Mai 2010. Les participants au Forum des personnes utilisatrices des services de santé mentale du Québec1 dressent un constat paradoxal : ils sont de plus en plus sollicités par le réseau de la santé et des services sociaux pour participer à l’organisation des services, mais ont le sentiment que les raisons de leur présence ne sont pas claires et que leur voix n’a que peu de poids dans les discussions face aux autres acteurs (intervenants sociaux, cliniciens et gestionnaires).
Septembre 2010. Des participants et des chercheurs initiateurs de ce Forum, préoccupés par les enjeux qui y ont été soulevés, sollicitent et obtiennent un fonds de démarrage2 pour les aborder à travers l’étude d’un cas concret, celui de la participation d’usagers au Comité aviseur santé mentale adulte du CSSS Jeanne-Mance (CASMJM). Ce projet de recherche a pour objectif de déterminer l’impact de la présence des usagers sur les délibérations de ce comité et, ultimement, sur les décisions prises par l’établissement. Ont-ils pu faire entendre leur voix et faire valoir leurs droits dans ce comité ? Est-ce que cela a favorisé l’élaboration d’une meilleure réponse à leurs besoins de la part des services en santé mentale du CSSS Jeanne-Mance, et si oui, comment cet impact se manifeste-il ?
L’injonction
Le constat des participants au Forum rejoint les conclusions d’un nombre important d’études sur l’appel croissant à l’implication des personnes avec ou ayant eu des problèmes de santé mentale dans l’organisation des services, la formation et l’intervention en santé mentale. D’un côté, la participation est promue par les pouvoirs publics de certains pays3 comme un moyen de gestion et d’amélioration de l’efficacité des services (Royle et al., 2001; Livingston et Cooper, 2004). De l’autre, elle est perçue par les citoyens comme une brèche dans les institutions, susceptible de contribuer à leur démocratisation (Callon et al., 2001) et, pour les mouvements d’usagers en santé mentale, comme un levier de changement des rapports de pouvoir et un moyen d’émancipation (Chamberlin, 2005).
On retrouve ces deux logiques à l’œuvre au Québec dans les documents du Ministère de la santé et des services sociaux (MSSS), qui inscrit la participation à la fois comme pratique de gestion et comme renforcement du pouvoir d’agir. Cette dernière finalité constitue un des principes directeurs de son plan d’action :
« Le Plan d’action en santé mentale 2005-2010 reconnaît la capacité des personnes souffrant d’un trouble mental de faire des choix et de participer activement aux décisions qui les concernent et cela, en dépit de la présence chez elles de certains symptômes ou handicaps. La participation des utilisateurs et des proches aux exercices de planification des services de santé mentale découle de ce principe. » (MSSS, 2005 : 12)
Plus précisément, il s’agirait de « mettre à contribution et connaître la satisfaction [de la population] au regard de l’organisation des services et des résultats obtenus » (MSSS, 2005 : 53). Cette compréhension de la participation des personnes utilisatrices met l’accent sur leur rôle d’informatrices et de conseillères aux instances décisionnelles des services de santé mentale. Des documents antérieurs du MSSS lui donnaient plus d’envergure, en la décrivant comme une démarche collective d’appropriation du pouvoir (MSSS, 1998), qui concerne la planification, l’organisation, la mise en œuvre, l’évaluation des orientations ministérielles de santé mentale et l’allocation des ressources financières (MSSS, 2001). Ces définitions associent la participation à une contribution des savoirs d’expérience au travail de planification des gestionnaires du réseau. Il en découlerait une appropriation collective du pouvoir d’agir et un meilleur contrôle des usagers sur les décisions à propos des services qui leur sont offerts.
Cohabitent ainsi deux finalités portées par le même « nouveau » discours de gestion publique. Comme le soulignent Blondiaux et Sintomer (2009), elles ont la vertu de tolérer divers usages et ainsi, de faciliter la formation de consensus en leur nom. Ces documents soulèvent ainsi une première question : dans quelle mesure la logique, qualifiée par Beresford (2007) de « consumériste » ou « managériale » et visant à améliorer l’efficacité des services, est-elle compatible avec une logique égalitaire portée par l’affirmation du pouvoir d’agir des citoyens ?
