Je me suis toujours demandée à quel moment j’interviens. Enfin, jusqu’où… ? […] Est-ce que c’est vraiment quelqu’un qui profite de lui ? Ou est-ce que finalement les deux profitent l’un de l’autre ? Et jusqu’où on laisse aller les choses et à quel moment… […] Comment on peut juger qu’il est mieux sans la présence de ces personnes qu’avec ? […] J’ai trouvé assez… assez compliqué. Et parce que, enfin, à nouveau, ça c’est un petit peu le problème ou le côté très délicat de la curatelle, c’est qu’on intervient, on restreint, on prive la personne de sa liberté.
Lucie, curatrice publique, Suisse
Cette citation d’une curatrice accompagnant des personnes sous régime dits de protection fait référence à la situation d’un homme de 82 ans chez qui des personnes en situation d’itinérance élisent régulièrement domicile. La travailleuse sociale reçoit des dénonciations et se demande à quel moment elle doit intervenir, se rendant compte que cette cohabitation représente aussi une forme d’échange, puisqu’elle répond à la solitude de ce monsieur.
Cette histoire constitue le point de départ d’un questionnement sur les relations de pouvoir inhérentes aux régimes dits de protection au majeur et les émotions qu’elles suscitent. Ces propos illustrent en effet toute la complexité de cette position et le doute suscité dans le processus de prise de décision pour autrui, spécifiquement lorsqu’il s’agit de personnes adultes dont les rapports d’autorité ne sont plus justifiés par la catégorisation par âge, généralement perçue comme naturelle et non remise en question, comme c’est le cas dans les relations entre adultes et enfants.
Cet article a pour objectif de rendre visible la pluralité des relations vécues par les personnes qui accompagnent des adultes sous curatelle, que ce soit au Québec ou dans le canton de Genève, en Suisse. Les régimes nommés de protection font vivre des tensions aux professionnel·le·s et aux proches en les mettant face à deux types de pouvoir : le pouvoir de domination, ou pouvoir sur, et le pouvoir du care (Allen, 1998), ou pouvoir avec. Cette distinction entre deux formes de pouvoir met en lumière la complexité des liens d’interdépendance présents dans les dispositifs nommés de protection.
Pouvoir
Le pouvoir est communément envisagé en tant que relation asymétrique qu’on peut définir comme «la capacité de contraindre, par la force ou autrement, et de régir ou dominer les autres» (Rocher, 1986: 34). Dans le courant du XXe siècle, les sciences sociales ont principalement analysé des formes de pouvoir sur ou de domination, caractérisées par la capacité d’influencer la conduite d’autrui, même en dépit de leurs propres intérêts (Weber et al., 2013). Cette vision du pouvoir qui domine le champ des sciences sociales constitue également la perception prépondérante en société. Les pratiques en lien avec le pouvoir sur produisent ainsi un certain malaise lorsque l’autorité n’est pas justifiée par des normes sociales, notamment les normes d’âge distinguant les adultes des enfants. Les situations de curatelle au majeur illustrent ce difficile exercice du pouvoir.
Pourtant, le pouvoir peut également être conçu et vécu de manière positive. Par exemple, Naves (2020) distingue un pouvoir prédateur d’un pouvoir émancipateur, participatif et inclusif. Les théoriciennes du care offrent quant à elles des pistes pour penser le pouvoir en dehors de la domination et des connotations négatives qui lui sont attachées. Elles le définissent comme la capacité à se transformer et à transformer les autres et celle de se donner du pouvoir à soi-même et en donner aux autres (Allen, 1998). Elles se rapprochent de la perspective de l’empowerment, terme traduit en français par «autonomisation», qui met en lumière le processus sans toutefois référer à la notion de pouvoir, ou par «pouvoir d’agir», qui masque la dimension processuelle du concept en langue anglaise. Dans cette approche, le pouvoir est défini comme une capacité ou une aptitude créative dont disposent les individus pour faire quelque chose, plutôt qu’une domination exercée sur les autres (Allen, 1998).
