Hugo Adam-Côté, orthophoniste au Centre de santé et de services sociaux (CSSS) Jeanne-Mance, travaille avec des familles et des enfants en situation de pauvreté. Au printemps 2013, il a participé au 14ème atelier international sur les discriminations et les inégalités organisé par le CREMIS et Clé-Nord-Pas-de-Calais à Lille en France. Il fait part ici de l’impact de cette expérience sur sa pratique quotidienne.
Mars 2013. Premiers beaux jours du printemps vécus à Lille en France pendant le 14ème atelier du CREMIS sur les discriminations et les inégalités. Une rencontre improbable de différents univers mais dont les domaines d’action se côtoient ou se croisent : enfance, jeunes de la rue, santé mentale adulte, familles, itinérance, personnes âgées… Tout en étant dans un continuum, la réunion de ces univers permet d’aborder d’autres angles d’approche, de se mettre dans les souliers de l’autre et de travailler à partir des différences que l’on porte. Croiser les univers provoque également l’émergence d’idées qui, parfois, s’entrechoquent. Certains vivent l’expérience dans l’émotion. Or, ces collisions, qui résultent des différences qui peuvent s’imprimer dans les méthodes de travail ou le langage utilisés au sein des différents milieux de référence, sont créatrices et représentent de véritables défis. Elles défont la croyance populaire selon laquelle les intervenants sont imperméables aux préjugés, notamment dans les moments sous tension. La semaine passe aussi vite que la rapidité avec laquelle les liens se nouent. Je vois des jeunes grandir à travers la semaine, pris sous l’aile de personnes plus âgées jouant un rôle de mentors.
Au retour, la flamme continue d’animer un noyau d’irréductibles déterminés à faire changer les façons d’intervenir. En croisant mon regard avec celui d’autres intervenants et d’autres acteurs, j’ai pu mettre des mots sur des situations auxquelles je pensais depuis longtemps. Les discussions ont été prolifiques, mais il faut maintenant réfléchir à des stratégies d’action à mettre en œuvre dans nos milieux respectifs d’intervention. En incorporant l’expérience à Lille dans notre pratique quotidienne, en se mettant dans les souliers de l’autre pour mieux le comprendre, en provoquant des réunions régulières entre utilisateurs de services, chefs de programme, gestionnaires et intervenants, il est possible de faire évoluer positivement les organisations. Il faut garder cette flamme vivante et lui donner une voix. Quelques mois plus tard, la réalité – une réalité constituée de décisions à prendre, d’investissements en temps et en énergie malgré des emplois du temps déjà chargés – nous rattrape et souffle doucement sur cette flamme qui n’en continue pas moins de brûler. L’atelier vécu à Lille invite à prendre du recul et à se repositionner vis-à-vis du système dans lequel nous évoluons.
À la loupe
En effet, si les intervenants prêtent généralement attention à la question des discriminations, le système peut en revanche y être sourd et aveugle en raison de sa rigidité. Chaque personne ayant son histoire de vie, les familles et les enfants que je rencontre ne vivent pas des situations homogènes et peuvent nécessiter des temps de rencontre qui vont du simple au double, en fonction des circonstances. De plus, il n’est pas rare que des familles ne se présentent pas à un rendez-vous ou l’annulent. Elles sont alors souvent perçues comme refusant de se rendre disponibles pour saisir les perches tendues et peu motivées pour améliorer leur situation. Toutefois, la réalité est plus complexe.