Quiproquo
Dans un texte devenu classique, Arnstein (1969) distingue huit échelons de participation, qui se présentent comme autant d’acceptions possibles du même terme, allant de la simple présence à une séance d’information jusqu’à la co-décision et l’exercice effectif du pouvoir. Cette vision a été critiquée depuis en ce qu’elle ne considère la participation que sous le seul aspect de la concurrence, où ce qui est un acquis pour une partie devient une perte pour l’autre (Quetzal Tritter et McCallum, 2005; Santé Canada, 2003). Cette attention portée à l’obtention d’un contrôle immédiat empêcherait de constater les avantages collatéraux de la participation pour les groupes conviés à des instances de discussion publiques. Ceux-ci y trouveraient une occasion de « faire communauté » et de développer une confiance de groupe, là où il n’y avait auparavant que des individus. Les participants apprendraient également à communiquer leurs demandes sociales, ce qui leur confèrerait une meilleure crédibilité et plus de prise sur les décisions collectives.
Ce regard critique offre l’avantage de penser d’autres indicateurs de l’impact de la participation civique, plus complexes et diffus que l’exercice d’un contrôle sur un type de décision dans un cadre institutionnel prévu à cet effet. Il pointe toutefois les dérives d’une vision éducative et normative, voire paternaliste, en matière de compétences citoyennes. Dans cette perspective, le concept d’empowerment joue un rôle ambigu, puisqu’il peut tout aussi bien désigner le développement d’habiletés et de caractéristiques telles que souhaitées par les institutions, que renvoyer à l’affranchissement du pouvoir de ces dernières. Il peut également, selon Karsz (2008), n’être qu’une reformulation du vieux fantasme du « qui veut, peut », rabattant ainsi sur la volonté des individus la responsabilité de leur sort. Le quiproquo ne saurait être évité sans que soient clarifiées les valeurs et attentes de chacun.
Frontière
Ces réflexions sont à considérer en perspective de travaux portant sur des cas concrets de participation des usagers à l’initiative des pouvoirs publics dans le domaine de la santé mentale. Clément et Bolduc (2009) se sont intéressées à l’implication des usagers des services de santé mentale dans des tables de concertation organisées dans le réseau de santé et des services sociaux, afin de discuter et repenser l’organisation des services en santé mentale sur un territoire donné. Les figures des participants qu’elles dégagent (le délibérant, l’utilisateur à découvert, l’utilisateur en aparté et l’utilisateur imperceptible4) soulignent le décalage qui existe, au cœur des rencontres, entre les attentes des pouvoirs publics et les attitudes et préoccupations des usagers. Elles notent également le hiatus entre le fait de pouvoir s’exprimer (la prise de parole) et le fait d’être entendu (la réception de cette parole), tout en pointant le faible impact des participants sur les enjeux traités par les tables de concertation.
L’étude par Hodge (2005) d’un comité réunissant divers acteurs dans le champ de la santé mentale au sein du réseau public de santé en Angleterre suggère également que la parole des différents acteurs autour de la table (psychiatres, médecins, gestionnaires, travailleurs sociaux, usagers) n’a pas le même poids et que, sous des apparences de liberté de parole et de décisions collectives, les débats sont conduits dans une direction qui privilégie le point de vue gestionnaire. Les citoyens sont convoqués à titre d’usagers pour qu’ils s’expriment sur les services reçus. Certains sujets sont légitimes et d’autres non, ainsi que le fait remarquer Hodge qui rapporte que des points significatifs pour les usagers (comme les électrochocs) sont systématiquement écartés des discussions, car non pertinents du point de vue de l’organisation des services ou parce qu’ils remettent en question les rapports de pouvoir en place : « There are specific issues which, if not off-limits, are incapable of being incorporated into the forum’s discourse in any meaningful sense. They clearly fall outside the discursive boundaries that have been set » (Hodge, 2005 : 170).