Autonomie
Ces visions féministes du pouvoir construisent la dépendance comme une relation nécessaire, potentiellement positive (Garrau et Le Goff, 2010) et réciproque. Elles reconnaissent les liens entre la vulnérabilité, la dépendance et l’interdépendance pour proposer des définitions alternatives de l’autonomie (Carlson, 2016), comme les situations de curatelle au majeur. En effet, le droit au fondement des régimes dits de protection se fonde sur une figure mythique de l’adulte à laquelle personne ne correspond tout à fait : un individu autonome et désincarné, conçu sans lien d’interdépendance, capable de satisfaire seul à toutes les attentes sociales liées à son statut (Eyraud, 2012; Perriard, 2021). Ce modèle normatif participe à renforcer le mythe de l’indépendance et nie les dimensions affectives, de care et de support mutuel qui caractérisent les vies humaines (Christman, 2004). Il associe de plus, de manière implicite, la dignité à la capacité d’être autonome (Kittay, 2011).
En réponse, le concept d’autonomie relationnelle (Mackenzie et al., 2000; Marcellini, 2019) permet de penser un individu dans un réseau d’interdépendance et de dépasser la construction individualiste de l’autonomie sur laquelle se fondent le droit et les régimes de protection. Dans cette perspective, l’élargissement du réseau d’interdépendance accroit l’autonomie des personnes.
La norme d’autonomie et le concept d’autonomie relationnelle constituent une clé pour comprendre la souffrance vécue par les personnes sous curatelle et les membres de leur famille ou leurs ami·e·s, que je nommerai les «proches». En effet, lorsqu’un régime de protection est institué pour un individu, les personnes qui l’entourent en subissent également des conséquences, car le régime modifie la relation et touche aux droits des proches.
Histoires différentes
Les dispositifs de curatelle québécois et de tutelle suisse possèdent des histoires différentes. Au Québec, l’institution de la curatelle publique a vu le jour pour administrer les biens des «aliénés non interdits» vivant dans les asiles en 1945. À Genève, le Service du Tuteur général genevois a été instauré en 1930 pour s’occuper des «enfants illégitimes», c’est-à-dire des enfants dont le père n’était pas connu ou absent. La loi sur la curatelle publique a été l’objet de multiples débats dans le courant du XXe siècle et a été transformée en loi sur le Curateur public en 1990 afin de la rendre compatible avec la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. En Suisse, nulle modification majeure n’a eu lieu avant 2013 et les débats parlementaires sur le sujet sont inexistants dans le courant du XXe siècle.
Pourtant, malgré les différences entre les dispositifs suisse et québécois, les émotions rencontrées sur le terrain présentent des similitudes que j’ai trouvées frappantes1. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de partir de ces émotions similaires et de les appréhender comme des révélateurs des relations de pouvoir (Hoffmann, 2007; Perriard et al., 2020). Les émotions rencontrées sur le terrain sont principalement des affects socialement construits comme négatifs, tels le doute, le malaise, la souffrance ou la colère
La bonne décision
«La tutelle privée, là, c’est extrêmement compliqué, et tu as la paperasse, déjà que ta relation avec ton frère n’est pas bonne, ça va aggraver les choses, tu as intérêt à dire non». Cette citation de Claire, qui a refusé d’agir en tant que tutrice pour son frère, montre que la mise en place d’un régime de tutelle privé transforme la relation d’autorité entre deux personnes. Par exemple, lorsqu’un·e majeur·e est désigné·e comme curateur ou tutrice de ses parents, la relation d’autorité jusqu’alors fondée sur l’âge va s’inverser. Lorsque ce sont les frères et sœurs qui ont le rôle de limiter le budget d’une personne de leur fratrie, la relation peut devenir compliquée, comme le confie Amélie, curatrice de son frère diagnostiqué Asperger : «J’ai parfois l’impression de rentrer dans son intimité et je me demande si j’ai le droit de le faire». Christine illustre également la complexité de cette position qui lui demande de changer de rôle selon les contextes : «Quand il vient chez moi, je ne suis pas sa curatrice, je suis sa sœur. Et quand je vais le représenter, je ne dis pas que je suis sa sœur, car ça change le regard que l’on porte sur moi.»
