« Centralisation » et « décentralisation » pour une meilleure « efficience » et « efficacité » sont quatre mots-clés de la réforme dans laquelle s’est engagé le milieu de la santé en 2003. Cette réforme vise à intégrer les services d’une manière hiérarchique, c’est-à-dire globalement, par des plans et des mécanismes formels conçus par des experts. Les objectifs sont l’amélioration de la gouvernance par une centralisation des instances décisionnelles (les CSSS, fruits de la fusion des CLSC, CH et CHSLD)2 et l’amélioration de l’efficacité de la dispensation des services dans des lieux décentralisés.
Le secteur de la santé mentale n’échappe pas à cette réforme. S’inscrivant dans la nouvelle structure organisationnelle et ses modalités de fonctionnement, le Plan d’action en santé mentale 2005-2010 résulte d’une longue démarche qui a débuté avec la Commission d’études des hôpitaux psychiatriques en 1962, suivie par la Politique de santé mentale en 1989, et le Plan d’action pour la transformation des services de santé mentale en 1997. Leur analyse dégage les changements progressifs proposés au cours des ans.
De l’incurabilité au rétablissement
L’évolution de la conception de la personne, une valeur centrale dans toute politique, est illustrative à cet égard. En 1962, la Commission d’études constate que le principe dominant des soins et du système repose sur l’incurabilité de la maladie mentale et l’inaptitude des patients. Elle propose de le remplacer par le principe selon lequel le cours de la maladie peut être changé et les patients peuvent gérer leur personne et leurs biens : « comme malade mental, j’ai droit à la même qualité des soins que le malade physique ». D’une maladie incurable, chronique et honteuse, on passe à une maladie curable, aiguë et/ou chronique. En 1989, la Politique de santé mentale propose non plus la conception d’une « personne considérée comme une maladie », mais celle d’une « personne affligée d’une maladie » à qui le système de services doit accorder la primauté. C’est le rejet du traitement centré sur la symptomatologie, pour l’élargir aux potentialités et à la globalité de la personne. Le nouveau principe est « je suis une personne, pas une maladie ». En 1997, le Plan d’action élargit l’idée de la primauté de la personne en y ajoutant l’appropriation du pouvoir. Ce principe peut être traduit ainsi : « je retrouve un sentiment de maîtrise sur ma vie par des prises de décision éclairées et libres au cours de mon existence ». Finalement, le Plan d’action 2005-2010 oriente l’appropriation du pouvoir vers le rétablissement de l’usager, qui signifie la restauration de ses rôles relationnels et occupationnels. On peut résumer cette orientation ainsi : « j’ai le pouvoir d’agir pour me rétablir. »
Contextes organisationnels
Le modèle organisationnel est un autre axe illustratif. À l’époque de la Commission d’études, ce modèle est constitué de dix-huit asiles censés satisfaire tous les besoins matériels et affectifs des patients. La Commission d’études s’insurge contre ce système autarcique car il isole les patients. Elle propose l’instauration d’un système organisationnel hospitalier qui aura la responsabilité des services internes et externes. La psychiatrie sera à la fois centralisée dans des asiles transformés en hôpitaux psychiatriques et décentralisée dans d’autres lieux de services tels que les hôpitaux généraux. Cette organisation des services a pour effet de rendre responsable le système hospitalier, dans lequel sont concentrées les ressources humaines et financières, du suivi des patients qui vivent dans la communauté. La Politique de santé mentale (1989) ne remet pas en question ce modèle organisationnel centré sur les hôpitaux. Elle met en place les composantes d’un système qui mène à une réduction du poids des hôpitaux psychiatriques et généraux dans la dispensation des services psychiatriques, c’est-à-dire un modèle organisationnel plus communautaire. Son projet mise sur la recherche de solutions dans le milieu de vie des personnes grâce à la reconnaissance des organismes communautaires.
Pour contrer la résistance latente du milieu hospitalier à l’égard du modèle organisationnel communautaire et s’assurer du développement des services essentiels au suivi dans la communauté, le Plan d’action de 1997 fixe un maximum de lits hospitaliers. Il prévoit aussi les services de base : le suivi dans la communauté, l’intervention de crise, le soutien pour la réponse aux besoins de subsistance, le traitement dans la communauté, l’hospitalisation, l’entraide, le soutien aux familles et aux proches, les loisirs, l’éducation, le développement des habiletés personnelles et l’intégration à l’emploi. Il recommande de faire reposer le système sur l’organisation de réseaux locaux de services.
