« S’isoler chez soi » : face à la pandémie de COVID-19 qui a frappé l’ensemble de la planète au printemps 2020, les personnes en situation d’itinérance (PESI) ne disposaient pas des ressources nécessaires, comme un logement, un soutien social et un revenu adéquats, pour appliquer cette principale recommandation des autorités pour assurer la sécurité de la population. Les catastrophes, comme celle-ci, constituent une perturbation majeure de l’équilibre social, résultant d’un évènement ou d’un phénomène menaçant (Perry, 2018). Dans un tel contexte, les stratégies développées par les autorités pour protéger la population sont souvent conçues en fonction de critères normatifs, associés au mode de vie de la classe moyenne (Park et Miller, 2006). Les personnes marginalisées, comme les PESI, sont ainsi plus vulnérables que les autres aux impacts négatifs de ces évènements (Reid, 2013; Zolopa et al., 2021).
Le présent article décrit comment un groupe de clinicien-nes et gestionnaires s’est mobilisé au mois de mars 2020 à Montréal, pour mettre en œuvre une unité d’isolement visant à répondre aux besoins des PESI, ainsi qu’aux impératifs de santé publique, en contexte de pandémie de COVID-19. L’élaboration d’une réponse d’urgence implique la mobilisation rapide de ressources humaines et matérielles, la plupart du temps hors des processus organisationnels standards, entraînant parfois un bousculement et un brouillage des rôles et des relations interprofessionnelles (Butler et al. 2021). Nous examinons ces rôles et relations interprofessionnelles au sein de cette structure d’urgence, en analysant la perspective des professionnel-les à travers trois grands thèmes : l’innovation, le vécu partagé, et le travail interdisciplinaire.
Méthode de collecte et d’analyse des données
Cet article présente le résultat de neuf entrevues individuelles réalisées avec des gestionnaires impliqué-es dans le déploiement de l’unité d’isolement ainsi que quatre entrevues de groupe menées séparément auprès de médecins (n=4), d’infirmiers-ères (n=6) et d’intervenant-es psychosociaux-ales (n=7, scindé-es en deux groupes). La collecte de données avait pour objectifs de documenter la perspective de ces gestionnaires et professionnel-les sur le développement et le fonctionnement de l’unité d’isolement. Les verbatim ont été transcrits et soumis à une analyse thématique de contenu (Paillé et Mucchielli, 2012).
Innovation
Dans plusieurs milieux d’intervention, la flexibilité des structures administratives nécessaire à la gestion de la COVID-19 a favorisé de nombreuses innovations pour répondre aux besoins des personnes marginalisées. La situation pandémique a forcé des décideurs-euses et gestionnaires à assouplir certains règlements, notamment dans le champ des troubles liés à l’utilisation de substances, afin de minimiser les obstacles au traitement et prévenir les surdoses (Collège des médecins du Québec, 2020; Samuels et al., 2020). Un tel contexte a ainsi laissé émerger des possibilités d’innovation et des zones de flexibilité dans le déploiement de l’unité d’isolement.
« Je pense qu’on est encarcanés dans un genre de structure très, très rigide, régie par des règles étouffantes, mais quand on laisse la créativité des intervenants s’exprimer pour se fédérer autour d’un projet comme ça, c’est là qu’on retire des résultats qui sont intéressants et c’est là qu’on va faire de l’innovation, pas dans un contexte où chaque initiative doit être prise par en haut. » (Intervenant-e)
L’unité d’isolement a été implantée dans des locaux de l’ancien hôpital Royal Victoria, prêtés au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’île-de-Montréal (CCSMTL) par le Centre universitaire de santé McGill. Elle avait pour mandat de permettre l’hébergement et d’offrir des soins et des services psychosociaux de base aux PESI déclarées positives à la COVID-19, ou en attente des résultats d’un test de dépistage, et qui présentaient une consommation de substances psychoactives ne permettant pas d’assurer un séjour sécuritaire au sein des autres structures d’isolement mises en place par les autorités, notamment les hôtels réquisitionnés (Kiely et al., 2020). Pour s’assurer que les personnes restent à l’unité durant toute la période d’isolement, et que leurs besoins puissent être pris en charge dans le respect de leur dignité et de leur autonomie, plusieurs services ont été mis à leur disposition, comprenant un ensemble de pratiques innovantes en dépendance. Elles bénéficiaient d’une chambre et de divertissements, comme une télévision, des livres ou des jeux. Leurs animaux de compagnie pouvaient être pris en charge si nécessaire, et des programmes de pharmacothérapie de remplacement (dits « safer supply »), de gestion de la consommation de tabac, de cannabis et d’alcool, et d’injection supervisée ont été mis sur pied. Des services de gestion de la prestation d’aide sociale, de soins de santé physique et mentale, ainsi que des services psychosociaux (notamment destinés à la préparation de la sortie et à l’arrimage avec les soins de santé et de services sociaux appropriés1) leur ont également été offerts.
