Pour une approche globale et solidaire en sécurité alimentaire : collectif en sécurité alimentaire du Réseau des villes et régions laboratoires du CREMIS

Auteur-es: Collectif en sécurité alimentaire du Réseau des villes et régions laboratoires du CREMIS

Fabio Berti (professeur, Département de sciences sociales et politiques, Université de Sienne)

Paula Duran (professeure, École de Travail Social- UFR, Université de Barcelone, membre collaboratrice du CREMIS),

Aude Fournier (professeure de sociologie, Cégep de Victoriaville)

Marta Llobet (professeure, École de Travail Social- UFR, Université de Barcelone, membre collaboratrice du CREMIS)

Claudia Rocio Magaña (professeure, Université de Guadalajara)

Chantal Mazaeff (directrice générale, Institut supérieur social de Mulhouse
)

Christopher McAll (professeur, Département de sociologie, Université de Montréal et directeur scientifique du CREMIS)

Déborah Myaux (chargée de projet, Cellule aide alimentaire de la Fédération des services sociaux, Bruxelles
)

Manuella Ngnafeu (chargée de recherche, Institut Supérieur Social de Mulhouse et directrice du pôle insertion de l’association APPUIS)

Manuel Peñafiel (organisateur communautaire, CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal)

François Régimbal (professeur de sociologie, Cégep du Vieux Montréal, membre du CREMIS)

Serge-Olivier Rondeau (étudiant au doctorat en sociologie, Université de Montréal)

Alexia Serré (chercheure, Cellule recherch’action de la Fédération des services sociaux, Bruxelles
)

François Soucisse (organisateur communautaire, CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal)

Cyril Villet (chargé de recherche, Institut supérieur social de Mulhouse).

Les données disponibles sur l’insécurité alimentaire sont souvent réductrices ou inadéquates, donnant lieu à une certaine « invisibilisation » du problème. En France, la dernière enquête d’ampleur réalisée il y a dix ans par l’Agence nationale, alimentation, environnement, travail précisait que 12% des ménages étaient en insécurité alimentaire, surtout les petits salariés, les personnes seules, les familles et les personnes sans abri (ANSES 2007). Au Canada, en 2012, l’insécurité alimentaire touchait 11,4% de la population, dont 1,15 million d’enfants (Tarasuk et al. 2012). Les groupes les plus concernés sont les familles monoparentales, les femmes, les autochtones, les personnes à faible revenu (dont les personnes assistées sociales et les travailleurs pauvres), les personnes seules, les personnes vivant en colocation (souvent aux études) et les familles avec des enfants âgés de 5 à 12 ans (Régimbal, et al, 2016). En Italie, en 2014, 12,6% de la population était touchée par ce problème (contre 7,5% en 2008) (Eurostat 2015 ; Maino et al., 2016). Bien qu’il n’existe aucune donnée spécifique sur la situation de la pauvreté alimentaire en Espagne et en Catalogne, il est permis de croire que près d’un tiers de la population risque de se retrouver dans cette situation (Fargas et al., 2014; Pomar et Tendero, 2015).

L’insécurité alimentaire est étroitement associée à la pauvreté. Certaines communautés urbaines, comme Mulhouse en Alsace, sont touchées particulièrement par l’appauvrissement de leurs habitants, avec, dans ce cas, une population provenant de 130 origines nationales différentes et un taux de pauvreté des ménages de 32% (Compas, 2012). Sur les territoires urbains, l’insécurité alimentaire est inégalement répartie en fonction des taux de pauvreté par secteur. À Montréal, par exemple, dans le quartier Sainte-Marie-Centre-Sud, les personnes à faible revenu constituaient 34% de la population en 2011 contrairement à 24,6% pour l’ensemble de l’Île de Montréal (Gagnon et al., 2015). L’impact de la crise a augmenté la vulnérabilité et l’exclusion sociale des familles en Espagne avec 22% de la population espagnole en situation de pauvreté en 2014 (contre 26% de la population catalane) (De la Red, 2014; INE, 2015; IDESCAT, 2014).1