En revanche, lorsque les parents prennent le rôle de curateurs pour leur enfant arrivé·e à majorité, le ou la pupille a tendance à rester limité·e dans ses droits, comme si le passage à l’âge adulte n’avait aucun effet. Amélie, qui est devenue mandataire pour son frère au moment du décès de son père, raconte : «Mon frère était resté dans une situation de dépendance et d’enfance… toujours il devait demander à son père s’il voulait de l’argent. Nous on a pris un autre parti… on a commencé à être plus structuré en disant : «tu as besoin de quoi ?» le laisser… puisqu’il a le droit de décision, qu’il prenne des décisions».
Lorsqu’une personne est nommée curatrice, elle doit en effet prendre des décisions qui, selon Margot, curatrice publique, «vont à l’encontre de nos valeurs personnelles à nous, mais qui correspondent à ce qui est bien pour la personne». Comment décider quand ce n’est pas pour soi-même? Quels sont les critères qui permettent de prendre une décision perçue comme juste? Sybille, travailleuse sociale chargée de réaliser des évaluations psychosociales en vue de l’ouverture d’un régime de protection pour une personne adulte, confie qu’elle se sent apaisée lorsqu’elle a pu prendre le temps d’analyser la situation. Elle décrit un processus d’évaluation «réussi» en ces termes : «ça a été un beau cheminement, car j’ai vraiment pris le temps d’évaluer et de documenter en fait, ça a donné un rapport assez délicat, car on voit que la famille est impliquée, mais on voit qu’elle peut pas être impliquée à ce point-là». Toutefois, cette situation constitue une exception. En effet, dans la majorité des situations récoltées, le doute persiste et la personne curatrice n’a jamais la certitude d’avoir pris la «bonne décision».
Limites
Lorsqu’une institution publique est nommée à la place d’une personne proche, les limites de la relation entre le privé et le public se déplacent et l’institution se place entre la personne à protéger et ses proches. Le Curateur public du Québec ou le Service genevois de protection de l’adulte peuvent ainsi invoquer la confidentialité pour ne pas partager d’informations avec les membres de la famille.
Au cours de cette recherche, j’ai rencontré des personnes découragées de ne pas avoir accès à des informations concernant la santé d’un·e membre de leur famille, d’autres désespérées de ne pas pouvoir représenter leurs proches dans tous les domaines de leurs vies, d’autres encore dépassées par les décisions prises par autrui. Ces situations sont génératrices de souffrance et de colère, comme le confie Sandra, en larmes, à propos de son époux : «Je vais à l’hôpital, je vois qu’il ne va pas bien mais je ne peux pas savoir ce qu’il a, ni les traitements utilisés».
Les dossiers consultés, les entretiens et les observations ont montré que de nombreuses personnes rencontrées cherchent à faire entendre leur voix, parfois durant des années, et sollicitent des porte-paroles dans de multiples institutions pour modifier les décisions judiciaires en matière de régimes dits de protection.
Les régimes dits de protection produisent également une distinction entre des «bon·ne·s» et des «mauvais·e·s» proche-aidant·e·s. Il revient ainsi aux institutions publiques et au personnel de travail social de produire une évaluation et de définir qui incarne la meilleure personne pour s’occuper de ses parents, de ses enfants ou de ses frères et sœurs. Ces décisions peuvent être vécues comme des injustices par les personnes concernées, qui perdent toute légitimité dans la relation. Cette situation est illustrée par l’expérience de Cécile, qui a critiqué la gestion effectuée pour son père par un avocat. Ce dernier a dès lors porté plainte contre elle, une plainte qui n’a pas abouti: «J’ai été inculpée. J’ai été inculpée pour lésions corporelles graves par un curateur qui facturait 350 francs [470 dollars] l’heure pour s’occuper des affaires financières de mon père». Catherine a attendu pour sa part sept ans avant d’être nommée curatrice aux biens et à la personne de son frère et déclare en parlant de l’autorité judiciaire : «Ils ne se rendent pas compte de la souffrance des gens».
