Saisir de façon pluridisciplinaire la problématique DITED1-Justice : le regard de l’autre.
Raoul, un homme dans la mi-trentaine ayant une déficience intellectuelle moyenne, a été interpellé par des policiers alors qu’il fumait un joint.
Les policiers l’abordent en disant :
– Tiens, tiens, tu n’as pas le droit de fumer un joint.
Raoul rétorque candidement :
– J’ai le droit, c’est à moi, je l’ai payé.
Les policiers :
– Tu dois écraser ça par terre, la consommation doit cesser.
Raoul :
– Je l’ai payé, je ne veux pas le donner, c’est à moi, pourquoi m’achalez-vous ?
Il s’en suit une altercation avec les policiers (bousculade, coup de tête), des accusations sont portées (entrave au travail des policiers, possession simple, bris de conditions). Raoul doit faire face à la justice…
Extrait du récit présenté dans le cadre de l’atelier intersectoriel Raoul et les craques du plancher. 2
Le nom est fictif, mais la situation est bien réelle. Le contact de personnes présentant une déficience intellectuelle (DI) ou un trouble envahissant du développement (TED) avec le système de justice pénale attire l’attention publique depuis maintenant une quinzaine d’années. Les occasions de conflit, d’incompréhension ou de transgression impliquant ces personnes, autrefois confinées et traitées en institution, n’ont jamais été aussi grandes et visibles. Aujourd’hui, les acteurs mobilisés autour de cette problématique (parents, intervenants communautaires, policiers, intervenants psychosociaux, avocats, juges, psychiatres et psychologues) estiment qu’il faut arrimer les services, harmoniser les pratiques, former les professionnels, développer un langage commun et décloisonner les secteurs pour cesser de travailler en silos. Pourtant, lorsque se présente une situation réelle, ces mêmes acteurs arrivent difficilement à s’entendre sur les mesures à prendre. Comment soutenir une femme ayant une déficience intellectuelle, qui se dit victime d’un abus sexuel, qui ne peut décrire adéquatement son agresseur, le lieu du délit et qui peine à établir la chronologie des événements ? Comment intervenir auprès d’un jeune homme composant avec une déficience intellectuelle, isolé socialement, qui commet des vols à l’étalage à répétition ? Quel encadrement offrir à une personne judiciarisée ayant un trouble envahissant du développement qui menace et frappe à répétition les personnes qui l’approchent trop rapidement ?
Ces situations, qui ne font pas la une des journaux, sont désormais courantes pour les policiers et les intervenants du réseau de la santé et des services sociaux. La problématique DITED-Justice est mal connue à la fois du réseau socio-sanitaire (SSS) et des milieux judiciaire et correctionnel. Pourtant, sur le plan de l’intervention à déployer, ces situations soulèvent de sérieux défis.
La société québécoise est témoin d’une croissance du phénomène de recours à la justice pénale pour gérer des problèmes impliquant des personnes ayant une DI ou un TED. Les études et les constats faits sur le terrain indiquent que le recours à la justice pénale ne se fait pas sans heurts pour ces personnes et leurs proches.
Par défaut
Les personnes ayant une DI ou un TED représentent une population vulnérable lorsqu’elle entre en contact avec le système de justice à titre de victimes. Ces personnes rencontrent d’importants obstacles au cours du processus judiciaire, à un point tel qu’elles formeraient le groupe dont l’accès au système de justice est le plus souvent refusé (Mercier, 2005 ; Milne et Bull, 2001 ; Petersilia, 2001), d’où les notions de « double victimisation » et de « survictimisation ». Victimes d’actes répréhensibles, elles sont aussi victimes de proches ou de soignants qui ne voient ou n’accordent que peu d’importance au dévoilement de ces situations. Elles sont également victimes du système pénal qui tend à rejeter leur témoignage et la preuve présentée. Malheureusement, peu d’études menées à travers le monde se sont penchées sur leur situation et, à ce titre, le Québec ne fait pas exception.
Lorsque ces personnes sont judiciarisées à titre de contrevenantes, leur condition de vulnérabilité joue également en leur défaveur. Elles seront souvent les dernières à quitter les lieux et donc, les premières à être arrêtées et à s’incriminer. Sans accompagnement, elles ne se présenteront que rarement à leur comparution, respecteront difficilement leurs conditions de remise en liberté et feront alors l’objet de nouvelles poursuites judiciaires (bris de conditions). Lorsqu’elles sont condamnées à la prison, elles purgent généralement la totalité de leur peine et n’ont pas accès aux programmes de formation ou de réinsertion, ceux-ci étant inadaptés à leur condition. Pendant leur séjour, elles sont souvent mises à l’écart, exploitées et victimisées par les co-détenus. En un mot, elles font du temps pour faire du temps. Elles vivent alors de graves problèmes de communication et même des pertes d’acquis. Enfin, à leur sortie de détention, portant le statut d’ex-détenus en plus de celui de DI ou de TED, peu de ressources sont disposées à les accueillir, ces populations étant stigmatisées et marginalisées. Dans une étude menée en milieu carcéral, nous avons abondamment documenté les impacts négatifs du traitement pénal (Mercier et al., 2010).3 Nos analyses démontrent que pour les personnes incarcérées ayant une DI, le système pénal s’est substitué aux autres formes d’intervention.
