Savoirs expérientiels et sciences de la santé : des champs à défricher

En Amérique du Nord, une personne sur deux vit au quotidien avec au moins une maladie chronique. Bien que ce chiffre illustre le défi considérable auquel doit faire face notre système de santé déjà à bout de souffle, nous vous proposons ici de le voir au contraire comme une source de créativité inattendue. C’est ce que la perspective du patient partenaire défend en proposant de considérer le patient comme un soignant et un membre à part entière – un partenaire – de l’équipe de soins (Karazivan, 2011).

Depuis une vingtaine d’années, les approches paternalistes des soins ont laissé progressivement la place aux approches centrées sur le patient (Stewart, 1995) qui personnalisent de plus en plus les soins selon les particularités, les valeurs et le vécu des patients (Stewart, 2000). Malgré la contribution indiscutable et significative de ces dernières (Bauman, 2003), le médecin et les professionnels de la santé conservent encore le monopole du rôle de soignant. Partout dans le monde, les organisations de soins, les institutions et les universités redoublent aujourd’hui d’efforts pour engager les patients et rendre leur participation de plus en plus importante (que ce soit en réponse à des pressions institutionnelles formelles ou informelles – démarches d’amélioration continue, critères d’agrément, etc. – ou à une volonté émergente de la part des acteurs). Des initiatives récentes, telles que la prise de décision partagée (Légaré, 2012), certaines approches d’éducation thérapeutique (WHO 1998), du patient-expert et de l’autogestion (Bodenheimer, 2002 ; Lorig, 2003 ; Battersby, 2008), s’inspirent des approches centrées sur le patient et proposent de nouvelles manières d’impliquer celui-ci. La perspective du partenariat de soins s’appuie à son tour sur ces approches centrées sur le patient, mais fait un pas de plus, celui de considérer le patient comme un soignant faisant partie de l’équipe de soins avec ses propres compétences et limites.

Une telle reconnaissance du statut de soignant chez chaque patient soulève la question de la nature et de la légitimité des savoirs sur lesquels repose cette compétence de soins (Jouet et coll., 2012). Face à des maladies chroniques incurables avec lesquelles on doit composer pour le reste de sa vie, l’expérience de la vie avec la maladie devient une source riche de savoirs. Imaginez l’ampleur et la richesse des savoirs expérientiels accumulés par un patient hémophile qui a passé au moins 10 heures par semaine pendant plus de 30 ans (c’est-à-dire près de 15 000 heures) dans les milieux de soins, ou en tant qu’acteur de ses propres soins à domicile. Faites le même exercice avec un mari qui a accompagné sa femme atteinte de la maladie d’Alzheimer pendant plus de 10 ans à travers les dédales d’un système de soins et de services complexes ainsi que dans son quotidien. Les exemples ne manquent pas sur notre territoire du CSSS Jeanne-Mance avec la vaste gamme des populations que nous servons : populations défavorisées, immigrantes, en situation d’itinérance, toxicomanes, etc.

Alors que les professionnels de la santé sont les experts de la maladie, les patients et leurs proches sont les véritables experts de la vie avec la maladie. À la Direction Collaboration et Patient Partenaire (DCPP) de l’Université de Montréal, nous avons choisi de permettre à ces deux univers qui cohabitent au quotidien de se rencontrer sur un terrain commun et de construire ensemble. Notre proposition : habiliter les patients à agir durablement sur les missions de soins, d’enseignement et de recherche des établissements de soins et services en mobilisant la richesse des savoirs expérientiels issus de leur vie avec la maladie et ceci, grâce à la création d’un partenariat de soins entre professionnels de la santé, gestionnaires et patients.

Intégration

Mais par où commencer ? Quels projets porteurs choisir ? Nous avons choisi pour notre part de matérialiser notre vision du partenariat de soins à travers une démarche d’amélioration continue. La nature même de cette démarche, basée sur le partage de l’expérience du processus de soins par les acteurs, nous a paru constituer le vecteur le plus approprié pour illustrer rapidement et concrètement la valeur ajoutée de la contribution des patients à l’amélioration des soins de santé. De plus, comment ne pas profiter du fait que « les soins de santé » comptent parmi les rares domaines où le destinataire du service est aussi un acteur de la chaine de valeur (le patient assumant ses propres soins) ?