Certaines colères à l’encontre des institutions pour des situations perçues comme injustes perdurent parfois des années après la mort de la personne sous régime public de protection et ont constitué des leviers d’action dans la défense collective des droits de ces personnes. Le sentiment d’injustice est d’ailleurs le point de départ de deux associations de défense des droits des personnes sous curatelle de part et d’autre de l’Atlantique2.
En revanche, représenter un·e proche peut aussi être perçu comme une injonction au care et implique une charge de travail matériel et émotionnel complexe qui peut conduire à refuser ce rôle. Une autre raison incitant les proches à refuser de devenir curatrice ou tuteur privé est expliquée par le fait qu’en prenant un tel mandat, ces personnes deviennent responsables de la gestion des comptes, ce qui peut entraîner la peur de «faire faux», d’être dénoncé·e et poursuivi·e par l’institution pour maltraitance. Dans les mots de Laurent, curateur privé : «Les curateurs, ils ont tendance à vider le coffre». Les témoignages recueillis révèlent que de nombreuses personnes en charge d’autrui se sentent contrôlées par l’État et dévalorisées dans leur travail, lequel n’est par ailleurs pas rémunéré ou seulement de manière symbolique.
Malaise et doute
Les émotions recueillies dans le cadre de cette recherche mettent en lumière la difficulté à prendre des décisions pour autrui et les relations de pouvoir qui en découlent, à différents niveaux.
Le premier niveau concerne les relations entre l’institution publique, c’est-à-dire l’État, et les mandataires privé·e·s ou les proches qui n’ont pas été désigné·e·s pour cette fonction. Les données recueillies montrent que ce rapport est défini principalement dans une perspective de pouvoir sur visant à contrôler leurs pratiques et/ou limiter la capacité d’agir des proches. L’intensité des émotions ressenties principalement à ce niveau révèle le caractère asymétrique de cette relation de pouvoir, et l’absence de formes de pouvoir avec.
Le deuxième niveau concerne la relation entre une personne perçue comme inapte, totalement ou partiellement, et ses mandataires. Dans leurs pratiques, les mandataires sont tiraillé·e·s entre deux formes de pouvoir, le pouvoir sur et le pouvoir avec, ce qui déclenche des ressentis de doute et de malaise. Dans le cas des mandataires privé·e·s, ces émotions sont principalement liées à la transformation de la relation découlant de ce nouveau statut et la recherche d’un équilibre entre la protection et l’autonomie. Cette posture est celle qui se rapproche le plus du concept d’autonomie relationnelle puisqu’elle s’appuie sur un réseau d’interdépendance connu et de proximité.
Pour les mandataires institutionnel·le·s, ces émotions de doute et de malaise peuvent être réduites si elles et ils possèdent le temps et les moyens nécessaires à l’évaluation de l’aptitude et à l’accompagnement du ou de la majeur·e inapte dans une perspective d’interdépendance. Or, ces conditions sont rarement réunies, et les deux institutions publiques étudiées souffrent depuis des années de sous-effectifs qui leur font «s’occuper mal des gens» et «faire du mauvais travail», comme le confie Margot, une curatrice publique suisse. Les pratiques liées au pouvoir sur – par exemple, le fait de décider seul·e sans consulter les personnes concernées – seront privilégiées dans ce contexte puisqu’elles constituent un moyen rapide de résoudre une situation. L’autonomie relationnelle, dans ces conditions, ne peut être déployée et la relation de care se résume souvent à l’exécution de tâches administratives. La situation peut résulter en une diminution du réseau d’interdépendance, car les différentes dimensions de la relation de care (affective, administrative, sociale et légale) sont fragmentées.