Dans la région de Montréal, une enquête effectuée en 2008 par le Regroupement local des organismes communautaires en santé mentale (RACOR) et le collectif de défense de droits en santé mentale (Action-Autonomie) révélait que seulement quatre des douze centres de services sociaux et de santé (CSSS) consultaient régulièrement des personnes utilisatrices dans l’implantation de leur plan d’organisation clinique en santé mentale. Or, le Plan d’action en santé mentale 2005-2010 du Ministère de la santé et des services sociaux prévoit que : « les agences de la santé et des services sociaux (ASSS) et les CSSS s’assureront d’obtenir la participation d’utilisateurs de services en santé mentale, de représentants des familles ou de proches dans l’exercice de planification et d’organisation de services qui les concernent » (MSSS, 2005 : 16). Ce décalage entre les documents et la pratique peut s’expliquer de diverses façons.
D’abord, on constate une résistance culturelle des administrations publiques à transiger directement avec des profanes qui ne partagent pas leur connaissance des règles procédurales ni leur langage spécialisé. De plus, cette présence « étrangère » se constitue comme un renversement des rapports habituels entre les usagers des services publics et le personnel, ce qui n’est pas sans causer plusieurs résistances chez ce dernier. Il faut aussi considérer qu’il s’agit d’une « figure imposée » qui n’est pas nécessairement investie autrement que comme une condition à remplir dans un cahier de charges ou comme un « mal nécessaire » pour obtenir une subvention (Clément et Bolduc, à paraître; Barnes et al., 2003). Enfin, peu de bilans évaluatifs des expériences de participation confèrent à cette pratique un statut « probant » (Forest et al., 2000).
L’impératif de participation
La participation citoyenne est moins nouvelle que ne le prétend une partie de la littérature spécialisée qui la présente comme une innovation apparue à la seconde moitié des années 1990. De telles pratiques s’initiaient déjà dès la fin de la Seconde Guerre mondiale alors qu’en Europe, plusieurs États incluaient la représentation de citoyens dans des conseils d’administration de services publics (Stanton-Jean et Callu, 2008). Au Québec, c’est au détour des années 1960 et de la Révolution tranquille que « l’idéologie de la participation » fleurit (Dumont, 1979). Du côté de la société civile, les comités de citoyens inventent le « syndicalisme des cadres de vie » pour réclamer des services publics, tandis que du côté de l’État, le gouvernement met sur pied une pléiade de comités et de commissions multipartites voués à préparer l’accueil du public aux réformes prévues par son programme de modernisation.
Dénoncées par une partie du mouvement communautaire qui y voit la mise en œuvre d’une stratégie étatique de récupération de ses initiatives, ces pratiques de participation citoyenne connaissent assez rapidement un creux de vague. Le mouvement des organismes populaires reproche aux CLSC de reprendre sa formule des cliniques de quartier en y réduisant toutefois l’autorité citoyenne au profit de celle des professionnels (de la médecine en particulier) et des technocrates. D’autres acteurs, plus traditionalistes, déplorent que le gouvernement subventionne sa propre contestation avec des programmes d’animation sociale comme celui des Jeunes canadiens au fédéral. Néanmoins, après un hiatus d’environ vingt ans, les pratiques de participation redeviennent populaires au Québec aux alentours de 1995 et un peu plus tôt ailleurs au Canada, soit au début des années quatre-vingt (Clément et Bolduc, à paraître; Forest et al., 2000).
Ce modèle de gestion des politiques sociales et sanitaires qui favorise la participation des personnes utilisatrices à la planification et à l’évaluation des services sociaux et de santé s’est déployé en Occident sous différentes appellations. En France, cette nouvelle norme a été qualifiée de « démocratie sanitaire » (Roelandt, 2002) ; en Belgique, il est plus timidement question de « participation des patients » (Leys et al., 2007) ; au Canada et dans le monde anglo-saxon, on fait la promotion de l’« engagement citoyen » ou d’une « nouvelle participation publique » (Santé Canada, 2003). Dans cette mouvance, le Ministère de la santé et des services sociaux du Québec a reconnu le « pouvoir d’agir » des personnes aux prises avec un trouble mental qui, en dépit de celui-ci, demeurent en mesure de faire des choix et de participer aux décisions qui les concernent (MSSS, 2005).
