En 2007 et 2008, j’ai pu séjourner pendant huit mois à la Sierra de Santa Catarina au Mexique et à Cité de l’Éternel en Haïti pour observer les conditions de vie et les actions entreprises par les populations dans le cadre de mes études doctorales. Plus de quarante entretiens ont été réalisés pendant ce terrain, entre autres, avec des leaders, des responsables d’associations de base, des gens ordinaires ainsi que des intervenants communautaires. À plusieurs égards, la situation dans les deux endroits est comparable, mais sur le plan de la capacité d’action collective, il y a des différences marquantes.
Iztapalapa, Mexique. Une partie d’une réserve écologique est envahie par des populations à la recherche de territoires pour construire leur logement. Les terres, une fois occupées, sont réparties en plusieurs lots et des espaces sont réservés au tracé des rues et à la création des infrastructures. Nous sommes à la Sierra de Santa Catarina. À cet endroit, les conditions de vie sont difficiles : des maisonnettes sont érigées les unes à côté des autres et seuls d’étroits corridors permettent d’y accéder. Celles qui sont construites à partir de matériaux solides disposent d’une fosse septique. Cependant, lorsqu’elles sont remplies, leur assainissement n’est pas fait puisque les services d’hygiène publique ne desservent pas ces campements (predio) non régularisés. Les gens qui vivent dans des cahutes partagent la toilette avec leur voisin. Pour s’approvisionner en eau et en électricité, la population se sert de prises irrégulières. Chaque campement est dirigé par un leader qui se charge de ces connexions et des démarches à entreprendre auprès des institutions publiques afin que la situation de ces populations soit régularisée.
Port-au-Prince, Haïti. À la chute de la dictature des Duvalier, en 1986, des pauvres parviennent à créer un quartier populaire nommé « Cité de l’Éternel » en occupant de manière irrégulière des terrains situés en bordure du quai. Une partie de ces terrains était préalablement occupée manu militari par des « tontons macoutes1». Après la chute de Jean-Claude Duvalier, des populations démunies occupent ces terrains marécageux en construisant des maisonnettes, pour la plupart à partir de matériaux de récupération, et s’organisent pour ne pas être délogées. Les conditions de vie dans ce bidonville sont précaires : insalubrité, prolifération de moustiques, accès difficile aux logements en cas de sinistre. La population ne dispose d’aucune institution publique pour accéder aux services de santé, d’éducation et de loisirs. Des organisations non gouvernementales (ONG) exécutent quelques projets en vue d’aider la population à accéder à l’eau potable, aux soins de santé de base et à la formation scolaire. Des associations locales formées d’anciens militants politiques ou de leaders religieux servent de médiation entre la population locale et les ONG.
Tant à la Sierra de Santa Catarina qu’à Cité de l’Éternel, l’accès éventuel à la propriété est conditionnel à la planification et à l’organisation de l’occupation du terrain. Les populations s’organisent aussi pour bénéficier, ne serait-ce que de manière temporaire, des services urbains tels que l’eau et l’électricité. Afin de ne pas être délogées, des structures associatives sont mises sur pied. Elles servent de médiation entre les populations et les instances publiques ou non étatiques. Il semble y avoir, dans les deux cas, une capacité d’agir collectivement dès l’occupation initiale de ces terrains. Or, Touraine (1988), entre autres, doute de la capacité d’action autonome des populations vivant en situation de « marginalité » (marginalidad) en Amérique latine. Dans les cas étudiés, pouvons-nous définir les activités de ces populations comme des actions collectives dûment planifiées et organisées sur une base autonome ? En d’autres termes, quelle est la capacité d’action collective de ces populations ?
Dans les « campamentos »
Le premier type d’action collective repérable est celle nécessitée par l’occupation du terrain lui-même. À la Sierra de Santa Catarina, il y a généralement un leader qui, dans un premier temps, identifie un terrain et fait du recrutement au sein des populations pauvres se trouvant dans l’incapacité de payer un logement ou d’acheter un terrain dans un milieu décent. Ce leader est membre d’une organisation sociopolitique et se différencie par sa formation et son statut social car, habituellement, il a terminé ses études secondaires et peut même avoir fait des études universitaires. Chaque individu recruté peut à son tour inviter d’autres proches à participer à cette « squatérisation ». Ensemble, ils prennent rendez-vous pour envahir à une date et une heure précises la propriété convoitée. Généralement, cela se fait à l’aube.
Une fois établies sur le terrain et sous la direction du leader, les populations des campamentos réalisent différents types d’action collective, par exemple, des corvées (faenas) de travaux communautaires, des veillées (veladas) pour assurer la sécurité et des assemblées publiques pour planifier des actions collectives qui peuvent se dérouler à l’intérieur ou à l’extérieur du campement. Bien qu’ils soient connectés de manière illégale au réseau urbain de distribution d’eau et d’électricité, ces gens organisent des marches (« marchas »), des sit-in (« plantones ») et des rencontres hors des campements pour exiger l’accès régulier aux services publics.
