jusqu’à quel point les répondants fournissent-ils des explications pour ces différences apparentes? Seront regardés ici de plus près les avis des répondants sur les thèmes suivants : logement et conditions matérielles de vie, soutien et reconnaissance, amitiés et liens familiaux et vie quotidienne.

Logement et conditions matérielles de vie

L’accès rapide au logement est un élément clé de l’approche Logement d’abord – comme son nom l’indique – et l’expérience en termes de logement occupe une place centrale dans les récits des membres des groupes expérimentaux. Tous sauf un étaient en logement au moment de l’entrevue à 18 mois. Les membres des groupes témoins ont aussi été en logement pour des périodes de temps variées pendant les 18 mois et la moitié d’entre eux étaient logés au moment de l’entrevue (autrement qu’en hébergement de courte durée dans les refuges). Ces derniers semblent ainsi avoir assez bien réussi sur ce plan, même si la proportion en logement est la moitié de celle des groupes expérimentaux. Cependant, le type de logement occupé est fort différent et les périodes de temps en logement sont plus courtes, avec des retours réguliers à la rue et dans les refuges. Typiquement, pour eux, « être logé » veut dire trouver une place dans une maison de chambres ou être hébergé (temporairement) chez un ami.

Les membres des groupes expérimentaux ont choisi des appartements (incluant, dans quelques cas, des logements sociaux quand ces derniers sont disponibles) parmi les options qui leur ont été présentées et dans leur quartier de préférence. Le fait d’avoir eu accès à un logement stable avec le supplément au loyer fourni par le projet, est vu comme ayant un impact en termes de sécurité, de tranquillité et d’intimité. Avoir un espace à soi permet de faire ce qu’on veut sans être constamment sous l’œil du public. Le tiers des répondants dans les groupes expérimentaux parlent de la difficulté qu’ils ont de s’entendre avec voisins et propriétaires, mais davantage disent qu’ils s’entendent bien avec eux.

Plusieurs établissent un lien explicite entre leur nouveau sentiment de sécurité et la diminution de leur consommation d’alcool ou de drogues. Par exemple, un répondant mentionne qu’il ne consomme plus autant de bière que lorsqu’il était dans la rue.  Ceci trouve un écho dans le témoignage d’un membre du groupe témoin, qui décrit comment il doit consommer une quantité donnée de marijuana chaque jour (soigneusement budgétée) afin d’endurer le stress de la vie à la rue. Certains participants des groupes expérimentaux attribuent la baisse de leur consommation d’alcool et de drogues au choix qu’ils ont dû faire entre garder leur appartement ou maintenir leur mode de vie antérieur. La concordance entre cette baisse de consommation et la stabilité résidentielle n’est pas toujours aussi claire, mais pour le tiers des personnes dans les groupes expérimentaux qui mentionnent une telle baisse, le sentiment de sécurité qui vient avec la stabilisation de leurs conditions de logement peut être vu comme un facteur contributif.

Certains répondants établissent également un lien entre la sécurité ou stabilité résidentielle et l’amélioration de leur santé mentale, l’utilisation moindre de médicaments d’ordonnance (tels les antidépresseurs) et le sentiment d’avoir acquis plus de contrôle sur leur vie. Le sentiment de sécurité attribué au fait d’avoir son propre appartement va de pair, pour certains, avec une stabilité financière accrue. Même si le fait de devoir payer le loyer (dont le coût est réduit par l’octroi de la subvention au logement), la facture d’électricité et d’autres nécessités, peut poser problème, les membres des groupes expérimentaux sont néanmoins plus susceptibles de dire que leur situation financière s’est améliorée pendant les 18 derniers mois.

Soutien et reconnaissance

L’impact positif du logement est inséparable du rôle joué par les équipes d’intervenants, tel que décrit par les répondants. Certains participants se disent surpris par le fait qu’ils ne sont pas jugés par les intervenants du projet en rapport avec leurs problèmes de consommation ou des dommages qu’ils auraient causées dans leur logement. D’autres soulignent la disponibilité des intervenants, l’importance de leurs visites régulières à domicile, le fait qu’ils sont traités avec respect, qu’ils sont écoutés et accompagnés pendant des séjours en hôpital, des périodes de dépression ou des démarches devant la cour. Dans certains cas, les intervenants les auraient encouragés à réaliser leur désir de contacter la famille, à s’impliquer dans des activités sociales, ou à poursuivre d’autres buts. Les membres des groupes expérimentaux peuvent aussi faire part d’une confiance en soi renforcée, à la fois en raison du traitement qu’ils reçoivent de la part des intervenants et du changement de leurs conditions matérielles de vie. Malgré le fait que les membres des groupes témoins ne sont pas suivis par les équipes et ne voient que des intervieweurs du projet Chez soi périodiquement tout en continuant à vivre comme auparavant, ils ont aussi tendance à évaluer les intervenants du projet positivement.