Ce nouvel impératif de participation citoyenne viserait à surmonter le déficit démocratique causé par la transformation des systèmes de gestion et de solidarité collective en « systèmes experts » lesquels, selon Giddens (1994), sont caractéristiques de la modernité avancée. Ils se présentent comme des appareils complexes qui, pour être compris, demandent la maîtrise de plusieurs connaissances scientifiques et techniques. Leurs déterminants d’action débordent largement la relation intervenant/usager et peuvent pour cela sembler hors de la portée du sens commun. Certains auteurs, dont Stanton-Jean et Callu (2008), considèrent que cette complexité contribue à alimenter le sentiment d’impuissance et la passivité du public. Selon Thibault et al. (2000), la participation citoyenne peut contrer cette apathie politique et permettre aux membres d’une collectivité de prendre part directement aux processus de prise de décision d’une organisation publique, d’un organisme communautaire ou d’une institution gouvernementale. La participation est ainsi associée à la démocratie en tant qu’exercice de délibération et de décision collective, en même temps qu’elle relève d’une position épistémologique qui reconnaît la pluralité des savoirs.
De la propagande à la délibération
À première vue, la participation citoyenne ne fait pas tant l’objet de controverses que de polémiques (Loncle et Rouyer, 2004). Cela tient sans doute à la souplesse du concept dont le sens demeure flou et peut autant être utilisé pour désigner des formes « actives » que « passives » de participation à des décisions collectives (Gauvin et Abelson, 2006). Ses finalités peuvent aller du contrôle social à la cogestion, et ses formes, de la propagande à une véritable délibération entre la population et les autorités. L’échelle d’Arnstein (1969) situe cette polarité sur un continuum de huit échelons, dont le plus élevé serait celui où il y a un transfert de pouvoir vers la population. Au second rang, viendraient les formules informatives ou consultatives qualifiées de « tokenisme » ou de coopération symbolique et au dernier rang, les exercices de « thérapie » ou de manipulation de l’opinion. Dans la mesure où la participation est considérée comme un moyen et non comme une fin, ce qui n’est pas toujours le cas comme nous le verrons plus loin, elle peut être utilisée légitimement pour atteindre toutes ces visées. Les règles de l’art sont qu’elle présente toujours ses objectifs avec transparence, dans le respect des groupes d’acteurs et sans exercer sur eux de contraintes à la participation.
D’autre part, l’idée de la démocratie semble être mise à mal lorsque l’invitation à la participation citoyenne se présente selon une perspective clientéliste. L’identité politique et citoyenne est ainsi fragmentée en groupes délimités par certains traits culturels, par la pratique d’activités spécialisées ou par des problèmes spécifiques, voire simplement selon certaines habitudes de consommation. Cette perspective, que nous pouvons qualifier de « welfare pluralism », réduit les citoyens à leur seule dimension de « consommateurs » ou d’« usagers ». Tous égaux en droits mais différenciés par leurs besoins et valeurs, les « citoyens-clients » délibèrent librement pour configurer rationnellement le « panier de services publics ». Cette liberté fondée sur une égalité formelle est prise pour acquis, en dépit des obstacles culturels, économiques et environnementaux qui entravent inévitablement la participation de certains et cela, sans prendre des mesures d’adaptation pour pallier ces inégalités (Clément et Bolduc, à paraître; Renschler et al., 2005; Tait et Lester, 2005; Barnes et al., 2003).
Une étude britannique de Barnes et al. (2007) repère quatre idéaux-types de participation citoyenne. Dans le premier modèle, la participation est conçue comme un « empowerment » personnel et collectif. Il est fondé sur une compréhension de la pauvreté et de la marginalité en tant qu’inadaptation des politiques et des pratiques institutionnelles aux véritables besoins des populations. La participation des groupes démunis permettrait alors de recentrer le réseau des services sur ceux-ci, le rendant plus efficace et efficient. La seconde perspective consiste à assimiler le droit d’usage des services publics à celui du consommateur. Le « citoyen-payeur » peut « magasiner » ses services et ainsi emmener le marché, tant privé que public, à aligner ses offres sur sa demande. Le troisième modèle conçoit la participation comme un droit d’« actionnaire » à l’égard de l’établissement de santé ou du gouvernement local. En tant qu’investisseur, l’usager peut réclamer des dividendes, c’est-à-dire des services de qualité. Il doit aussi assumer des responsabilités, comme celle de maintenir la viabilité et la santé financière de l’établissement. Enfin, le modèle de la « responsabilité citoyenne » implique de développer des habitudes adéquates de consommation de services, de saines habitudes personnelles et des pratiques de prévention (« faire sa part »).