En 2003 et 2005, le gouvernement du Québec adopte les lois 25, 29 et 83 qui créent ces réseaux locaux de services dont la responsabilité relève des Centres de santé et de services sociaux (CSSS). Conceptualisé dans ce nouveau contexte organisationnel et reposant sur le principe des réseaux intégrés de services, le Plan d’action 2005-2010 propose une approche populationnelle et un système fondé sur une hiérarchisation des services à trois niveaux. Il répartit ensuite le degré de gravité des troubles par niveau de ligne (du plus léger au plus complexe) et décrit les services leur correspondant.
Excès de zèle ?
Sans l’ombre d’un doute, les plans d’action ont influencé le milieu de la santé mentale. Il suffit de visiter les milieux institutionnels pour s’en convaincre. Les hôpitaux ont modernisé leurs infrastructures et modifié leurs services. Ils prônent également les droits individuels en rendant disponibles des brochures sur le mécanisme des plaintes. Dans le discours des intervenants se retrouvent les mots à la mode : bonnes pratiques, rétablissement, appropriation de pouvoir et évaluation. Les manières de faire et les valeurs se sont aussi modifiées. De nouveaux projets, semblant impossibles à réaliser, sont maintenant devenus réalité. L’innovation et l’amélioration des pratiques sont au rendez-vous.
Cependant, des inquiétudes pointent. La réforme et son contexte n’ont pas seulement un impact positif. Nous observons des répercussions indésirables que nous nommons « les excès de la réforme ». Qu’ils semblent périphériques ou au cœur de la réforme, sans correction immédiate, ils seront dommageables à court et à long terme pour la réflexion, l’innovation et le développement de projets originaux et ancrés dans la culture québécoise.
Par exemple, en 2007, on abolit le Comité permanent de lutte à la toxicomanie, créé au début des années 90, et le Comité de la santé mentale du Québec (CSMQ), créé en 1971, même si le Plan d’action 2005-2010 mentionne que ce dernier avait « permis de mieux connaître les problèmes de santé mentale et les modes d’organisation des services les plus efficaces ». La revue Santé mentale au Québec, créée en 1976, est aussi sur le point de ne plus recevoir de financement du MSSS, parce « qu’il ne fait pas partie de la mission de financer les revues scientifiques ou de vulgarisation scientifique reliées à la recherche », évoque-t-on comme explication. Seule revue dans ce domaine au Québec, elle a publié plus de mille articles à ce jour et est l’une des rares revues francophones faisant partie de la prestigieuse banque de données Medline. Des lieux de réflexion et de diffusion des connaissances sont ainsi rendus aphones.
Le milieu de la pratique n’est pas en reste. Les Consultations en Ethnothérapie et en Santé Mentale (CÉSAME), fondées en 2000, ont cessé car elles ne correspondaient pas à la philosophie de la première ligne. Pourtant, le CSSS dont relevait le programme dessert la plus grande concentration d’immigrants d’origine haïtienne de Montréal. Le Centre de traitement psychanalytique pour jeunes psychotiques, « Le 388 » de la ville de Québec, fondé en 1982, est régulièrement menacé de fermeture, même s’il a été évalué positivement par des experts québécois et américains. Enfin, le centre de santé mentale de la clinique externe du pavillon Saint-Luc au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), créé en 1970, est aboli parce qu’il ne cadre pas avec une pratique par diagnostic et programme. Pourtant, ce centre était l’un des phares de la psychiatrie générale d’orientation humaniste, psychodynamique, dont a émergé un grand nombre de projets communautaires. Pourquoi ces excès ? Pourquoi ces choix unilatéraux faits sans consultation ? Pour épargner quelques sous sur le budget annuel du MSSS de 25,4 milliards de dollars ? Un excès de zèle de fonctionnaires ? Peut-être. La réponse nous semble davantage idéologique. Qu’est-ce à dire ?
Du haut vers le bas
En pleine implantation, la réforme véhicule de nouvelles valeurs et de nouvelles manières de faire. Comme toute réforme durant ses premières années, elle s’accommode difficilement avec d’autres logiques existantes dans le réseau institutionnel et communautaire, logiques qui remettent ses fondements en question ou qui risquent de le faire. Il s’ensuit que la réforme en cours est insensible ou est intolérante envers des « valeurs autres » et « autres manières de faire ». Les projets porteurs de ces « valeurs autres » ou les organismes les diffusant sont à risque de disparaître. Ce sont les excès décrits. Autrement dit, les excès de la réforme sont le symptôme d’un conflit de valeurs.
