Cet article s’intéresse au processus d’une recherche-action participative (RAP) réalisée avec un groupe d’intervenants1 travaillant dans des ressources d’hébergement communautaire – les Auberges du Cœur du Québec – regroupées au sein du Regroupement des Auberges du cœur du Québec (RACQ)2. Notre démarche de RAP (Morissette, Greissler et René, 2015) s’inscrit dans un contexte où le RACQ souhaitait réfléchir aux pratiques qui soutiennent l’expression de la citoyenneté des jeunes hébergés dans les Auberges3, pratiques dont on avait observé les limites par le passé (René et al., 2007). C’est pour répondre aux besoins du RACQ que l’équipe de recherche a favorisé le choix d’une RAP durant l’étape d’élaboration du projet (de juillet à décembre 2013)4. Elle visait à créer un espace de discussion, de réflexion, d’analyse et d’intervention portant sur les expériences d’action collective et les besoins de soutien et de formation des intervenants à cet égard.
Dans une démarche de RAP, les participants sont des co-chercheurs à part entière, et sont en théorie impliqués dans toutes les étapes de recherche. Il y a une dimension émancipatrice à ce type de processus qui est marqué par la volonté explicite de transférer du pouvoir aux co-chercheurs (René, Champagne et Mongeau, 2013). La RAP se distingue des recherches qualitatives traditionnelles par l’association directe et active des co-chercheurs dans le processus de recherche, de l’élaboration des objectifs à l’appropriation des résultats. En « cherchant » avec et non sur les participants, la RAP favorise la participation active de tous, tant au niveau politique (relations entre participants, implication dans les décisions), qu’au plan épistémique (reconnaissance de l’expérience, des savoirs des participants, etc.). L’objectif de cet article est de réfléchir à notre démarche de RAP en regard des balises et des enjeux propres à la réalisation de ce type d’étude5.
Une enquête coopérative
Le recrutement des participants s’est fait en collaboration avec le RACQ. Une invitation à participer à la démarche a été transmise à toutes les Auberges du cœur lors de l’assemblée générale d’octobre 2013. Au total, seize personnes ont participé à la recherche : douze intervenants ou coordonnateurs de sept Auberges différentes, ainsi que deux permanents du RACQ et deux stagiaires. Les participants ont collaboré à quatre rencontres de recherche, de février à septembre 2014, pour un total de 20 heures.
Comme on peut le constater en consultant le schéma qui suit, l’enquête s’est déroulée en trois cycles. Le premier cycle a permis aux participants de mieux s’approprier l’objet de l’étude, de le modifier collectivement, et de s’imprégner des principes de la RAP. Sur le plan du contenu, ils ont exprimé la volonté de réfléchir à la méthodologie et à la théorie de l’action collective (AC), en documentant les pratiques et les outils favorisant l’expression de la citoyenneté des jeunes, afin d’en arriver à mieux supporter cette forme d’action au sein des Auberges du Coeur. Ils ont donc été amenés à collecter des données dans leur milieu de travail, afin d’en discuter lors de la deuxième rencontre, qui portait sur les pratiques existantes en action collective au sein de leur propre Auberge, ainsi que sur la manière d’entrevoir les jeunes dans l’actualisation de ces pratiques. On pense à des situations survenues dans leur milieu, à des actions réalisées par eux ou leurs collègues, pouvant constituer des « bougies d’allumage » à une action collective. Il a entre autres été question de la place occupée par des activités d’éducation populaire dans certaines Auberges et des moments qui permettent de sensibiliser les résidents à des questions sociales et à des enjeux politiques. Cette première étape a permis de préciser la nature des savoirs en présence – ici plus expérientiels, par rapport à des savoirs plus théoriques ou liés à la culture organisationnelle.
Le deuxième cycle de l’enquête a davantage fait ressortir l’importance du rôle de l’intervenant pour traduire les principes des Auberges en pratiques concrètes de développement d’une pensée et d’actions collectives. S’en dégagent des changements à apporter au sein des Auberges et du RACQ et des moyens concrets pour soutenir les intervenants dans le développement de ces pratiques collectives. D’après l’analyse des participants, cela pourrait se traduire, entre autres, par une plus grande volonté organisationnelle de prioriser ces pratiques, un meilleur partage des actions entre Auberges et un soutien continu du personnel sur ce plan. À ce stade, les propositions avancées sont traversées par une certaine formalisation des pratiques (plus structurées ou réflexives). En termes de démarche, les participants ont encore une fois eu à se mettre en action comme co-chercheurs entre la deuxième et la troisième rencontre. Ce sont les données recueillies suite à l’activité réalisée au sein de l’équipe de travail de leur propre Auberge (voir schéma 1) qui ont été discutées lors de la troisième rencontre.