Malgré la gravité de la situation, les politiques et programmes en sécurité alimentaire sont généralement inadéquats ou inexistants. Ils se réduisent souvent à des interventions de dernier recours assumées dans l’urgence par des organismes sous-financés du milieu associatif ou communautaire et selon des routines institutionnelles de gestion. Par exemple, à Barcelone, la distribution des aliments pour palier l’insécurité alimentaire est inégale à travers la ville, donnant lieu à un accès variable selon le lieu d’habitation, même si la crise économique a donné lieu à une augmentation de la quantité des aliments distribués (Renes et López, 2011). On dénombre davantage de programmes et d’actions en aide alimentaire provenant des services sociaux publics, de la Banque alimentaire et d’associations du troisième secteur (y compris la Croix Rouge et Caritas).2

Pour répondre au problème d’insécurité alimentaire, certaines villes, comme Mulhouse, souhaitent développer une politique d’aide alimentaire en fonction des différents secteurs du territoire, mais se heurtent à l’atomisation des acteurs et à des positionnements institutionnels différents. En Toscane, dans la province de Sienne, l’approche caritative reste généralement la seule réponse offerte, même si un réseau d’associations soutenu par certaines municipalités, a commencé à travailler de façon différente dans le but de combler les lacunes en matière de politiques nationales.3 Parfois, à travers les différentes villes et régions que nous avons observées, il n’est pas question d’urgence au sens propre du terme : à Bruxelles, par exemple, certaines pratiques inadéquates sont installées depuis longtemps et s’adressent à des publics qui reçoivent de l’aide depuis des années. Outre le manque de temps et de moyens, il existerait au sein du milieu associatif des freins psychologiques au changement : les personnes qui y sont actives ne semblent pas toujours capables de penser le monde autrement qu’en termes de «pauvres» et de «protégés». Les interventions déjà fragilisées et insuffisamment financées sont aussi susceptibles d’être affectées négativement par des transformations structurelles qui ne tiennent pas compte des réalités locales et de l’expérience acquise sur le terrain.

En l’absence d’un engagement clair en sécurité alimentaire de la part des États (Paré 2012) et de la reconnaissance du droit à un revenu de travail ou d’assistance adéquat pour assurer une bonne alimentation, l’offre en matière de sécurité alimentaire se fait souvent sous forme de charité. Si au moins quatre enjeux entourent la sécurité alimentaire : la faim, la nutrition (l’accès à des protéines et des aliments de qualité et en quantité suffisante), l’autonomie et la dignité, les organismes peuvent avoir tendance à ne voir que les deux premiers. Or, le don de nourriture sous forme charitable, sans réciprocité, constitue un geste de pouvoir et peut être ressenti comme une humiliation par les «bénéficiaires» (Cary et Roi, 2013).

De manière générale, en Europe, l’action caritative (re)prend le dessus par rapport aux protections sociales institutionnalisées. Celle-ci est mise en œuvre par le privé (associations pour la distribution alimentaire et entreprises agroalimentaires pour la récupération d’invendus) et est cautionnée et soutenue par l’État et – pour la France – par les collectivités territoriales. Le soutien politique apporté à l’action caritative a un faible coût financier, mais il bénéficie de retombées politiques qui peuvent être importantes dans la mesure où le don alimentaire est particulièrement visible dans le champ médiatique et dans l’espace public. Cela laisse l’impression que « quelque chose est fait » même si l’effet en matière de lutte contre la pauvreté est contestable (Beeman et al., 1997 ; Clément, 2008). Sous certaines de ces formes, le don alimentaire dans l’espace public peut même rendre la pauvreté « trop » visible. À Mulhouse, par exemple, pour des questions de « dignité », la distribution alimentaire à la gare (organisée par des collectifs citoyens) a cessé – malgré le grand nombre de bénéficiaires – au profit d’autres interventions.

Une recherche réalisée à Barcelone montre aussi comment les mesures de protection sociale mises sur pied pour répondre à la pauvreté alimentaire peuvent renforcer l’étiquetage et la discrimination (Sales et Marco, 2014). L’humiliation, la honte et le déclassement qu’implique l’aumône, augmentent la soumission d’individus qui ne se positionnent pas du point de vue de leurs droits, mais se cantonnent dans leur rôle d’objets d’intervention (Simmel, 1908(1992)). Une relation hiérarchique peut se perpétuer à partir de la position de l’intervenant qui a le pouvoir de décider du contenu du panier en termes d’aliments (Nogués et Cabrera, 2017). Ce processus implique la perte d’autonomie et perpétue la dépendance des personnes à l’égard des circuits institutionnels en tant que bénéficiaires de l’aide.