Ces remarques, ajoutées au fait que la participation des usagers dans le réseau de la santé et des services sociaux ne concerne qu’une petite partie des personnes avec des problèmes de santé mentale (Webb, 2008), donnent à penser que la fenêtre ouverte par les pouvoirs publics s’apparente finalement à un trou de souris. Elles laissent supposer un risque d’instrumentalisation des personnes avec des problèmes de santé mentale. Réduites au rôle d’usagers des services, on ne retiendrait de leurs avis qu’une bribe de leur expérience et de leur savoir reconnue comme pertinente par les pouvoirs publics. L’institution pourrait ainsi légitimement rejeter les savoirs qui ne s’intègrent pas dans ses finalités, sous prétexte que les participants n’ont pas une connaissance suffisante des sujets abordés.5 En témoigne d’ailleurs le terme d’« usager » des services, largement employé dans les écrits sur la participation et dans les documents du réseau de la santé, qui définit prioritairement les citoyens comme des consommateurs de services ou des clients, ce qui ne reflète pas forcément la façon dont ils se définissent eux-mêmes (Deber et al., 2005). Cette perspective tend à réduire la richesse des savoirs des citoyens aux besoins du système, voire à réduire leur participation à une simple présence symbolique, comme l’ont montré Ward et al. (2010) dans une étude sur l’implication d’usagers dans une recherche en santé mentale.
Ces points de vue suggèrent également les dérives possibles de l’institutionnalisation croissante des formes de participation, qui conduirait à ce que tout soit débattu à l’initiative ou sous le regard de l’État dans des procédures de plus en plus réglées. Comme l’avancent Bickel et Girardin Keciour (2004), être citoyen, ce n’est pas seulement élire, être élu ou participer à des dispositifs démocratiques, c’est délibérer et s’interroger sur ces derniers. De l’avis de Maudet (2002), les participants subissent une pression à intégrer des catégories et des modèles de pensée de plus en plus professionnalisés — notamment à travers les formations qu’ils reçoivent dans le secteur public — et qui limitent l’émergence d’un discours susceptible de questionner la logique du système. Enfin, ces études soulignent que s’il existe des obstacles techniques à la participation – et ils sont parfois majeurs – les enjeux qui sous-tendent la participation en santé mentale ne sont pas réductibles aux procédures. En amont se trouvent des enjeux de pouvoir et des effets de censure concernant ce que Hodge (2005) nomme la « frontière » entre ce qui est digne d’être exprimé et ce qui doit être tu.
Décentrer le regard
Au cours de ses cinq années d’existence (2005-2010), le Comité aviseur santé mentale adulte du CSSS Jeanne-Mance a mobilisé une trentaine de participants, dont des intervenants et gestionnaires du réseau de la santé et des services sociaux, des personnes usagères et des partenaires du secteur communautaire. Ce comité comprenait également des représentants du CSSS Jeanne-Mance et des membres de l’équipe de psychiatrie de l’Hôpital Notre-Dame et du Réseau des alternatives et organismes communautaires de Montréal (secteur centre-est). Trois à quatre rencontres avaient lieu par année. Des comités de travail avaient pour mandat de préparer des avis sur des dossiers spécifiques, tels le fonctionnement et la configuration du guichet d’accès aux services de santé mentale adulte, l’élaboration d’une politique de reconnaissance de la participation des personnes utilisatrices des services, l’articulation des services de suivi intensif dans le milieu et d’intensité variable dans la communauté et la préparation des Rendez-vous Jeanne-Mance en santé mentale.
À travers la réalisation de ce projet de recherche, nous souhaitons décentrer le regard porté sur la participation citoyenne et, en particulier, sur l’évaluation de l’impact des usagers des services. Leur participation est à replacer, selon nous, dans un jeu de relations complexes où se croisent les contraintes institutionnelles et les points de vue des différents acteurs, qu’ils soient gestionnaires ou intervenants. Nous avons noté précédemment que les documents ministériels plaçaient les gestionnaires face à une double mission de reconnaissance du rôle des usagers et d’amélioration de l’efficacité des services. Evans (2005) remarque à cet égard que si le discours gestionnaire instrumentalise les usagers, le personnel clinique et les intervenants se trouvent également prisonniers de cette logique et sont considérés comme des sources d’information pour alimenter les besoins du système. La place qu’occupent les personnes utilisatrices des services et la portée de leur voix dans les discussions dépendent donc de la position que les autres acteurs adoptent à leur égard, des missions qui leur sont confiées et de la marge de manœuvre dont elles disposent.
