Au fil de nos rencontres avec des personnes assistées sociales dans le cadre de nos projets de recherche1, nous avons constaté que plusieurs d’entre elles dénoncent avec force les préjugés à leur endroit et le manque de compréhension des particularités de leur situation. Pourtant, certaines personnes assistées sociales entretiennent elles-mêmes une vision plutôt négative des autres prestataires et insistent sur l’importance de la fraude et des abus à l’aide sociale. Nous nous sommes questionnés sur cet apparent double discours.
Parmi les personnes rencontrées au fil des projets et qui véhiculaient une vision négative à l’endroit de certain-es prestataires, plusieurs étaient considérées « employables » et/ou accusées de fraude. Dans certains cas, elles s’étaient par le passé tournées vers la criminalité de subsistance ou le travail non déclaré pour combler leurs besoins essentiels. Dans d’autres cas, elles étaient punies pour avoir rempli une « fausse déclaration » après avoir reçu des informations erronées de la part d’agent-es de l’aide sociale ou s’être trompées dans un formulaire alambiqué. Ces personnes nous ont néanmoins spontanément exprimé des opinions négatives sur les « fraudeurs-euses » et les « profiteurs-euses » qui abuseraient de l’aide sociale. Or, en l’absence de statistiques officielles sur le sujet de la part du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS), nos partenaires de recherche au sein d’organismes de défense de droits des personnes assistées sociales nous ont fait part de leur impression que la vaste majorité des « fraudes » à l’aide sociale étaient des erreurs de bonne foi, ou des gestes de désespoir, en contexte de pauvreté extrême. Comment donc expliquer un tel écart entre les perceptions de certain-es participant-es à la recherche et la situation des personnes assistées sociales telle qu’observée par les intervenant-es de proximité?
Nos discussions avec plusieurs personnes bénéficiaires suggèrent que leurs perceptions négatives face aux personnes assistées sociales les menaient souvent à refuser de s’identifier à ce groupe. Nos interlocuteurs et interlocutrices tenaient à se distinguer des « vrai-es » prestataires de l’aide sociale en s’attachant plutôt à des rôles sociaux plus valorisés, comme ceux de parent, bénévole, aidant-e naturel-le ou encore retraité-e. M. Paradis2, par exemple, a perdu son emploi il y a une quinzaine d’années à cause de problèmes neurologiques et revendique toujours le statut de travailleur auquel il se sent appartenir : « Je suis pas BS de père en fils, là. Il y en a qui se mettent sur le BS à 18 ans, c’est pas mon cas, moi j’ai toujours travaillé. D’aussi jeune que je me souvienne, je travaillais. On avait une ferme, chez nous, pis je travaillais tout le temps, là… Je sais ce que c’est, travailler. »
Nos recherches suggèrent que ces perceptions négatives des personnes bénéficiaires seraient alimentées par le fonctionnement même du système d’aide sociale. En effet, les processus administratifs liés aux programmes d’aide sociale3 génèrent de la frustration, particulièrement chez les personnes considérées « sans contraintes à l’emploi » et avec des « contraintes légères à l’emploi ». Le fonctionnement de l’aide sociale propose un cadre qui amène à reporter cette frustration sur des « profiteurs-euses » qui en abuseraient au détriment de l’ensemble des personnes assistées sociales.
Catégorisation
Pour comprendre la frustration vécue par beaucoup de personnes assistées sociales, il faut tout d’abord savoir que le système d’aide sociale divise les prestataires en plusieurs catégories pour déterminer les montants des prestations, qui varient beaucoup. Le principal critère est celui de l’employabilité, soit la capacité présumée à obtenir et à maintenir un emploi. Lorsqu’une personne fait une demande d’aide sociale, elle est présumée « employable » et on lui accorde une prestation mensuelle de 726 $4. L’accès à des prestations plus généreuses nécessite une évaluation médicale attestant de contraintes à l’emploi. Plus la personne peut démontrer le caractère « permanent » de ses difficultés, plus les prestations sont élevées : 870 $ pour des « contraintes légères », 1138 $ pour des « contraintes sévères ou prolongées », et 1400 $ pour des « contraintes sévères ou prolongées » reconnues depuis au moins 66 mois.