Si le modèle caritatif chrétien dans le domaine de la sécurité alimentaire, sous l’égide de l’Église catholique, est toujours le modèle prédominant en Italie, en Belgique le paysage de l’aide alimentaire est loin d’être monolithique. Les organisations qui la pratiquent se répartissent autour de deux grands axes : un axe allant de la « philosophie caritative » à la « philosophie militante » et un autre allant de la faible professionnalité à la forte professionnalité. Parmi les organisations qui pratiquent l’aide alimentaire, on observe une proportion élevée qui combinent les caractéristiques « caritatives » et « faible professionnalité », mais on retient surtout la diversité de ces organisations et, pour un grand nombre d’entre elles, la volonté d’améliorer la qualité de leurs services, malgré la faiblesse de leurs moyens (Hubert, Nieuwenhuys, 2010). Il est à noter que le modèle du don aux « plus démunis » est soutenu par différentes mesures : Fonds européen d’aide aux plus démunis (14 millions d’euros en Belgique, en 2017) ; mesures visant à rediriger les invendus alimentaires vers le secteur de l’aide alimentaire (par exemple,  récupération de la TVA pour les entreprises qui donnent leurs surplus alimentaires). Au regard des valeurs dominantes dans les sociétés occidentales, ce modèle renforce le caractère caritatif de l’aide alimentaire. Les politiques de lutte contre le gaspillage alimentaire qui soutiennent ces circuits, peuvent aussi consolider l’idée qu’il y ait deux classes de citoyens, ou même, en l’absence d’un droit à l’alimentation, une classe de citoyens et une classe de non-citoyens (Buisson, 2013; Hailey, 2009).

Au-delà de la charité comme telle, l’accès à l’aide alimentaire de dernier recours peut donc être conditionnel et stigmatisant. Être réduit à une « bouche à nourrir » comme une autre peut occulter la variété de situations et de besoins en alimentation qui distinguent les différentes populations selon, par exemple, le genre, la responsabilité familiale, l’âge, l’origine et la santé physique ou mentale. À ce titre, à Barcelone, dans le cadre de la recherche, nous avons constaté une double stigmatisation des personnes immigrées, à la fois par rapport à leur origine et en tant que personnes fréquentant les services sociaux ou la Banque alimentaire de Barcelone. À Mulhouse, le rôle joué par les intervenants sociaux qui permettent d’accéder aux épiceries sociales et solidaires sous certaines contraintes, peut aussi être vécu comme un affront à la dignité des personnes, selon nos résultats.

L’individu responsable

L’idéologie actuellement dominante qui perçoit l’individu comme le principal responsable de ses réussites et de ses échecs est particulièrement présente en sécurité alimentaire, ouvrant la porte à des directives moralisatrices et des injonctions paradoxales. Dans certains cas, l’accès aux ressources en sécurité alimentaire est conditionnel à la participation à des ateliers de gestion de budget, comme si le problème découlait non pas du budget comme tel, mais de la gestion de celui-ci. À Montréal, les « saines habitudes de vie » des individus occupent de plus en plus de place dans le discours de la santé publique en sécurité alimentaire, les « mauvais choix » des pauvres en alimentation étant davantage ciblés que la pauvreté elle-même et l’inaccessibilité économique des aliments. Une injonction paradoxale est aussi présente dans certaines attentes formulées à l’égard des personnes : pour avoir accès à l’aide, elles doivent d’abord prouver qu’elles sont « vraiment dans le besoin » (des « vrais démunis ») tout en démontrant qu’elles font le nécessaire pour s’en sortir en « s’activant » (comme « pauvres méritants »).

Les champs de l’intervention sociale en général et de la sécurité alimentaire en particulier sont ainsi marqués par les préoccupations de bien-pensants qui veulent « aider » les pauvres. En « entrepreneurs de morale » (Becker, 1985), ils défendent certaines normes alimentaires, sans tenir compte des opinions, des connaissances et de l’expérience des personnes.  Même des projets en apparence prometteurs (tels des jardins communautaires ou des marchés de quartier montréalais) peuvent ne pas fonctionner si les populations vivant l’insécurité alimentaire sont exclues des décisions, ne s’identifient pas à ces lieux et ne les fréquentent pas.