Pour les professionnel-les, ces pratiques innovantes redonnent du sens à leur rôle en leur permettant d’accompagner la personne plus humainement.
« Ça permet vraiment, humainement, d’accueillir les gens dans ce qu’ils sont, et ça change le paradigme […]. De fournir de manière sécuritaire, en présence d’un intervenant, des opioïdes ou une bière, ça génère vraiment d’autres choses. On passe à un autre mode de relation, on n’est plus sur le traitement de la dépendance, on est sur l’accompagnement de la personne dans ce qu’elle vit, fait qu’on est beaucoup plus à même d’adresser des souffrances. » (Gestionnaire-clinicien-ne)
Vécu partagé
« […] on n’était pas pris dans des évaluations, dans la paperasse, c’était plus le besoin quotidien, je pense que c’est ça qui nous a permis de créer des liens aussi, puis que le séjour se soit bien déroulé. » (Intervenant-e)
« Ça permettait de reconnecter à l’essence même de notre mission et de notre passion pour l’intervention. » (Intervenant-e)
Les professionnel-les impliqué-es au sein de l’unité ont misé sur une approche de milieu de vie et de vécu partagé, qui passe par l’accompagnement vers l’atteinte d’objectifs, grâce au « faire avec » (Daigle et al., 2018). La notion de vécu partagé constitue traditionnellement le socle de l’intervention psychoéducative et un aspect identitaire important de cette discipline du domaine psychosocial.
Ils et elles voyaient dans cette période de partage du quotidien une occasion de relier des personnes marginalisées au système de santé et de services sociaux, afin de leur offrir des soins et services. Pour les intervenant-es, le fait d’être moins sollicité-es qu’à l’ordinaire pour des tâches administratives et bureaucratiques et principalement concentré-es sur le partage informel des activités du quotidien avec les usagers-ères, a également représenté une occasion de redonner un sens à la relation d’aide. Cette intervention en contexte de crise a permis de faire tomber des éléments jugés superflus et imposés par la structure administrative (comme l’administration d’outils d’évaluation standardisés ou la compilation de statistiques), offrant aux professionnel-les la possibilité de se reconnecter avec l’essence de leurs rôles (Côté et al., 2019).
Cependant, la volonté d’offrir un milieu de vie n’est pas sans ambiguïté lorsqu’elle s’inscrit dans les locaux d’un ancien hôpital et que l’unité d’isolement est caractérisée par une forte présence médicale et infirmière. Un sentiment d’ambivalence a ainsi accompagné plusieurs professionnel-les, tout au long de la durée de vie de l’initiative.
« [O]n était tout le temps entre “qu’est-ce qui est médical? Jusqu’où on va? Qu’est-ce qui est psychosocial? Qu’est-ce qui fait partie de la réadapt’ milieu de vie?” » (Co-gestionnaire)
Pour d’autres professionnel-les, leur implication à l’unité d’isolement a été caractérisée par les défis de la transition d’une posture d’intervention à une posture d’accompagnement, inscrite dans l’approche de vécu partagé. Ce changement de posture a notamment amené certain-es médecins, à réfléchir à leur rôle au sein de la structure.