Si certains membres des groupes expérimentaux considèrent qu’ils ont plus de confiance en eux-mêmes qu’au début du projet, ce changement semble en partie lié au fait qu’ils prennent leurs propres décisions. Ici aussi ils peuvent exprimer une certaine surprise concernant la responsabilité qui leur est accordée par le projet, certains soulignant un nouveau sentiment de liberté ou d’autonomie. Les membres des groupes témoins ne mentionnent pas avoir connu un sentiment comparable pendant les 18 mois et certains expriment le point de vue contraire, mettant l’accent sur le fait qu’ils sont surexposés à des règlements concernant leurs comportements individuels, l’accès aux services, leur présence dans l’espace public et d’autres aspects de leur vie quotidienne.

Amitiés et liens familiaux

Il n’est pas toujours facile pour les membres des groupes expérimentaux de s’habituer au fait d’être seul en logement. Même s’ils ont tendance à apprécier leurs relations avec les équipes de suivi, ils peuvent aussi faire part de sentiments de solitude, un répondant sur quatre dans ces groupes parlant des difficultés d’isolement qu’ils ont connues depuis le début du projet. Il ne s’agit pas juste d’être seul dans son logement, mais de s’ennuyer des personnes qui composaient leur réseau social avant d’arriver dans le projet. On ne peut pas dire cependant que ce type d’intervention exacerbe de tels sentiments, vu que les membres des groupes témoins expriment aussi un sentiment de solitude et dans des proportions semblables. Dans ce cas, la solitude peut être vue comme faisant partie de l’expérience générale de la vie à la rue, plutôt que du fait d’être isolé entre les quatre murs d’un appartement. Par contre, ces derniers passent aussi du temps en logement et peuvent connaître le même sentiment de solitude que les membres des groupes expérimentaux en lien avec cette expérience.

Le sentiment de solitude soulève la question de l’amitié. Certains répondants font la distinction entre la « vraie » amitié et les « fréquentations»   qui sont le lot des personnes vivant à la rue et dans les refuges. Il y a une ambiguïté profonde exprimée quant à ces fréquentations. Survivre à la rue est difficile sans des liens forts avec d’autres personnes dans la même condition, à la fois pour se protéger et pour partager les savoirs nécessaires à la survie. Mais plusieurs de ces liens relèvent de la consommation de drogues et de l’alcool et peuvent parfois avoir des attributs qui sont tout le contraire de l’amitié. Certains participants aux groupes expérimentaux regrettent d’avoir perdu contact avec leurs réseaux d’amis antérieurs et d’autres cherchent à maintenir ces contacts, mais plusieurs expriment le souhait de s’éloigner de ces vieilles relations où la solidarité et le support mutuel peuvent coexister avec leur contraire.

Pendant qu’une personne sur quatre parmi les groupes expérimentaux parle de son expérience de solitude, d’autres mentionnent les nouvelles amitiés qu’ils ont pu faire pendant les derniers 18 mois. Ces nouveaux amis ont été rencontrés, entre autres, lors d’activités sociales ou sont des voisins habitant le même édifice. Le fait d’avoir son propre logement dans lequel des amis peuvent être reçus, peut être vu comme un facteur contribuant à la création de telles amitiés et à la réciprocité dont elles font partie. Le tiers des membres des groupes expérimentaux disent s’être fait de nouveaux amis depuis le début du projet et que ces amitiés sont devenues un élément central dans leur vie.

Une personne sur trois parmi les groupes expérimentaux dit avoir rétabli des contacts avec sa famille. Dans plusieurs cas, les membres de la famille concernés n’avaient pas encore traversé le seuil du logement, le contact ayant eu lieu par téléphone, dans un parc, un restaurant ou un autre type d’espace public. Le déclencheur principal mentionné est de vouloir refaire le contact, de ne plus avoir honte de sa situation devant sa famille, cette dernière conservant de l’importance même après des années d’éloignement. Selon certains, leur famille serait plus compréhensive et plus accueillante à leur égard depuis qu’ils sont dans le projet, tandis que pour d’autres, le fait de faire partie du groupe expérimental leur aurait permis de consolider des relations avec la famille qui existaient déjà avant le début du projet. Renouer avec la famille peut prendre du temps. Ceci est particulièrement le cas des contacts avec des enfants que le participant n’a pas vus depuis longtemps. Les relations qui en résultent ne sont pas toujours faciles et peuvent demeurées limitées, mais juste le fait d’avoir repris contact peut être présenté comme un tournant majeur dans la vie de la personne.

Un autre tiers des membres des groupes expérimentaux considère que la continuation des relations existantes avec leur famille est au centre de leur expérience pendant les 18 mois, certains soulignant les aspects négatifs de ces relations, d’autres les aspects positifs et négatifs en même temps. D’autres ont essayé de contacter leur famille sans succès. Les relations de famille, qu’elles soient évaluées négativement ou positivement, sont ainsi au cœur de la vie de la plupart des membres des groupes expérimentaux, les deux tiers d’entre eux mettant l’accent sur de telles relations. Une proportion semblable des membres des groupes témoins voit les relations familiales comme des éléments-clés dans leur vie. Certains parlent d’éléments positifs dans leurs rapports avec leur famille, mais pour la plupart, soit les contacts ont été rompus, soit les membres de la famille sont présentés de manière négative ou ne sont pas mentionnés. Il y a eu peu de changements à cet égard durant les derniers 18 mois.