Des brèches

Dans ce contexte, comment penser des pratiques de production, de transformation/préparation, de distribution/partage et de consommation des aliments fondées sur des rapports égalitaires et solidaires, et respectueuses de l’environnement ?

Des réponses innovantes permettent parfois d’améliorer les pratiques, mais ne répondent pas nécessairement aux problèmes de fond. Par exemple, il y a de nouvelles pratiques d’aide alimentaire qui prennent mieux en compte l’accueil et le respect de la dignité des bénéficiaires, entre autres, en fournissant des bons d’achat qui permettent aux familles de choisir leurs propres aliments. Des autorités municipales peuvent aussi intervenir pour mieux assurer l’approvisionnement des lieux de distribution. La Banque alimentaire de Barcelone, à partir d’une entente de collaboration avec le Marché central des fruits et légumes, a mis en place des programmes de récupération des aliments pour faire face à une demande croissante et améliorer la qualité de l’aide alimentaire. De telles réponses représentent en soi une amélioration, mais il y a lieu de les transcender par des réponses alternatives qui permettent de changer de paradigme.

Par exemple, certaines réponses peuvent remettre en question l’idée que la sécurité alimentaire ne concerne que l’individu. Il s’agirait plutôt d’un enjeu collectif, avec une responsabilité collective à assumer et des revendications à porter dans l’espace public. Plutôt que de réduire les personnes à des « bouches à nourrir » qui sont vues comme responsables de leur situation, il faut comprendre comment l’alimentation s’inscrit dans la vie de populations spécifiques et agir en conséquence. Par exemple, pauvreté et monoparentalité à Mulhouse peuvent se traduire par une course de tous les jours pour des mères de famille, sans voiture, pour trouver les aliments les moins chers, tout en vivant du stress lié aux responsabilités familiales et à l’endettement. Pour les aînés montréalais, les enjeux peuvent être associés, entre autres, à la solitude et au risque de dénutrition, ainsi qu’à la volonté de maintenir la liberté de choix, l’autonomie décisionnelle (demeurer « acteur de sa propre vie ») et les activités significatives, tout en maintenant les rapports d’interdépendance qui sont au cœur du lien social. Les inégalités économiques peuvent aussi s’aggraver avec le vieillissement, donnant lieu à une pluralité de conditions et de besoins (Champagne, 2006; Mesnage, 2010; Alligrini, 2013). D’autres catégories spécifiques de la population ont des besoins particuliers, que ce soit les personnes sans domicile, les jeunes adultes, ou les populations immigrantes et réfugiées.

Pour tous ces groupes, l’alimentation n’est pas dissociable des autres dimensions du social, par exemple, de l’accès au logement. La responsabilité collective veut dire aussi l’engagement de l’État – pourtant largement absent dans le domaine – par la reconnaissance de l’alimentation comme un droit,  ainsi que l’engagement des municipalités, à l’instar de l’Association des municipalités en Italie et les villes de Mulhouse et de Barcelone. Au Québec, comme en Belgique, les services sociaux ont été amenés à s’intéresser aux questions d’insécurité alimentaire à la fin des années 1990. Ce mode d’action sociale prend une ampleur de plus en plus grande et répond à une demande en croissance. Ce type d’engagement peut passer par l’appropriation collective d’espaces urbains laissés en friche, comme dans le cas du projet de jardins communautaires à Colle di Val d’Elsa en Toscane.

Ce dernier cas souligne l’importance de recréer un rapport à la terre, rapport qui n’existe plus pour la plupart des citadins. Cela veut dire aussi renouer avec les savoirs à propos de la production des aliments et transmettre ces savoirs aux jeunes en replaçant l’alimentation au cœur de l’éducation. Il s’agit non seulement de l’accès aux terres cultivables en milieu urbain et ailleurs, mais de la mise sur pied de circuits de distribution courts, par le biais de marchés de quartier (Yorn, 2012; Lasagne 2012), de supermarchés coopératifs, d’épiceries sociales et de groupes d’achat, tout en favorisant le développement de lieux conviviaux de préparation et de consommation d’aliments, tels des cuisines collectives et restaurants solidaires pour les personnes qui le souhaitent  (Vizcarra Bordi, 1999; Fréchette et al., 1997).