Ces quatre modèles réfèrent à une logique de production et de consommation. Un cinquième modèle de participation pourrait s’ajouter, soit celui d’une construction partagée par les institutions publiques et la population des mesures de solidarité collectives (Proulx et al., 2005). Dans cette perspective, la participation devient une mesure de réciprocité citoyenne plutôt qu’un outil de gestion essentiellement mis au service du réseau ou de l’établissement. Elle est alors plus qu’un moyen pour implanter un changement, étant en soi une transformation structurelle des rapports entre pouvoir et savoir dans l’institution.
Ingrédients de la réciprocité
La littérature permet d’identifier quelques ingrédients essentiels à l’élaboration de cette réciprocité : former les participants profanes aux langages et procédures de délibération; assurer un climat de travail qui facilite les échanges et l’écoute (agenda, horaires et environnement adaptés aux besoins particuliers); reconnaître l’appartenance des « usagers » à un groupe de pairs avec ses revendications; adopter une politique de remboursement et de rétribution qui reconnaît leur contribution civique. D’autres mesures peuvent compenser l’inégalité des rapports entre les participants, comme l’exercice d’une vigilance constante à l’égard des règles et des pratiques qui pourraient être discriminatoires ou vexatoires à l’endroit des personnes utilisatrices des services. Tout le personnel de l’établissement ou du réseau concerné devrait être sensibilisé aux raisons et objectifs de l’inclusion de ces personnes aux exercices de planification et d’organisation des services. De plus, on s’assurera toujours que leur délégation soit formée d’au moins deux personnes et qu’elles puissent éventuellement exercer des rôles-clés dans les réunions. Les ordres du jour devraient être modifiables à la demande de ces participants et comporter un point statutaire leur permettant d’aborder un sujet de leur choix. Les usagers seront partie prenante de toutes les représentations officielles que pourra faire l’instance à laquelle ils participent (Carr, 2004; Binet et al., 2004; McDaid, 2006). Les organisateurs feront preuve d’inventivité et adopteront divers modèles de consultation selon les objectifs et les clientèles visées. Ils informeront clairement tous les participants de la raison d’être de la consultation, des limites du mandat et des contraintes à respecter. Enfin, l’assurance de la continuité de l’engagement de l’institution au maintien de cette approche est déterminante pour susciter un intérêt et une implication durable du public dans une relation dialogique avec celle-ci.
Le renouvellement
Tel que mentionné précédemment, peu de données de recherche permettent d’accorder à ces pratiques un statut probant. L’évaluation de l’impact de la participation des personnes utilisatrices a surtout été faite sous l’angle de la pratique individuelle ou de la participation du patient au choix et à l’application de son propre protocole de traitement. Dans ces limites, les effets semblent assez positifs (Santé Canada, 2003). Les études sur les bénéfices de la participation du point de vue de l’organisation des services sont moins nombreuses et ont également tendance à se concentrer sur les effets individuels plutôt que systémiques (Carr, 2004). Une influence de la présence des personnes utilisatrices des services sur le choix de certains thèmes à être traités par les instances de consultation ou de concertation a été constatée. Les groupes de travail auxquels elles participent seraient plus enclins que ceux formés uniquement de professionnels et de gestionnaires à accorder une grande importance à l’information du public, à l’accessibilité des services ainsi qu’aux attitudes du personnel. La satisfaction des participants à l’égard de ce type d’expérience est variable, allant de la fierté au mécontentement (Santé Canada, 2003). Les effets positifs évoqués concernent généralement l’augmentation de l’estime de soi et du support mutuel avec d’autres usagers, le développement de nouvelles connaissances et d’habiletés et la rencontre avec d’autres intervenants (Dallaire et Provencher, 2008; McDaid, 2006; Binet et al., 2004; Carr, 2004).
Ces acquis sont appréciables, mais ne disent rien de l’impact de la participation des personnes utilisatrices sur la configuration des services ou sur la production des savoirs. Traditionnellement, les programmes d’intervention et de recherche étaient conçus à distance des populations visées, par des experts et décideurs qui ne partageaient ni leur culture ni leurs conditions de vie. Les résultats étaient à l’avenant, souvent inadéquats. C’est bien pour pallier ce défaut qu’est apparu le nouveau mot d’ordre de participation. L’enjeu est de voir si cette participation peut bousculer l’institution, en provoquer la refondation ou n’être qu’un moyen plus convivial d’en assurer la reproduction. Comment s’assurer que la participation subvertisse le statu quo et renouvelle les pratiques sociales et de santé par la démocratie ?