Or, il ne suffit pas d’avoir deux bras, deux jambes et un peu de motivation pour être en emploi. Pour diverses raisons, médicales ou non, plusieurs personnes ne cadrent pas avec les exigences du marché de l’emploi. Certaines ne peuvent travailler que deux ou trois jours par semaine, d’autres apprennent plus lentement et sont remerciées après leurs périodes de probation, ou encore subissent différentes formes de discrimination en raison de leur statut social et/ou de leur condition de santé. Nos recherches montrent toutefois qu’il est ardu d’obtenir une reconnaissance de contraintes sévères à l’emploi lorsque les difficultés sont liées à des problématiques psychosociales ou à une condition invisible ou fluctuante, comme les problèmes de santé mentale ou la douleur chronique (Giguère et al., 2020).
Faute d’avoir une condition qui puisse être aisément évaluée médicalement et qui justifierait leur difficulté à être en emploi, ces personnes se retrouvent à la fois exclues du marché de l’emploi et privées d’un filet social soutenant. Malgré leurs efforts constants et leurs échecs répétés, l’aide sociale les considère en mesure de travailler et leur accorde des prestations largement insuffisantes pour couvrir leurs besoins de base, ceci dans l’objectif avoué de les encourager à se trouver promptement des revenus de travail5.
Dans l’incapacité de décrocher ou de maintenir un emploi et soumises à une longue attente pour avoir une reconnaissance de « contraintes sévères à l’emploi », plusieurs personnes nous ont relaté avoir été régulièrement confronté-es à des choix difficiles, comme se priver de nourriture ou faire du travail non-déclaré, voire s’investir dans la criminalité de subsistance ou le travail du sexe. La honte et l’humiliation de devoir se résoudre à de telles activités pour survivre, la faim, le jugement des proches et de la société, les échecs répétés sur le marché de l’emploi, les refus de l’aide sociale de reconnaître leurs contraintes… Tout cela s’accumule et génère des sentiments d’abandon, d’incompréhension et de frustration, comme en témoigne M. Pelletier : « C’était en train de me rendre fou. Tu te débats comme un diable dans l’eau bénite, pis y’a pas personne qui veut te tendre la main ». Comme nous le verrons plus loin, ces mêmes sentiments semblent alimenter les perceptions négatives envers d’autres prestataires qui auraient, pour leur part, facilement obtenu de meilleures conditions d’aide.
Suspicion
Le fonctionnement des programmes d’aide sociale fait très bien sentir aux prestataires que leur simple présence à l’aide sociale est suspicieuse. Leur bonne foi est remise en question dans la plupart de leurs interactions avec les agent-es de l’aide sociale, leurs comptes bancaires sont surveillés, et leurs grosses dépenses doivent être justifiées et approuvées sous peine d’être accusé-es de « dilapider » les prestations. L’aide reçue est réduite s’ils et elles sont en couple, et les enquêteurs-trices du ministère n’hésitent pas à interroger les voisin-es sur la question maritale. Les prestataires perdent également tout accès à l’aide sociale s’ils et elles sortent de la province plus de 7 jours au cours d’un même mois, peu importe la raison. En sus, les revenus de travail et les dons des proches, qui pourraient complémenter les maigres prestations de l’aide sociale, sont limités à 200 $ par mois.
S’ajoute à cela le fait que lorsqu’une personne assistée sociale effectue un recours administratif ou juridique pour contester une coupure de prestation, c’est à elle de prouver qu’elle n’est pas dans le tort (Fortin et al., 2021). Des fonctionnaires et des avocat-es tenteront de la décrédibiliser, de mettre en doute sa version des faits et de maintenir les coupures de ses prestations. Dans les mots de M. Boudreau : « Tu te fais barouetter par des fonctionnaires au mieux impassibles, au pire méprisables, qui cherchent à tout prix à te disqualifier alors que le cadre lui-même de l’aide sociale est déconnecté de la réalité. Et une fois dans le système, on ne te laisse aucune chance d’améliorer ton sort. On te suspecte. On t’épie. Et on te fait bien sentir qu’on t’a à l’œil. Il faut le vivre pour le comprendre. Je n’étais pas préparé pour ça. »
Ces pressions constantes s’ajoutent aux difficultés qui ont conduit les personnes à recourir à l’aide sociale et entravent leur capacité à se remettre sur pied. Mme Girard, qui garde toutes ses factures depuis son arrivée sur l’aide sociale il y a deux ans par crainte d’un contrôle, témoigne de ce sentiment : « c’est toutes leurs petites choses [les limites et les contrôles] qui ne m’aident pas dans ma maladie. […] Faut pas dépasser tel montant, faut pas que t’ailles d’argent liquide chez vous, faut que tu leur dises. Si t’as 20 piastres, tu leur dis […]. Ma mère, elle était prête à peut-être m’aider, mettre 50 piastres. Ben non, elle peut pas. T’es coincée partout. »
Comparaison
La majorité des participant-es a eu à subir l’extrême pauvreté associée aux prestations de base ou aux « contraintes légères à l’emploi » pendant plusieurs années. Leurs expériences négatives avec le système d’aide sociale les amènent, pour la plupart, à dénoncer certains règlements inadaptés à leur situation ou encore à critiquer la manière dont sont évaluées les contraintes à l’emploi. Néanmoins, les participant-es semblent généralement considérer que les embûches administratives rencontrées pour avoir accès à des prestations plus élevées, et leurs difficiles conditions de vie dans l’intervalle, relèvent de l’exception.