Le troisième cycle de la démarche prend non seulement appui sur les résultats issus de nos échanges et des données recueillies sur le terrain, mais également sur des apports théoriques auxquels ont contribué des membres de l’équipe de recherche lors de la quatrième et dernière rencontre. Ces apports ont favorisé l’émergence de certains éléments transversaux d’analyse et de réflexion, en lien avec les théories sur l’action collective. La nature du rôle joué par les intervenants fait partie de ces réflexions. La nécessité qu’ils soient présents et actifs, dans un rôle de support, par exemple comme « catalyseurs » ou « facilitateurs » a été évoquée régulièrement (Toomey, 2009). La présentation des résultats à l’assemblée générale (AG) du RACQ de novembre 2014 réalisée avec certains co-chercheurs disponibles ce jour-là fait également partie de ce troisième cycle d’enquête. En effet, ce moment a permis au RACQ, une fois les rencontres de recherche terminées, de s’approprier les résultats et d’amorcer une réflexion sur les suites de la démarche de recherche. Ce fut une occasion supplémentaire de co-construction de connaissances.
Schéma 1 – : Les cycles de la démarche de recherche et les principaux faits saillants
Regard critique
Voyons maintenant les points forts et les points faibles de notre démarche, en regard de son contexte de réalisation. D’une manière générale, il importe d’abord de souligner que notre enquête s’est déroulée dans un contexte très favorable à sa réalisation. Le RACQ avait identifié un besoin clair et explicite. Ils ont fait appel à des chercheurs qui avaient déjà collaboré par le passé avec le RACQ. De plus, le regroupement est un milieu assez ouvert à la recherche, et certains intervenants ont l’habitude de travailler avec des chercheurs. Partager des savoirs avec des chercheurs n’est donc pas totalement nouveau pour eux. Cela a sûrement facilité notre entrée sur le terrain, et favorisé l’ouverture et l’écoute au moment de la présentation des résultats en AG. Un contexte différent aurait sûrement demandé une préparation plus longue et attentive avant de débuter l’enquête.
Un aspect fondamental d’une RAP concerne la participation effective des premiers concernés à l’étude. Comme nous l’avons déjà mentionné dans ce texte, dans le cadre d’une RAP on cherche avec et non sur les participants. Nous avons donc travaillé à impliquer les participants dans la prise de décisions concernant les objectifs de la démarche, les méthodes d’enquête, les actions à poser suite à la recherche et la diffusion des résultats à l’AG du RACQ. Les participants furent aussi sollicités comme chercheurs, de manière encore plus explicite, par leurs collectes de données, ou leur participation directe à l’analyse et à la discussion sur les données recueillies, les comptes rendus de rencontres, les réflexions en séance. Au final, le bilan est assez positif : leur désir de prendre part à la démarche, leur application à bien faire les devoirs et à réfléchir ensemble, furent exemplaires. Le fait d’avoir des tâches à accomplir entre les rencontres a suscité selon nous un réel engagement, une posture réflexive au-delà des rencontres de recherche. Cet engagement est un enjeu central à toute RAP. Le contexte général identifié au paragraphe précédent a sûrement été aidant, jumelé aux diverses occasions de participation que nous avons proposées au groupe.
En regard de cet engagement, une limite est à noter : la difficulté d’endosser le rôle de co-chercheur pour les participants. En fait, bien que nous ayons abordé la dimension participative au départ, il y a sans doute eu une certaine confusion entre le rôle de participant plus classique à une recherche et celui de réel co-chercheur. Comme la démarche était plutôt inductive et qu’ils n’avaient pas l’habitude d’être dans ce rôle, ils avaient parfois l’impression de ne pas savoir où nous en étions, en attente de balises plus claires de la part de l’équipe de recherche. Ils avaient besoin de réponses alors que l’on posait surtout des questions. Ceci interroge également notre propre rôle sur le plan du contenu : aurions-nous dû leur apporter plus tôt un savoir théorique et construit, afin par exemple de clarifier et cadrer certains concepts, quitte à mettre en jeu l’exploration collective ?
Cette difficulté à endosser pleinement le rôle de co-chercheur soulève une autre faiblesse : le partage limité des décisions entourant le protocole de recherche, les différentes phases de l’enquête, les multiples fonctions (animation, transcription, etc.). Cela peut s’expliquer par la durée du processus, somme toute assez courte (quatre rencontres), une limite à la prise en charge de la démarche et ainsi des devoirs à réaliser entre chaque rencontre. Une démarche à plus long terme aurait peut-être généré une plus grande appropriation et ouvert la voie à un partage plus démocratique du processus.