Le contact avec le système pénal à titre de contrevenant exacerbe leur vulnérabilité à toutes les étapes du processus. Après quelques passages dans le système, elles s’ancrent dans une identité criminelle, un stigmate qui fait obstacle à l’accès aux services et qui les prive de leurs droits fondamentaux. De plus, ces personnes sont souvent isolées socialement : elles sont sans lien de services avec les centres de réadaptation en DI et en TED (CRDITED) (Mercier et al., 2010 ; Jones, 2007) et certaines présentent un profil d’itinérance (Picard et Mercier, 2011). Le système pénal se révèle alors être une solution « par défaut ».
En eaux troubles
Malgré la bonne volonté de tous, la coordination du travail intersectoriel, à l’interface de l’univers psychosocial et de la justice pénale, s’articule difficilement. Pour réduire les difficultés générées par le contact des personnes ayant une DI ou un TED avec la justice pénale, la formation est présentée comme la piste d’action principale. On estime que les professionnels occupant un rôle dans le processus pénal devraient recevoir une formation sur la DI et les TED et que les professionnels du réseau de la santé et des services sociaux devraient recevoir une formation sur le processus judiciaire.
Or, la portée de la formation, telle qu’on la retrouve à l’heure actuelle, demeure limitée. On peine à former des « super-experts » qui seraient outillés pour naviguer à l’interface des divers réseaux et services concernés. Sans nier l’importance de la sensibilisation à la problématique, rien ne garantit qu’une meilleure connaissance en DITED ou une meilleure connaissance du processus pénal, ne modifie la trajectoire de ces personnes. La vision idéalisée de l’action intersectorielle (horizontale, séquentielle et coordonnée) se frappe à une réalité beaucoup plus complexe, caractérisée notamment par la diversité des réseaux et des acteurs impliqués, la superposition des cadres juridiques et des processus décisionnels, des logiques d’action concurrentes et la présence chez les personnes de plusieurs problématiques. Les acteurs qui s’engagent dans l’action intersectorielle en DITED-Justice doivent le faire en acceptant de composer avec des balises multiples, des zones de flou et une réalité en mouvement, comme le soulignent Campenhoudt et al., (2005 : 35) : « Les phénomènes sociaux ne sont ni des réalités externes indépendantes des représentations et des pratiques des individus, ni de pures créations subjectives. C’est dans le jeu des interactions, des relations et des rapports sociaux entre acteurs, que se (re)produisent les réalités sociales. »
Appropriation
Avec le soutien financier de l’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal, le CRDITED de Montréal et l’équipe DI, TED et intersectorialité (INTERTEDDI) ont élaboré une formation en quatre modules portant sur la problématique DITED-Justice.4 Cette formation s’adresse à l’ensemble des professionnels concernés par la problématique DITED-Justice (SSS, MSP, SP, MJQ, etc.)5. La formule pédagogique mise sur l’expertise des professionnels des réseaux impliqués et confère à chacun des participants le statut « d’apprenant » et celui de « détenteur de connaissances ». À ce sujet, les propos de De Coninck et al. (2005 : 9) sont éclairants :
« Qui, mieux qu’un magistrat, peut faire état des attentes parfois contradictoires auxquelles son rôle est soumis ? Qui, mieux qu’un assistant de justice, peut rendre compte de la coopération contrainte qu’il est chargé d’établir entre un justiciable, un thérapeute et une commission de probation ? Qui mieux qu’un travailleur social, connaît intimement le jeu informel qui rend effective la médiation de dette dont il assure la guidance ? Loin d’être uniquement pratique ou technique, la connaissance des professionnels de terrain est de plus en plus réflexive, construite et critique. »
Cette formule vise à présenter et saisir de façon plurielle – à travers le prisme de l’intersectorialité – la problématique DITED-Justice. Chaque séance comporte deux étapes, une première qui consiste en une présentation magistrale de la problématique, entrecoupée d’exercices d’appropriation, et une deuxième, structurée autour d’échanges portant sur des situations survenues (anonymisées) ou d’initiatives spécialisées. L’exercice favorise ainsi l’appropriation de la problématique en prenant en compte le regard de l’autre. Cette méthode cherche à comprendre le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques. Elle permet non seulement de rendre une diversité de points de vue explicite, mais aussi de les confronter pour, ultimement, élaborer des pistes de solution concrètes et viables.