Avec cette lecture de leur situation comme un cas « particulier », le sentiment d’être pris-e à la gorge financièrement, l’humiliation liée à l’incapacité de subvenir à ses besoins ou l’épuisement suivant de lourdes démarches administratives avec l’aide sociale se traduisent fréquemment en frustration vis-à-vis de prestataires qui s’en sortiraient mieux, plus facilement, et qui seraient moins méritant-es.
Dans la majorité des cas, on se compare sur la base des catégories de l’aide sociale, particulièrement celles avec lesquelles on se démène. Par exemple, M. Ducot, qui tente depuis plusieurs années de faire reconnaître ses « contraintes sévères à l’emploi », critique la présence de personnes assistées sociales « sans contraintes à l’emploi » : « C’est impossible que quelqu’un se trouve pas de job. T’as pas de niveau de scolarité, tout ça? Il y a toute sorte de jobs. […] Non, mon opinion là-dessus, c’est qu’il y a du monde qui ne mérite même pas d’être sur l’aide sociale. Si t’es capable de travailler, va travailler, me semble. Tu vas avoir une vie plus équilibrée, psychologiquement, puis le reste va venir. »
Pour sa part, Mme Boisvert, qui se rend jusqu’au tribunal pour se faire rembourser les accessoires médicaux nécessaires pour ralentir sa maladie dégénérative, sent qu’elle paie pour ceux qui reçoivent de l’aide sociale tout en travaillant : « Tu sais, comme là, il y en a qui font des sidelines, il y en a aussi qui retirent de l’aide sociale, puis ils sont capables de travailler, là. Ça, ça m’écœure. Ça m’écœure de voir ça parce qu’à cause de ça, ceux qui en ont vraiment de besoin, puis que pour vrai, physiquement, sont pas capables, puis qui ont vraiment de besoin [d’accessoires médicaux], ben c’est ça, on l’a pas. »
Pour la majorité des participant-es, il semble que les interactions répétées avec le système d’aide sociale et les exigences continuelles de démontrer son mérite renforcent l’adhésion à la logique et aux catégorisations du ministère, justifiant l’accès inégal aux différents programmes d’assistance. Autrement dit, plus une personne a de la difficulté à faire reconnaitre ses obstacles à l’emploi et à avoir accès à des prestations bonifiées, plus elle est susceptible de se plaindre de la présence de « profiteurs ». À l’inverse, parmi les rares participant-es ayant eu facilement accès aux programmes plus généreux, aucun-e n’estimait que l’accès à ces programmes était trop facile ou favorisait les abus.
La logique de l’aide sociale semble donc avoir un effet circulaire : s’il y a des contrôles, c’est qu’il y a des abus à prévenir. Et s’il est si difficile d’avoir accès aux contraintes sévères, ou si l’on subit autant de coupures de prestations, c’est que les profiteurs doivent être nombreux, et les budgets limités. La très grande majorité des participant-es considère ainsi qu’il est important, ou du moins normal, de conserver différents barèmes et de maintenir des contrôles pour éviter les abus. Par exemple, M. Charest, qui est enragé d’avoir eu à se battre sept ans pour obtenir une reconnaissance de « contraintes sévères à l’emploi », trouve néanmoins important que ces contrôles soient maintenus : « J’ai eu de la misère à avoir ça [les contraintes sévères], là. [Mais je les ai eues] parce que le docteur il sait que je travaille pas, pour de vrai. Parce qu’ils ont raison un peu pareil, parce que […] s’ils commencent à faire ça à tout le monde, là, y va avoir un problème comme il faut, là, tu comprends? T’sais, moi j’en ai besoin, vraiment. Mais il y en a qui fourrent, qui travaillent pareil… ».