Un dernier élément concerne les défis spécifiques liés à l’animation des rencontres. Dans notre manière d’animer la démarche de recherche, nous avons tenté de favoriser le partage des préoccupations de chacun, de donner la parole à tous les participants, de faire parler les membres du groupe avant les chercheurs, de nous appuyer sur leurs préoccupations et de nous en servir pour structurer les rencontres suivantes. Toutefois, force est d’admettre que les embuches étaient nombreuses en séance. Par exemple, en raison de la densité du matériel apporté par les co-chercheurs à chacune des rencontres, il était difficile d’entendre et de bien saisir in situ la portée des réflexions. L’exercice de synthèse en fin de rencontre, à chaud, était exigeant pour tous. Notons ici que certains participants auraient aimé que les discussions soient davantage encadrées.
Limites au plan politique
La démarche et les savoirs produits présentent une utilité pour le RACQ et ses membres. La richesse des rencontres, sur le plan du partage des pratiques et des défis de ce type d’intervention, a permis non seulement de les documenter, mais de constituer en quelque sorte, en soi, un espace de formation en devenir. En somme, cette démarche a permis aux Auberges participantes de réfléchir ensemble à ce qu’est l’action collective au sein des Auberges, aux raisons et aux bénéfices liés à ce type de pratiques ainsi qu’à la manière de les supporter. Ici, le fait que des directions d’Auberges dégagent des intervenants pour qu’ils s’investissent dans cette démarche fut très bénéfique pour la réalisation de la RAP.
Cela dit, notre étude présente certaines limites. Les résultats obtenus ne sont pas exhaustifs, en raison de notre mandat limité, d’une part, et du temps assez court alloué à ce processus d’autre part. Les modestes ressources financières disponibles pour la recherche ont aussi forcément influencé son ampleur. Enfin, les sept Auberges ayant participé à la recherche présentaient un profil de pratiques déjà orientées vers le collectif. Ce dernier point a un impact politique, entre autres, sur ce que nous pourrions appeler la capacité de conviction : comment convaincre les autres Auberges, suite à cette enquête, de la pertinence de travailler en ce sens et d’actualiser un plan d’action ? Comment s’assurer que les Auberges embarquent dans le train, avec les contraintes qu’elles rencontrent, et les freins que notre démarche a d’ailleurs bien fait ressortir ? Il s’agit là d’un enjeu politique majeur d’une RAP.
Notes
1. Notez que tout au long du texte, le masculin inclut le féminin.
2. En 2015, 28 Auberges font partie du RACQ, qui vise à défendre l’existence et l’autonomie des Auberges, porter la parole des jeunes, favoriser une communauté d’appartenance entre maisons, jeunes et partenaires et développer des ressources additionnelles (RACQ, 2008 : 8). Chaque année, environ 2500 jeunes de 12 à 30 ans sont hébergés dans 300 lits en maisons d’hébergement ou dans 150 places en appartements supervisés et logements sociaux, et 3000 autres jeunes sont accompagnés en « post-hébergement ».
3. Dans le Plan d’action 2013-2016 du RACQ, l’action collective est identifiée comme moyen privilégié de « s’assurer que la dimension de développement de la citoyenneté et de la transformation sociale qui définit l’action communautaire autonome des Auberges du cœur demeure au cœur de [sa] mission » (priorité 4 – éducation populaire, action collective et défense des droits).
4. Soulignons ici l’apport de François Labbé, qui était permanent du RACQ à cette époque.
5. Sur le site du RACQ, il est possible de consulter le rapport de recherche pour prendre connaissance du contenu, du détail des pratiques d’action collective des Auberges du cœur : http://www.aubergesducoeur.org/rapport-recherche-action-collective-aubergesducoeur-cremis
Références
Morissette, I., E.Greissler et J.F.René (2015). Les pratiques d’action collective des Auberges du cœur du Québec. Une recherche-action participative. http://www.aubergesducoeur.org/rapport-recherche-action-collective-aubergesducoeur-cremis
Oates, B. J. (2002). « Co-operative Inquiry: Reflections on Practice”, Electronic Journal of Business Research Methods, 1(1), 27-37.
René J-F.; M.Duval, G.Cloutier, A.Pontbriand (2007). Consolidation des pratiques communautaires d’affiliation sociale auprès des jeunes sans-abri du Québec, Rapport de recherche Montréal :, RACQ.
René, J.-F ; M.Champagne, S.Mongeau (2013) : «Présentation du dossier : Recherches participatives », Nouvelles pratiques sociales, 25(2).
Toomey, A.H. (2009). «Empowerment and disempowerment in community development practice: eight roles practitioners play» Community Development Journal, 46(2), 181-195.
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- Jean-François René
- Professeur, École de travail social, UQAM, Membre de l’équipe PRAXCIT
- Isabelle Morissette
- Professionnelle de recherche