La vie quotidienne

Les différences entre les groupes expérimentaux et témoins trouvent un reflet dans la vie quotidienne. Pendant que les membres des groupes témoins ont tendance à continuer à suivre la routine typique des personnes sans domicile, les membres des groupes expérimentaux s’adaptent graduellement (parfois avec difficulté) à leurs vies nouvelles, dont le « rythme » provient de leurs propres décisions plutôt que des règles imposées par les services utilisés. Certains se réfèrent au plaisir, au début, de rester chez eux inactifs et de leur implication subséquente dans des activités externes, pendant que d’autres se plaignent d’être pris à la maison à ne rien faire.

Avoir un chez-soi et une place où entreposer ses affaires peut aussi permettre aux participants de s’adonner à leurs passe-temps préférés, dont, par exemple, la collection de vidéos, la couture ou la peinture. D’autres découvrent (ou redécouvrent) l’art de la cuisine, de faire l’épicerie, de mener ce que plusieurs décrivent comme étant une « vie normale », malgré leurs restrictions budgétaires. Leur vie quotidienne peut aussi être marquée par la planification et la réalisation de projets nouveaux, concernant, par exemple, un retour aux études ou la formation professionnelle. Quelques participants des groupes expérimentaux peuvent se plaindre de l’ennui (passer des heures devant la télévision, par exemple), mais ce sont les membres des groupes témoins qui sont les plus susceptibles de dire qu’ils souffrent d’ennui dans leur vie quotidienne.

Conclusion

Après les premiers 18 mois du projet Chez soi à Montréal, on constate des différences assez marquées entre les perceptions des personnes participant aux groupes expérimentaux et témoins. Avoir un logement à soi et des conditions matérielles de vie plus stables, bénéficier d’un suivi à domicile et de la reconnaissance de la part des intervenants, ne pas être sujet au jugement moral de la part de ces derniers et pouvoir se fier à soi-même pour faire ses propres décisions, semblent se combiner pour produire les résultats positifs mentionnés par les participants.

Cela dit, et pour revenir à notre question de départ, plusieurs des caractéristiques des services mis de l’avant au projet Chez soi se trouvent, sous des formes variées, dans les services existants. Quand les participants, au début du projet, évaluent positivement les services reçus à différents moments de leur vie (32% de toutes les mentions étant connotées positivement et 19%, négativement), ils se réfèrent à certaines des caractéristiques qui se retrouvent combinées dans le projet Chez soi. Le sentiment d’exister aux yeux des autres est au centre de ces caractéristiques, ainsi que le fait de pouvoir surmonter, avec l’aide d’autrui, la stigmatisation et la discrimination afin d’avoir accès à ce dont on a besoin sans condition, y compris, le cas échéant, à un logement. Sur ce plan, nos résultats militent en faveur du renforcement et de la valorisation de ces façons de faire, où elles existent à travers la variété de services existants, tout en favorisant leur combinaison dans des approches spécifiques, telle celle du Logement d’abord.

Notes

1: Le texte qui suit est une version abrégée de McAll, Christopher, et al. (2013). Chez soi : Projet de recherche et de démonstration sur la santé mentale et l’itinérance de Montréal : Rapport sur les récits de vie à 18 mois, disponible à www.cremis.ca.

2: 81 dans le groupe de suivi intensif dans le milieu (SIM) pour personnes avec des besoins élevés en termes de santé mentale et 204 dans le groupe de suivi d’intensité variable (SIV) pour les personnes avec des besoins modérés.

3: Chaque dixième personne (selon la date de son arrivée dans le projet) a été sélectionnée pour faire partir de l’échantillon. Ce critère de sélection a été ajusté en cours de route pour respecter une représentation des femmes selon leur proportion dans l’ensemble des personnes recrutées. L’échantillon sur lequel porte ce texte est ainsi composé de 46 personnes, dont 30 hommes (65%) et 16 femmes (35%), reflétant les proportions d’hommes et de femmes parmi les 469 participants (67% et de 32% respectivement). Par rapport à la distribution des répondants de l’échantillon à travers les groupes expérimentaux et groupes témoins, 9 (20%) se trouvent dans le groupe expérimental avec besoins élevés (SIM), 19 (44%) dans le groupe expérimental avec besoins modérés (SIV), 8 (17%) dans le groupe témoin avec besoins élevés et 10 (22%) dans le groupe témoin avec besoins modérés. Parmi les 469 participants au projet, 17% sont dans le groupe SIM, 43% sont dans le group SIV et 39% dans les groupes témoins. L’échantillon reflète ainsi la distribution des participants à travers ces groupes. L’âge moyen des hommes de l’échantillon est de 47 ans et des femmes, de 45 ans (avec un écart-type de 4,55 et de 6,56 ans respectivement).

4: Voir McAll, C. et al. (2012), Chez soi : Projet de recherche et de démonstration sur la santé mentale et l’itinérance de Montréal : Premier rapport sur les récits de vie, mai, disponible à www.cremis.ca.