Parfois, comme j’en ai été témoin, des manifestations sont aussi organisées en vue d’appuyer des dirigeants politiques. Les résidents sont obligés de participer à toutes les actions collectives sous peine de payer des cautions. Ils sont aussi contraints de verser une contribution hebdomadaire au leader pour défrayer ses déplacements quand il rencontre les représentants des institutions publiques afin d’accélérer la régularisation de la situation des squatteurs. Certaines personnes interviewées affirment que, parfois, le leader oblige les membres des campamentos à voter pour le candidat de son groupe politique, comme cela fut le cas pour le candidat à la présidence du Partido de la Revolución Democrática (PRD), Andrés Manuel López Obrador.
Il arrive, selon une autre répondante, qu’un politicien demande aux leaders d’emmener des gens des campements manifester en leur faveur. D’après elle, les populations sont parfois « utilisées » contre leur gré, contrairement à ce qui devrait se passer lors d’une marche ou d’un « meeting » où chacun doit « tirer des bénéfices » en « luttant pour quelque chose »: « ce n’est pas le cas quand on organise des meetings, parce que la population est utilisée. Par exemple, tel député va présenter son rapport, alors on emmène les gens vivant dans les campements à ces meetings pour crier et applaudir. Ils ne le font pas de plein gré, mais sont seulement obligés d’appuyer ce député. Alors, ces gens sont utilisés ». Les marches seraient plus intéressantes si les gens étaient libres d’y participer. Elle n’est pas opposée à ce que les gens réalisent des actions ou manifestent leur solidarité avec d’autres groupes. L’important, selon elle, est de ne pas être forcé de prendre part à une action collective.
À la Cité
La Cité de l’Éternel, à Port-au-Prince, est moins organisée que les campamentos mexicains. Les groupes ayant pris naissance à l’occupation du terrain ont tendance à disparaître quelques semaines après. Souvent, il sont composés d’individus qui n’avaient besoin d’emplacements qu’à des fins commerciales. C’est dans ce but que les premiers « tontons macoutes » occupèrent les positions les plus importantes situées près du boulevard Harry-Truman. Après cette première phase de l’action collective débute celle des actions internes. Il s’agit de défendre les positions occupées ou d’intervenir auprès des instances concernées en vue de faire régulariser le nouveau quartier, ce qui permettra de doter les occupants de titres de propriété, d’enregistrer ce quartier dans la liste légalement reconnue et d’offrir les services urbains nécessaires.
Par exemple, deux répondants, membres d’un regroupement de jeunes pour le développement durable, rapportent qu’au lieu de privilégier des manifestations dans la rue, les dirigeants des associations organisent des réunions publiques pour discuter de ce qui doit être fait et favoriser la sensibilisation de la population. Les associations entreprennent aussi des démarches auprès des ONG présentes dans la Cité pour obtenir le financement des projets, mais n’incitent pas leurs membres à réaliser des actions collectives auprès des instances publiques. Selon eux, « L’État ne va pas répondre à leurs demandes. Même si les ONG ne donnent pas grand-chose, elles laisseront quand même tomber des miettes ».
Un dirigeant d’une association affirme que les associations sont impliquées dans la gestion de l’eau et des autres services communautaires et ne se mêlent pas à la politique. C’est, selon lui, ce qui différencie la Cité d’autres quartiers populaires de la capitale : « Je dois te le dire, nous, ici, on est une série d’organisations, tout le monde fait de la politique, mais nous, on ne croit pas tellement à la politique. Et c’est ce qui fait que Cité de l’Éternel est différent de beaucoup d’autres quartiers populaires. Pourquoi ? C’est parce que nous croyons davantage au développement ».
Dans la Cité autant que dans les campements, la répartition des terrains en petits lots ou en petits emplacements est suivie de la formation de brigades pour guetter nuit et jour les interventions policières et, surtout, prévenir les actions des bandits. À travers les démarches entreprises, les associations ont obtenu, entre autres, la construction de bornes-fontaines, de centres de santé et d’écoles communautaires. Ces acquis sont le résultat de démarches collectives privilégiant la négociation et le partenariat entre les associations.
Les acteurs externes
Si, à Cité de l’Éternel, la population est libre de sa participation aux associations pour accéder aux services collectifs, dans les campamentos mexicains, c’est le contraire. La population y est contrôlée en large part par des leaders appartenant à des formations politiques. Il y a lieu alors de parler d’une instrumentalisation politique de la population de ces territoires, confirmant les thèses de Touraine quant au manque d’autonomie de ces populations marginalisées. Même si à Port-au-Prince, « tout le monde fait de la politique », on ne peut pas parler d’instrumentalisation politique comme telle dans le cas de la Cité de l’Éternel. De toute façon, l‘État n’a pas les moyens pour répondre aux revendications. Il y a cependant les ONG étrangères qui, elles, en ont les moyens. Sans l’intervention de ces ONG, y aurait-il des associations de base consacrées à la mobilisation de la population pour participer à la réalisation des projets communautaires ? On peut en douter. En somme, les activités observées à la Sierra de Santa Catarina et Cité de l’Éternel attestent de la capacité de ces populations à réaliser des actions collectives. Toutefois, cela ne semble pas se faire sans l’implication intéressée de militants de certaines formations politiques (dans le cas du Mexique) et sans l’aide d’organisations externes dans le cas haïtien.
Notes
1 Des membres de l’ancienne milice des Duvalier.
Références
Touraine, A. (1988). La parole et le sang. Politique et société en Amérique latine, Paris, Éditions Odile Jacob.
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- Illionor Louis
- Étudiant au doctorat au Département de sociologie de l'Université de Montréal