« [D]’habitude les gens cognent à ma porte, puis me demandent de l’aide, puis ils ont une raison de consultation. Là, ils étaient pognés avec moi, puis ils étaient forcés, puis il y en a plein qui voulaient rien savoir, fait que c’était plus moi qui leur faisais la petite danse de charme […]. Fait que c’était vraiment comme un… c’était très inversé par rapport à d’habitude, c’est moi qui proposais des choses aux gens, versus les gens qui avaient des raisons de consultation. » (Médecin)
Au-delà de cette réflexivité, les tensions entre la structure des soins et services offerts et l’identité professionnelle ont également exigé un travail de redéfinition de leurs rôles, de leurs tâches et de leurs façons de faire : une redéfinition qui a pu s’avérer difficile dans le contexte flou et évolutif d’une réponse d’urgence.
Interdisciplinarité
Au cœur du récit sur la mise en œuvre de l’unité d’isolement se trouve également la notion de collaboration interprofessionnelle. Au plan théorique, celle-ci est définie comme un processus de « cotransformation de soi et de l’autre à la faveur de contacts soutenus » visant à coordonner les actions pour mieux répondre aux besoins complexes des usagers-ères de services (Couturier et Belzile, 2018, p. 23).
La collaboration interprofessionnelle peut représenter un certain défi pour une nouvelle équipe interdisciplinaire, dans un contexte de crise. Alors que les médecins et certains gestionnaires impliqué-es dans l’initiative se connaissaient très bien et disposaient déjà d’une culture de travail commune, de nombreux-ses professionnel-les arrivaient d’autres milieux et secteurs d’activité, sans connaître leurs collègues.
En effet, à l’origine, le projet d’unité d’isolement a été conçu, porté et géré principalement par des médecins et des gestionnaires. Le personnel clinique interdisciplinaire, provenant en majorité du continuum dépendance et itinérance du CIUSSS CCSMTL, a ensuite été recruté sur une base volontaire. La désignation d’un leader clinique pour le volet psychosocial est venue plus tard, à la demande des clinicien-nes du terrain. Cette absence de représentation de certains corps professionnels (en particulier ceux du domaine psychosocial) dans le développement et la mise en œuvre du projet s’est répercutée à plusieurs étapes de son déploiement.
« C’est que là, des fois il y avait comme une confusion des rôles, des choses pas bien descendues aux intervenants et aux infirmières, puis c’était comme pas notre rôle de faire ça, comme médecins » (Médecin)
« Moi je pense que dans un contexte comme celui-là, il y a une notion d’organisation du travail qui est hyper importante à prévoir, à mettre en place. Ça nous a laissé beaucoup de responsabilités, comme équipe, à s’autogérer […] quand c’est tout le monde qui fait tout, à un moment donné c’est possible aussi que ce ne soit personne qui fasse rien » (Intervenant-e psychosocial-e)
Ainsi, la distribution inégale du pouvoir aux premières étapes de la conception et de la mise en œuvre de l’initiative semble avoir contribué à la confusion des rôles par la suite. À cet effet, il ne faudrait pas sous-estimer l’impact qu’aurait pu avoir une gestion plus inclusive pour le développement d’une culture professionnelle plus participative (Couturier et Belzile, 2018). Concrètement, l’intégration de toutes les disciplines professionnelles à toutes les étapes du déploiement de l’unité aurait pu contribuer à clarifier plus rapidement les rôles dans l’équipe interdisciplinaire, ainsi qu’à faire remonter les préoccupations cliniques de toutes les disciplines vers les décideurs-euses, en temps réel.
De plus, la collaboration interprofessionnelle implique un processus dont le temps est un ingrédient clé pour apprendre à travailler ensemble et à se faire confiance (Poder et al., 2018). Alors qu’il est particulièrement important pour une nouvelle équipe de prévoir plus de rencontres pour favoriser la collaboration interprofessionnelle (Couturier et Belzile, 2018), de tels processus d’échanges formalisés peuvent être difficiles à instaurer en contexte de crise, où le temps est une ressource peu disponible.