Depuis 2010, 26 équipes cliniques (par exemple, le CHSLD Centre-Ville du CSSS Jeanne-Mance et l’équipe de santé mentale du CHUM) ont été accompagnées dans leur démarche d’amélioration continue des soins et la contribution essentielle des patients fut reconnue unanimement. Ce qui ressort le plus de cette première expérimentation du partenariat de soins au sein d’une démarche d’amélioration continue, c’est que les patients sont les mieux placés pour identifier les changements qui auront un véritable impact sur la qualité de leur expérience (DCCP 2014). Citons l’exemple du CHSLD Centre-Ville du CSSS Jeanne-Mance qui intègre depuis longtemps déjà les résidents aux plans d’intervention interdisciplinaires (PII) notamment à l’unité Clé des champs. La démarche initiée avec le Programme Partenaires de Soins a permis de donner une voix aux résidents et ainsi d’identifier des enjeux importants que les résidents et les professionnels souhaitent, ensemble, améliorer. Il s’agit pour eux, dans leur milieu, de mieux préparer le résident à son PII (ses attentes, les points qu’il souhaite discuter, etc.), d’intégrer aux PII le projet de vie du résident et non uniquement les objectifs des intervenants, de prioriser le résident et ce qu’il veut par rapport à notre tendance à vouloir travailler sur ce que les intervenants connaissent et ce en quoi ils croient et, finalement, d’éviter de désigner les résidents par leur numéro de chambre.

Conditions

Vous vous demandez certainement comment il est possible que l’intégration du patient dans les décisions concernant ses milieux de vie et de soins puisse constituer une initiative avant-gardiste ? Si, dans certains milieux, les savoirs expérientiels des patients, des proches, des personnes trouvent déjà une reconnaissance et une légitimité, en sciences de la santé (et particulièrement en médecine), il reste du travail à faire, des champs à défricher, des cultures à changer. Pourquoi, alors que toutes ces décisions concernent en finalité le patient et son projet de vie, les professionnels de santé ne travaillent-ils pas déjà en partenariat avec celui-ci et ses proches ? Nous nous sommes posé les mêmes questions et avons alors travaillé sur l’identification des enjeux culturels, organisationnels et éducatifs à l’origine de cette situation paradoxale en médecine.

À ce jour, ces travaux nous ont permis d’identifier trois conditions pour réaliser le partenariat de soins : (1) l’ancrage d’une vision du partenariat dans les soins par l’intégration de cette vision dans les valeurs et la planification stratégique de l’organisation2; (2) l’émergence et la consolidation d’une culture du partenariat dans l’organisation, en habilitant les professionnels de la santé, les gestionnaires, les étudiants au partenariat de soins3 ; (3) la structuration de l’engagement du patient dans les processus, en encadrant, formalisant et reconnaissant la contribution des patients aux milieux de soins.4

Schématiquement, nous avons donc deux cibles principales d’intervention : la culture (la tête) et les pratiques (les bras). Pour y arriver, nous avons choisi d’incarner nous-mêmes cette vision du partenariat en constituant une équipe de travail au quotidien composée de patients, de professionnels de la santé et de gestionnaires afin de pouvoir agir et construire ensemble les milieux de soins de demain.

Nos projets futurs ? Le déploiement d’une culture du partenariat avec le patient à l’échelle des organisations, l’habilitation au partenariat de soins d’un nombre encore plus important d’équipes cliniques à travers le Québec et le Canada, une contribution aux efforts du CREMIS et du CSSS Jeanne-Mance face aux inégalités sociales et de santé de nos populations, la création d’une « Université des patients » pour former, dans une perspective d’éducation populaire, l’ensemble des citoyens à devenir des patients ou des proches partenaires et, surtout, l’initiation d’une réforme profonde de la formation des professionnels de la santé dans une vision d’humanisation des soins ; non pas dans une perspective morale pour la formation de « bons médecins plus humains », mais plutôt pour développer leur capacité à mener une pratique réflexive de la médecine et trouver eux-mêmes ce qu’ils considèrent être un bon médecin et une bonne médecine.

Notes

1 : Philippe Karazivan est médecin de famille à la Clinique Notre-Dame du CSSS Jeanne-Mance et chercheur en éducation médicale. Il s’intéresse à l’implication et à la participation des patients dans les soins, en éducation et en recherche.  Il codirige les activités de recherche sur le partenariat de soins à l’Université de Montréal avec Dr. Marie-Pascale Pomey. Alexandre Berkesse est conseiller en management et chercheur en responsabilité sociale des organisations. Il a été chef de projet pour la transformation du programme de médecine à l’Université de Montréal. Il est aujourd’hui conseiller sénior au sein de la Direction Collaboration et Partenariat Patient (DCPP) de l’Université de Montréal. Luigi Flora est patient vivant avec plusieurs maladies chroniques et a un PhD en sciences de l’éducation. Il est actuellement conseiller pédagogique et chercheur au sein de la DCPP et chercheur du laboratoire EXPERICE à l’Université Paris 8. Vincent Dumez est atteint de trois maladies chroniques depuis plusieurs décennies. Titulaire d’un baccalauréat en finance et d’une maîtrise ès sciences de la gestion de HEC Montréal, il s’est engagé activement dans la promotion du concept de « patient partenaire ». M. Dumez partage la direction de la DCPP avec Dre Paule Lebel.