La majorité des études sur le sujet concentre leur attention sur les interactions dans les comités et sur les usagers, laissant dans l’ombre les autres acteurs. Nous tenterons quant à nous de déterminer quels sont les mandats, enjeux, obstacles, acquis et attentes identifiés par les différents acteurs du réseau public et communautaire impliqués dans l’implantation locale du Plan d’action en santé mentale 2005-2010 et de comprendre de quelle façon s’y insèrent les personnes utilisatrices des services.
Notre question de recherche se décompose en trois volets. Il s’agit tout d’abord de situer la participation de chacun des membres du comité, leurs attentes, les contraintes auxquelles ils font face et les finalités qu’ils poursuivent et attribuent aux différentes personnes présentes ; puis, d’interroger la façon dont les prises de parole et les interventions des participants sont considérées par les différents acteurs. Quelle est la nature de ces prises de parole et comment sont-elles définies du point de vue des savoirs (par exemple, avis, opinion, expertise, savoir d’expérience ou d’intervention) ? Cela nous amène à cerner les impacts des personnes utilisatrices dans les travaux du comité du point de vue des différents acteurs et à les caractériser, tout en reconnaissant la complexité des processus et des interrelations.
L’observation immédiate n’est pas possible puisque les travaux du comité aviseur sont terminés. La réalisation d’une dizaine d’entrevues avec des personnes impliquées dans le CASMJM (gestionnaires, intervenants, membres du communautaire, usagers) servira à documenter l’activité de ce comité. L’analyse de ces entretiens sera mise en parallèle avec celle des procès-verbaux du CASMJM et du Conseil d’administration du CSSS Jeanne-Mance, ainsi qu’avec la littérature gouvernementale et académique sur la participation des usagers des services en santé mentale à de tels comités.
Ce volet d’analyse nous permettra d’explorer d’autres questions telles que : l’expérience de participation est-elle à la hauteur de ce que prévoyait le Plan d’action ? La participation des usagers se reflète-t-elle dans les procès-verbaux du CASMJM ? À quel niveau et de quelle manière ? Quels sont les points de vue les plus représentés dans les discussions et travaux du comité ? Quelles sont les expériences de ce type au Québec et ailleurs dans le monde ? Les constats dressés rejoignent-ils ceux de la littérature ?
Nous comptons ainsi identifier et mesurer l’impact relatif des différents acteurs présents, produire une évaluation globale de la démarche, ainsi que d’éventuelles recommandations quant à la relance de ce dispositif dans un prochain plan d’action.
Aplanir les hiérarchies
À chacune des étapes du projet, l’équipe de recherche s’appuiera sur un comité conseil de la recherche formé de quatre personnes utilisatrices et d’un organisateur communautaire. Tous ont une expérience de terrain en lien avec les questions abordées. Le comité sera chargé d’accompagner les chercheurs dans l’élaboration et la réalisation de l’étude et, en particulier, dans l’identification et l’évaluation de la portée des différents savoirs mis en jeu. C’est parce que les savoirs construits deviennent des cadres d’action pour les acteurs, avec un effet d’aveuglement par rapport aux savoirs concurrents, qu’il est utile de créer une zone d’autonomie pour que le comité puisse fonctionner. Les chercheurs et les participants s’y retrouveront en dehors des cadres institutionnels et de leurs affiliations respectives à une université, un établissement ou une association. Un tel dispositif nous semble adapté à l’approche d’une recherche-action puisqu’il favorise l’aplanissement des rapports hiérarchiques entre les savoirs des chercheurs et des participants (Gauthier, 1993). Les membres de ce comité – impliqués depuis le début dans la réflexion sur la formulation du projet – sont experts dans les questions de participation et de santé mentale. Ils assureront un lien constant avec le milieu de pratique sans pour autant s’y substituer. Leur expérience au sein de ce comité constitue une aide précieuse pour identifier des acteurs clés à interviewer, cerner les enjeux et contribuer à l’analyse des données et à la diffusion des résultats.
Ce projet exploratoire se terminera en juin 2011 et fera l’objet d’évaluations. Il sera possible, le cas échéant, d’étendre la démarche à d’autres CSSS qui ont mis sur pied de tels comités. Nous envisageons également un volet plus expérimental qui nous conduirait à développer des dispositifs de participation visant à déjouer les dynamiques de pouvoir et de savoir dont nous ferons l’analyse.