De telles initiatives peuvent avoir des effets bénéfiques, mais aussi des effets pervers quand les initiatives sont imposées de l’extérieur, ne tiennent pas compte des stratégies de « débrouille » des populations locales et ne sont pas pensées à partir de leurs connaissances et besoins. Parfois il s’agit plutôt de soutenir leurs propres stratégies, sinon les réponses alternatives peuvent finir par bénéficier surtout à des personnes qui ne sont pas en situation d’insécurité alimentaire.

Pour faire émerger de telles initiatives, il est parfois nécessaire de passer à côté des organisations existantes dont la pratique est ancrée dans le caritatif ou dans l’aide alimentaire. On parle ici de pratiques proprement alternatives qui peuvent être contre-hégémoniques et fondées sur l’auto-organisation, comme dans le cas de la cuisine des sans-papiers à Bruxelles. À Barcelone, des pratiques autonomes comparables ont émergé dans un contexte de crise économique marquée par la désobéissance civile et la transgression des règles, notamment en lien avec la récupération de logements. Depuis 2010, le poids total des aliments distribués par la Banque alimentaire de Barcelone a doublé passant de 8245 tonnes à 16191 tonnes (www.bancdelsaliments.org), et les tensions entre les groupes sociaux sur ce plan ont augmenté. Les mouvements autonomes qui ont émergé dans ce contexte peuvent poser problème pour des professionnels qui s’interrogent sur leur propre rôle et qui veulent soutenir la participation des gens aux processus de décision, sans se mettre en avant. Ce rôle de soutien exige un changement de point de vue des professionnels sur les personnes en tant que porteurs de savoirs, plutôt que de maintenir un rapport de dépendance. À Bruxelles, l’autonomisation d’un groupe d’achats collectif représente un défi, mais également une brèche dans les pratiques existantes. C’est un défi, car le groupe doit faire face à des tâches concrètes complexes, des difficultés matérielles et à des tensions (normales) liées au fonctionnement en groupe, sur le plan, par exemple, de la réciprocité des engagements.

Dans tous ces cas, il faut distinguer l’autonomie individuelle de l’autonomie du groupe ou en réseau vis-à-vis d’autres groupes ou acteurs. La question de la réciprocité est aussi au cœur de ce type d’action. Pourtant dans le cours normal de leur vie, les individus ne sont pas toujours en mesure d’entrer dans des relations de réciprocité immédiate. Dans certaines situations et à certains moments de leurs parcours, elles ont moins de ressources (du temps ou de l’argent, par exemple) à consacrer pour équilibrer leurs rapports avec les autres. Il est plus juste et plus porteur de voir la réciprocité dans la durée et dans un cadre plus global. C’est le cas de certaines cuisines collectives où les personnes cuisinent pour la communauté, tout en bénéficiant par ailleurs d’autres services de cette même communauté.

Insécurité alimentaire et condition ouvrière

Les enjeux soulevés par l’insécurité et la dépendance alimentaires doivent être situés ainsi dans leur contexte économique, politique et historique marqué par la colonisation, les migrations et différentes formes de dépossession. Par exemple, le développement du capitalisme requiert une main-d’œuvre qui n’a d’autre choix que de vendre sa force de travail pour se procurer de la nourriture. L’accès à la terre pour pouvoir produire céréales, fruits et légumes, élever des animaux ou poursuivre des activités de chasse et de pêche a été réduit ou aboli dans le cadre de l’émergence des grandes exploitations agricoles en Occident et sous le colonialisme.

À une époque où on parle de plus en plus d’agriculture urbaine comme une piste possible pour répondre à l’insécurité alimentaire (Duchemin, 2013), il faut se rendre compte que l’insécurité alimentaire de la population ouvrière en milieu urbain et ailleurs fait partie des assises historiques du capitalisme industriel. Par exemple, l’interdiction de l’élevage porcin à Montréal au XIXe siècle – sous l’influence des pouvoirs médicaux naissants qui y ont vu un problème de santé public (Farley et al., 1995) – semble avoir eu un impact direct sur l’autonomie alimentaire des ménages ouvriers et leur dépendance à l’égard des entreprises (Bradbury, 1984). L’appauvrissement des travailleurs constitue actuellement l’une des raisons – au même titre que la fragilisation des protections sociales et les phénomènes migratoires, entre autres – expliquant l’augmentation de la fréquentation des banques alimentaires en Europe et Amérique du Nord.