2 : La DCPP joue un rôle-conseil auprès du MSSSQ (soins de 1re ligne, direction de la qualité, programme de lutte contre le cancer, etc.) pour le développement de lignes directrices et de politiques favorisant le partenariat patient, ainsi qu’auprès de l’équipe de direction de 30 établissements de santé au Québec pour créer une planification stratégique, une gouvernance et des conditions de travail de leurs employés favorisant le développement du partenariat de soins.

3 : La DCPP assure la formation et l’accompagnement de 26 équipes cliniques dans 16 établissements du RUIS de l’Université de Montréal dans l’implantation d’une démarche d’amélioration continue du partenariat de soins et de services. Elle sensibilise et accompagne les futurs professionnels de santé vers ce concept dès leur première année de formation et de manière longitudinale.

4 : La DCPP a élaboré le premier référentiel de «compétence patient» au monde (permettant ainsi au patient de s’autoévaluer et aux professionnels de santé d’évaluer et de suivre le développement des compétences attendues pour les patients dans les milieux de soins de santé). La DCPP vise aussi la structuration des processus de recrutement et des critères de sélection formels, permettant aux milieux de soins et services d’identifier et de sélectionner les patients avec lesquels ils vont collaborer, ce qui permet au patient de s’exprimer à la bonne place avec une dimension thérapeutique identifiée (Flora, 2012; Gross, 2014). Elle a également sélectionné et formé un bassin de 16 patients coachs permettant d’accompagner les nouveaux patients experts dans les milieux qui débutent ou poursuivent le partenariat patient, ainsi qu’un bassin de plus de 150 patients experts pouvant intervenir tant dans la formation des professionnels de la santé, qu’à titre de patients ressources dans les milieux de soins, ou encore dans la recherche associée aux milieux de soins de santé et de services.

Références

Battersby, M.W., Ah Kit, J., Prideaux, C., Harvey, P.W., Collins, J.P. et P.D. Mills (2008). « Implementing the Flinders Model of self-management support with Aboriginal people who have diabetes: findings from a pilot study », Aust J Prim Health, 14: 66-74.

Bauman, A.E., Fardy, H.J., Harris, P.G. (2003). « Getting it right: why bother with patient-centred care?  » Med J Aust, 179: 253-256.

Bodenheimer T, Lorig K, Holman H, Grumbach K. (2002). « Patient self-management of chronic disease in primary care ». JAMA, 288: 2469-75.

Direction Collaboration et Partenariat Patient (2014), Rapport d’étape (2011-2013) et perspectives, Centre de pédagogie appliquées aux sciences de la santé, Université de Montréal. Accessible sur Internet à l’adresse : http://med.umontreal.ca/doc/PPS_Rapport_2011-2013.pdf, (dernière consultation le 27/02/2014).

Flora L. (2012). Le patient formateur : élaboration théorique et pratique d’un nouveau métier de la santé, Thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Université Vincennes Saint-Denis Paris 8, Campus Condorcet.

Gross O. (2014). Experts et expertises, le cas des patients : Contribution à la caractérisation du patient-expert et de son expertise, Thèse de doctorat en santé publique, Université Paris Nord 13.

Jouet, E., Flora L. et O. Las Vergnas (2010). « Construction et reconnaissance des savoirs expérientiels des patients », Pratiques de formation-analyses, 58-59: 13-77.

Karazivan, P., Dumez, V. et P. Lebel (2011). « Le patient partenaire de soins: un atout pour le médecin! », Le point en administration de la santé et des services sociaux, 7:6-8.

Légaré, F., Turcotte, S., Stacey, D., Ratté, S., Kryworuchko, J. et I.D. Graham (2012). « Patients’ perceptions of sharing in decisions: a systematic review of interventions to enhance shared decision making in routine clinical practice », Patient, 5: 1-19.

Lorig, K.R. et H. Holman (2003). « Self-management education: history, definition, outcomes, and mechanisms », Ann Behav Med, 26: 1-7.

Stewart, M., Brown, J.B., Donner, A., McWhinney, I.R., Oates, J. et W.W. Weston (2000). « The impact of patient-centered care on outcomes », J Fam Pract, 49: 796-804.

Stewart, M., Brown, J.B., Weston, W.W., McWhinney, I.R., McWilliam, C. et T.R. Freeman. (1995). Patient-centered medicine: transforming the clinical method, Thousand Oaks, CA: Sage Publications.

WHO (1998). Therapeutic patient education. Continuing education programs for health care providers in the field of prevention of chronic diseases, Copenhagen: World Health Organization Regional Office for Europe.