Frustration et culpabilité
Plusieurs éléments du fonctionnement de l’aide sociale participent donc à créer de la frustration chez les personnes assistées sociales et au report de cette frustration sur d’autres personnes assistées sociales qui auraient de meilleures conditions de vie, réelles ou supposées.
Un premier élément est la disparité entre les prestations des personnes assistées sociales. Avec différents programmes et barèmes, il peut être difficile pour une personne assistée sociale de se reconnaître dans les conditions de vie d’une autre. Une fois le loyer payé, une personne ayant 100 $ en poche pour passer le mois se privera plus sévèrement qu’une autre ayant 500 $ à sa disposition — même si aucune des deux ne couvrira l’ensemble de ses besoins6.
Un deuxième élément est la suspicion et les contrôles constants, étroitement liés aux politiques d’activation. Par la surveillance et l’évaluation, le système d’aide sociale communique aux prestataires que leur présence à l’aide sociale reflète un échec personnel et qu’il est de leur responsabilité d’intégrer le marché de l’emploi dès que possible. L’omniprésence de ces mesures et la présomption de culpabilité des prestataires leur envoient le signal qu’une bonne part des personnes assistées sociales s’adonnerait à la fraude ou aux abus7.
Un troisième élément est la division des personnes assistées sociales en catégories opposées. À travers les catégories, les conditions d’éligibilité aux programmes et les mécanismes pour y accéder, le système d’aide sociale met de l’avant une vision opposant les pauvres « méritant-es » et les pauvres « non-méritant-es », voire « parasites », et propose un cadre à travers lequel distinguer les un-es des autres : l’employabilité. Cette catégorisation est ensuite reprise par les personnes assistées sociales pour se comparer aux autres. Pour plusieurs, la présence des « non-méritant-es » ou « profiteurs-euses » supposé-es expliquerait les lacunes dans l’aide qui leur est accessible, ce qui les place en compétition avec ces « mauvais-es » prestataires, perçu-es comme une cause de leur précarité.
Or, cette catégorisation est aussi fréquemment reprise pour se juger soi-même. En effet, de nombreuses personnes rencontrées nous ont exprimé leurs doutes constants par rapport à leur mérite. Malgré leur santé vacillante et leurs expériences répétées d’exclusion du marché de l’emploi, elles se demandent si leur situation est assez critique pour recevoir cette aide. Elles se comparent à d’autres, qui vivent des situations bien pires sans avoir accès à tout le soutien nécessaire, et elles doutent : serais-je de ces « profiteurs-euses »?
Ce phénomène d’internalisation par les personnes assistées sociales des préjugés à leur égard, véhiculés dans les discours médiatiques, politiques et populaires a déjà été documenté dans les années 1990, notamment dans des recherches en collaboration avec le Front commun des personnes assistées sociales du Québec (FCPASQ), (voir Desgagnés, Jetté et McAll, ce numéro). Nos recherches suggèrent toutefois que ces préjugés ne sont pas véhiculés seulement à travers les discours ambiants, mais qu’ils sont profondément ancrés dans le fonctionnement du système d’aide sociale et dans ses pratiques administratives. En somme, les interactions avec le système d’aide sociale renvoient aux personnes qui en dépendent pour assurer leur survie une vision négative d’elles-mêmes. Elles retiennent globalement de ces interactions que l’assistance qui leur est offerte ne vise pas à leur permettre de vivre confortablement. Comme on le leur répète souvent pour justifier des coupures de prestations, « il s’agit d’une aide de dernier recours ». Au contraire, parvenir à un certain bien-être sur l’aide sociale serait suspect : ce serait un signe que l’on a les capacités, et donc la responsabilité, de s’en sortir par ses propres moyens8.