L’insécurité alimentaire historique et « structurelle » des ouvriers va de pair avec la marchandisation généralisée de l’alimentation en Occident avec, au centre, l’industrie alimentaire. La majorité de la population, n’ayant pas d’autres choix, peut contribuer à la reproduction des inégalités sociales à travers ses modes de consommation favorables aux pratiques de production et de distribution de cette industrie, que ce soit au niveau de l’impact de cette dernière sur les conditions de vie des producteurs et travailleurs agricoles, à celui des traités internationaux et de la règlementation imposée aux producteurs nationaux et locaux, ou à celui de l’impact de ces pratiques industrielles sur l’« aide » alimentaire dans le cadre des rapports Nord-Sud(s) et dans le contexte de famines (Desmarais, 2007). Il peut aussi y avoir des effets négatifs sur l’environnement qui accentuent les inégalités sociales, notamment en santé, par le biais d’eaux polluées, de perturbateurs endocriniens, de la diminution des éléments nutritifs essentiels dans les aliments, du lien entre la malnutrition (manque de protéine) et l’exacerbation des impacts des pesticides organophosphorés (FAO, 2017).

De ce point de vue, il est donc nécessaire de réfléchir globalement sur le lien entre l’agriculture, la qualité et la quantité de nourriture produite et l’insécurité alimentaire (Pollan, 2006 ; Petrini, 2013). La production, distribution, préparation et consommation des aliments sont étroitement liées et il est réducteur de ne considérer qu’un seul maillon de cette chaîne. Il est indispensable de repenser le rôle de l’agriculture et la manière de produire la nourriture, en lien avec des systèmes alternatifs et durables tant du point de vue social qu’environnemental (Van del Ploeg 2008).

L’héritage

La production, distribution, préparation et consommation des aliments sont au cœur de l’histoire humaine et de la vie sociale, avec les savoirs qui se sont développés à travers le temps, dans des environnements diversifiés, constituant un héritage culturel précieux. Avec le développement des rapports sociaux inégalitaires, l’alimentation a toujours été au centre, avec l’appropriation des terres et des ressources naturelles, l’appropriation des corps des autres pour travailler et l’appropriation inéquitable des aliments produits.

À cet égard, des pratiques solidaires, collectives et respectueuses de l’environnement en alimentation peuvent représenter des brèches potentielles ouvrant sur un autre monde social et un autre rapport à la nature. De telles pratiques solidaires et collectives sont garantes du bien-être individuel et collectif en alimentation, que ce soit sous la forme du bien-être matériel (sécurité alimentaire), relationnel (sociabilité alimentaire), corporel (valeur nutritionnelle des aliments et santé), décisionnel (autonomie alimentaire) ou temporel (l’alimentation dans les routines quotidiennes et dans les temps de vie) (Fournier et al., 2014; McAll et al., 2015). En tenant compte de la personne dans sa globalité (en lien avec les différentes dimensions de son bien-être), de ses savoirs expérientiels et du croisement de rapports sociaux variés dans sa vie, ces approches alternatives s’opposent aux rapports sociaux inégalitaires qui se maintiennent par le biais de préjugés fondés sur la réduction de certaines populations à des traits uniformes et négativement connotés.

Notes

1. Dans le cas de l’Espagne, la crise économique a donné lieu à un taux de chômage de 25,3% (contre 20,3% en Catalogne) (Fondation FOESSA, 2014, IDESCAT, 2014). Dans ce contexte, le chômage est devenu le principal problème social (Laparra, 2011).

2. Entre 2008 et 2015, le nombre d’organisations dédiées à la distribution de denrées alimentaires à Barcelone a augmenté de 304 à 351 (Fondation Banc des Aliments, 2015). Le nombre du repas servis dans les soupes populaire a également augmenté passant de 349 943, en 2010, à 489 213 en 2013 (Sales et Marco, 2014).

3. Fondazione Territori Sociali AltaValdelsa, Toscane.

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