D’une part, les familles sont notamment accaparées par un ensemble de préoccupations comme pourvoir à des besoins de première nécessité tels que se loger ou se nourrir avec peu de ressources financières. Dans ce contexte, on imagine aisément que le développement du langage chez l’enfant ne soit pas une priorité sur la liste des familles défavorisées. Actuellement, une étude sur la maturité scolaire à la grandeur de l’Ile de Montréal tente de déterminer si les enfants sont prêts pour l’apprentissage scolaire dans les domaines affectif, cognitif et langagier. Les résultats démontrent que dans plusieurs quartiers de Montréal, dont le quartier Centre-Sud, plus de 50 % des enfants ne sont pas prêts dans au moins un des domaines. Ce résultat sans appel signifie qu’une très forte proportion d’enfants qui entrent à l’école n’ont pas les bases nécessaires pour débuter l’apprentissage scolaire dans de bonnes conditions et sont donc plus enclins à des difficultés scolaires. On voit ici clairement comment la pauvreté est à la fois le propulseur et le conducteur de conséquences au niveau développemental chez l’enfant.
D’autre part, ce préjugé du manque de volonté de certains usagers est simpliste car il occulte l’existence de facteurs structurels aggravants, dont la pauvreté est l’un des facteurs les plus importants. En somme, il jette trop vite l’opprobre sur l’individu sans interroger le système dans lequel il s’inscrit. Si on regarde nos pratiques à la loupe, on réalise finalement qu’on ne fait que décrire les personnes en situation de pauvreté à travers les conséquences que celle-ci produit sur elles. Autrement dit, des solutions individuelles sont apportées à un problème collectif et chacun tente à sa manière de colmater les conséquences de la pauvreté plutôt que d’intervenir à la source.
Sélection « naturelle »
Le rôle d’une institution comme le CSSS, qui offre différents services aux populations, est primordial tant dans la nature des services proposés que dans la forme sous laquelle ils sont proposés. Si on développe un arsenal de mesures mais qu’on tente de joindre les familles en disant : « voici ce qu’on vous offre, venez le chercher si vous avez le goût », une sélection « naturelle » s’opère. En tout état de cause, le système devrait s’ajuster aux différences propres à chaque situation et offrir des possibilités d’adaptation aux familles qui ne rentrent pas dans le moule proposé. Seulement, en raison de la rigidité du système, un service qui devrait être universel et gratuit ne profite finalement qu’aux personnes les plus inquiètes et capables de se mobiliser mentalement pour prendre un rendez-vous au CSSS tandis que celles dont les besoins sont les plus importants ne bénéficient pas d’un service pourtant conçu à leur égard. L’expérience démontre que les personnes qui se rendent jusqu’à nos services sont celles dont l’inquiétude est suffisamment prononcée pour chercher à rencontrer un professionnel. Par conséquent, la simple forme sous laquelle sont proposés des services d’aide et d’accompagnement peut conduire le système à laisser une majorité des familles défavorisées dans le besoin et, de surcroit, celles qui sont les plus vulnérables. De la sélection « naturelle » à la discrimination, il n’y a qu’un pas. Alors, comment ouvrir les portes pour être présents rapidement auprès des familles en besoins ?
Réseaux de confiance
Un programme spécifique intitulé Intervention Éducative Précoce a vu le jour au CSSS Jeanne-Mance. Initié par la Direction de santé publique de Montréal, il consiste à joindre les familles directement dans les milieux où elles se sentent en confiance, par exemple, à domicile ou dans un milieu de garde. Les services ont surtout été implantés en lien avec les Centres de la Petite Enfance (CPE), dans lesquels des professionnels interviennent régulièrement pour ceux qui ne lèvent pas nécessairement la main pour dire « mon enfant a des difficultés ». Un CPE est un lieu idéal d’intervention car une famille qui s’y rend depuis deux ou trois ans a souvent confiance en l’éducatrice. Celle-ci peut, à son tour, transférer ce lien de confiance plus facilement vers l’intervenant pour établir le lien avec les parents. Ce contexte est favorable à la création de liens avec des familles en situation de vulnérabilité. Elles nous connaissent et nous reconnaissent, ce qui facilite le développement de la relation humaine nécessaire à l’intervention. En complémentarité, les éducatrices peuvent également alerter l’intervenant si elles s’inquiètent par rapport à la situation d’une famille, pour que l’on se rende sur place.