Intégrée par la grande majorité des personnes rencontrées, cette vision culpabilisante a des impacts importants sur la santé, l’estime de soi et la possibilité de s’impliquer socialement à la hauteur de ses capacités. Certaines personnes nous ont indiqué douter de leur mérite au point de s’empêcher de demander des prestations bonifiées pour lesquelles elles se qualifiaient, ce qui en retour prolongeait leur situation de précarité et les privait de ressources qui favoriseraient leur remise sur pied. Pour les mêmes raisons, plusieurs personnes nous ont dit avoir précipité leur(s) retour(s) en emploi au détriment de leur santé et de leurs chances de rétablissement à long terme. Comme l’exprime Mme Gopul : « Ils m’ont mis beaucoup de pression, alors je l’ai fait et ça a pas fonctionné, évidemment. J’étais même pas capable de faire trois heures par jour. […] J’avais comme l’illusion que c’était peut-être moi qui était pas, tsé, que je devrais être plus… ».
Enfin, les frustrations ressenties envers « les autres bénéficiaires » et l’internalisation des préjugés envers les personnes assistées sociales alimentent l’atmosphère désolidarisante de suspicion et de délation entre prestataires et incite à se battre seul-e pour faire valoir les particularités de sa situation et obtenir des gains individuels. L’utilisation de catégories arbitraires, qui prétendent rendre compte de l’employabilité de la personne, est donc elle-même génératrice d’exclusion sociale (Gagnon Poulin, 2021).
Collectivisation
La valeur accordée au travail est centrale pour plusieurs personnes bénéficiaires. Le statut d’assisté-e est donc trop menaçant et mène à une stratégie identitaire qui a pour effet de se distinguer des autres bénéficiaires sur la base d’un statut jugé plus qualifiant (ancien-ne travailleur-euse, malade, etc.). Pour d’autres personnes qui accordent une place centrale aux droits sociaux, il est cependant possible de préserver une identité positive comme bénéficiaires (Messu, 2008). Ainsi, toutes les personnes que nous avons rencontrées n’adhéraient pas à l’image négative d’elles-mêmes et des autres personnes assistées sociales que leur reflétait le système d’aide sociale. Pour certain-es participant-es, les difficultés financières et les embûches administratives rencontrées en tant que personnes bénéficiaires se traduisaient plutôt par une frustration envers un système social considéré injuste. Ces personnes adoptaient aussi une posture plus compréhensive vis-à-vis des activités interlopes pratiquées par d’autres prestataires dans un contexte de survie.
Ces participant-es avaient en commun de fréquenter des organismes communautaires de défense de droits, lieux où ils et elles avaient obtenu du soutien dans leurs démêlés avec l’aide sociale. Ces espaces de rencontre, d’éducation populaire et de mobilisation collective proposés par certains organismes communautaires peuvent en effet s’avérer être des « espaces de citoyenneté » (McAll, 1995) propices à la rencontre d’autres personnes assistées sociales. En mettant leurs expériences en commun et en constatant que leurs embûches sont partagées par d’autres et ne relèvent pas de particularités individuelles, ces personnes ont été amenées à remettre en question les catégories par lesquelles on les divise, à critiquer les logiques mises de l’avant par le système d’aide sociale et à valoriser, voire à revendiquer, un accès inconditionnel à un revenu suffisant pour couvrir leurs besoins. Elles nous ont fait part d’un idéal où l’aide sociale serait un sanctuaire au sein duquel on pourrait s’abriter pour se remettre sur pied et, ce faisant, être en mesure de contribuer socialement dans la mesure de ses capacités9.
Dans cette perspective, nos recherches témoignent de l’intérêt d’abolir les catégories divisant les personnes assistées sociales sur la base de leur employabilité, considérant leurs multiples conséquences. Cette division des prestataires en catégories administratives participe en effet à légitimer le maintien dans la pauvreté extrême de personnes présentées comme « non-méritantes ». Cette catégorisation fait également obstacle à l’établissement de sentiments de solidarité entre les personnes assistées sociales. Mais plus encore, cette catégorisation et les logiques qui la sous-tendent engendrent un déni de citoyenneté. À travers ses pratiques administratives, le système d’aide sociale contribue en fait à construire des identités diamétralement à l’opposé de la citoyenneté, en maintenant les personnes dans un état d’insécurité permanent (Auyero, 2012). Ces mécanismes empêchent l’émergence d’une forme de solidarité avec les travailleurs-euses en situation de pauvreté ainsi qu’avec d’autres catégories de citoyen-nes, faisant ainsi obstacle à la mobilisation collective pour revendiquer de meilleures conditions de vie, face à d’autres groupes sociaux s’appropriant une part grandissante des richesses collectives.