Quelle est la logique de la réforme en cours ? Celle-ci cherche à intégrer maximalement les services par une stratégie hiérarchique. Elle résout les problèmes de la planification par des plans et des mécanismes formels de coordination allant du haut vers le bas. Elle établit des mécanismes pour coordonner les actions des organisations à une échelle locale, régionale et suprarégionale. Les organisations partagent entre elles les ressources, adoptent des systèmes d’information communs ou compatibles entre eux et signent des protocoles d’entente. Le recours aux experts est favorisé. Pour les pratiques, le recours aux données probantes est le critère de choix. L’efficacité et l’efficience sont les objectifs visés. En résumé, les valeurs se nomment centralisation, décentralisation, coordination, planification, encadrement, expertise, données probantes, évaluation empirique, données épidémiologiques, efficacité et efficience.
Des lieux de discussion indépendants
Le système actuel est ainsi régi par des valeurs favorisant pour l’instant « l’omnipotence technocratique »3 qui supporte mal la différence, l’ « ailleurs et l’autrement ». Quel est cet « ailleurs et autrement » ? Il se retrouve sur le terrain et propose un modèle alternatif au modèle technocratique. Il repose en partie sur des communautés de pratique, c’est-à-dire un processus de collaboration informel entre les intervenants pour résoudre des situations complexes. Il comprend des projets issus de la pratique, prônant la recherche de sens et non seulement l’extinction des symptômes. Il valorise l’évaluation qualitative et non seulement quantitative, reconnaît l’expérience quotidienne des personnes et ne considère pas les échecs comme des indices d’inefficacité. Il favorise les lieux de diffusion qui valorisent la parole et le savoir de tous et non seulement des experts, qui sont ouverts aux approches remettant en question les pratiques habituelles. Il encourage la critique et la remise en question, et non seulement l’exécution opératoire d’une intervention. On peut comprendre que la réforme puisse difficilement intégrer ces valeurs et qu’il y ait des excès.
Sans plus tarder, il faut entreprendre une réflexion en profondeur sur ces excès. Il faut recréer des lieux de réflexion permanents et non ad hoc. Il faut renouer avec des lieux de discussion indépendants et y inclure toutes les personnes concernées pour échanges et recommandations. Il faut requestionner les pratiques en cours et développer une perspective éthique sur leurs critères d’évaluation. Surtout, il faut développer un espace de parole et d’échanges pour permettre aux intervenants de faire preuve de créativité face aux problèmes de plus en plus complexes qui confrontent la pratique et qui échappent à toute rationalisation planificatrice. La réforme en cours doit faire place à cet « ailleurs et autrement » avant qu’elle ne s’enferme davantage sur elle-même.
Notes
1. Ce court texte est un condensé modifié de l’article « Évolution de la pensée critique en santé mentale au Québec » paru dans le volume La pensée critique en santé mentale, 2008, sous la direction de Lecomte et al., Montréal, éditions SMQ.
2. Centre de santé et des services sociaux (CSSS), Centre local de services communautaires (CLSC), Centre hospitalier (CH), Centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD).
3. Pour la dynamique de l’implantation des réformes, voir Lecomte (2000)
Références
Comité permanent de lutte à la toxicomanie, (http://dependances.gouv.qc.ca/index.php?aid=37).
Comité de la santé mentale du Québec, (http://www.msss.gouv.qc.ca/sujets/prob_sante/sante_mentale/index.php?aid=33).
Les Consultations en Ethnothérapie et en Santé Mentale, (http://74.125.95.132/search?q=cache:GVOAmiLntBMJ:www.haitisantementale.ca).
Le « 388 », (http://www.gifric.com/388.htm).
Lecomte, Y. (1986). « Le système de soutien communautaire: hypothèse pour une réforme des services en santé mentale », Santé mentale au Québec, 11(1) : 5-18.
Lecomte, Y. (2000). « La reconnaissance : construction théorique d’un enjeu social », Revue canadienne de santé mentale communautaire, 19(2) : 134-139.
Ministère de la Santé et des Services sociaux (1962). Commission d’études des hôpitaux psychiatriques, Québec, (http://www.msss.gouv.qc.ca/sujets/prob_sante/sante_mentale/download.php).
Ministère de la Santé et des Services sociaux (1989). Politique de santé mentale, Québec,
(http://www.msss.gouv.qc.ca/sujets/prob_sante/sante_mentale/download.php?f=0).
Ministère de la Santé et des Services sociaux (1997). Plan d’action pour la transformation des services de santé mentale, Québec.
Ministère de la Santé et des Services sociaux (2005). Plan d’action en santé mentale 2005-2010 – la force des liens, Québec.