Il y a deux ans, j’ai eu à intervenir dans une habitation à loyer modique (HLM) avec une famille très réticente à me rencontrer. La situation s’est débloquée quand une amie de cette famille les a rassurés sur le bien-fondé de mon intervention. Il m’arrive de croiser des familles en HLM qui me disent « j’ai vu mon voisin, je lui ai dit de venir te voir ». C’est en ce sens que les liens de voisinage dans les HLM sont une ressource non négligeable pour la construction de réseaux de confiance. Cela permet par exemple de détecter des difficultés au niveau développemental que vivent des familles qui ne se seraient jamais rendues d’elles-mêmes à nos services. La création de liens solides est un point de départ incontournable pour accompagner les personnes qui vivent différentes problématiques. Les interventions requièrent de sortir du cadre de sa profession et de recueillir toutes les demandes ou besoins exprimés, avant de les passer à travers un filtre pour identifier ce qui relève de l’orthophonie et orienter les personnes vers les ressources adéquates lorsque les besoins exprimés outrepassent nos compétences. L’intervenant ne doit pas être perçu uniquement comme « l’orthophoniste du CSSS », mais comme celui qui se rend régulièrement à la garderie pour être présent, écouter les besoins, quels qu’ils soient, et discuter dans le corridor.
La délinquance
Il serait plus efficace d’avoir un temps dédié uniquement aux visites des personnes dans leur milieu de vie, comme les garderies ou les salles communautaires des HLM, pour rencontrer des gens, faire du réseautage et se présenter aux personnes. Mais cela impliquerait simultanément une baisse du nombre de personnes « officiellement » rencontrées et de dossiers créés. Le nombre de familles en attente sur la liste d’attente (déjà longue) augmenterait et le contrôle des interventions via des statistiques serait moindre, ce qui n’est pas nécessairement prôné. Le CSSS Jeanne-Mance a la chance d’être doté du programme Intervention Educative Précoce, mais ce n’est pas le cas de tous les CSSS. Comme il reste de moins en moins de temps alloué pour construire une relation avec les personnes, le case-load se remplit de familles qui ont pu se mobiliser d’elles-mêmes pour appeler à l’accueil. Faire de la prévention, créer des liens, aller dans les milieux pour chercher les familles, discuter, converser et écouter requiert du temps qui nous manque, d’autant plus qu’apparaît en creux la logique de la rentabilité économique de chaque acte. Des discussions avec des pairs ayant assisté à l’évolution d’un petit CLSC Centre-ville vers un CSSS renvoient un constat similaire. Dans les faits, cette transformation s’est superposée à un éloignement des populations ainsi qu’à une bureaucratie et une médicalisation croissantes.
Dans ce contexte, comment intervenir efficacement en faveur de ceux qu’on voudrait accompagner ? Comment jongler avec un système dont la rigidité est un frein pour des familles aux situations hétérogènes ? Comment équilibrer les jeux de pouvoirs décisionnels, les logiques budgétaires et le manque de temps avec les besoins des familles ? Le gros éléphant CSSS doit être en mesure de devenir une petite souris en fonction de la situation, pour s’infiltrer et prendre le temps de créer des liens. Pour répondre aux besoins des familles de façon complète, les interventions gagneraient sans doute à être effectuées en complémentarité avec des domaines tels que le travail social ou l’éducation spécialisée. Parallèlement, il est fondamental de se faire « intervenant délinquant », pour reprendre une des thématiques du séminaire à Lille, et d’expérimenter des approches nouvelles pour faire évoluer les choses, modifier ce qui ne fonctionne pas, préserver un espace préventif, trouver du temps pour écouter et restaurer ce lien de confiance avec les populations sans lequel aucune intervention ne peut prendre racine. En résumé, jouer avec les cordes du système tout en répondant aux urgences.
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- Hugo Adam-Côté
- Orthophoniste au CAU-CSSS Jeanne-Mance
- Sira Camara
- Agente de recherche au CREMIS