« […] on avait peu de temps formel en réunion, on n’avait pas non plus de discussion de cas cliniques, de discussion clinique sur les patients […]. Fait que les discussions qu’on avait étaient souvent informelles sur le coin du bureau […] » (Infirmier-ère)
Malgré ces enjeux de structure et de processus, l’analyse des entrevues permet toutefois de faire émerger des attitudes favorables à la collaboration interprofessionnelle, notamment la flexibilité et la volonté de collaboration, à travers le partage d’une philosophie d’intervention et d’objectifs communs.
« […] on a essayé de créer des choses vraiment le fun, de connaître les autres intervenants, connaître leur réalité, puis bénéficier de leur expertise aussi » (Médecin)
« [C]’est un service qui aurait pu être très, très difficile à vivre si ça n’avait pas été des gens qui déjà travaillent avec une clientèle plus marginalisée, parce que veut, veut pas, on est teinté de nos valeurs, de nos croyances, et ça, c’est un grand bout de travail qu’il y a pas eu à faire. L’équipe qui est venue en place arrivait déjà avec une longueur d’avance. » (Intervenant-e)
Le contexte d’urgence semble avoir aussi contribué à l’assouplissement des frontières professionnelles et cliniques, en favorisant le partage des pratiques et l’adoption de rôles qui dépassent les descriptions de tâches.
« Des professionnels en psychoéducation, en travail social, en sexo, en crimino… Ce n’est pas les gens que tu imagines les premiers à être volontaires pour faire des lits en série. […] Bien, câline! Ça opérait! J’ai rarement vu des lits se faire aussi vite que ça! » (Gestionnaire)
Enfin, les relations développées entre les professionnel-les de l’unité d’isolement semblent avoir le potentiel de contribuer à des partenariats qui se poursuivront dans le temps.
« Ç’a été vraiment le fun en termes d’échanges, de partage de pratiques, puis aussi, maintenant, quand on va s’appeler, on va se connaître et on va se faire confiance parce qu’on connaît aussi notre éthique de travail et on sait qu’on a été capables de créer et d’innover, tout le monde ensemble. » (Gestionnaire-clinicien)
Chamboulements
Le chamboulement des rôles professionnels usuels dans le contexte pandémique a été mis en relief dans des publications récentes (Brubaker, 2020; Butler et al., 2021). Ces chamboulements représentent soit une source d’aliénation, soit une opportunité pour redonner du sens à la pratique (Butler et al., 2021). Dans le cadre de l’analyse de la perspective des professionnel-les impliqué-es dans l’unité d’isolement COVID-19 du Royal Victoria, le développement de pratiques innovantes, l’approche inspirée du vécu partagé, et les collaborations interprofessionnelles fondées sur le partage d’une vision commune des objectifs et des philosophies d’intervention semblent avoir contribué à reconnecter les professionnel-les à l’essence de leur mission. Les résultats mettent cependant en relief quelques écueils, dont l’importance d’impliquer dès le départ toutes les parties prenantes et de clari-fier leurs rôles. Ce, afin de favoriser une distribution équitable du pouvoir et de contribuer à réduire le sentiment d’aliénation professionnelle dans un contexte de crise.
En fin de compte, l’étude des rôles et relations interprofessionnelles au sein de l’unité d’isolement présente une analyse circonscrite à un contexte très spécifique, dont les résultats ne sont pas nécessairement transposables ou généralisables. Toutefois, les constats tirés de l’étude permettent de contribuer au débat plus large sur l’organisation du travail et la prestation de services dans un système sociosanitaire axé sur la logique d’efficience, ne permettant pas toujours de tenir compte de la complexité du phénomène de l’itinérance, ni d’offrir un accompagnement basé sur le lien relationnel (Côté et al., 2020). L’expérience des professionnel-les impliqué-es dans l’initiative du Royal Victoria s’inscrit en contraste avec cette logique, offrant des pistes de réflexion pour leur permettre de reconnecter à l’essence de leur mission.