La population auprès de laquelle j’interviens dans le cadre de mon travail dans l’Équipe itinérance du CSSS Jeanne-Mance a des limitations intellectuelles ou une déficience intellectuelle diagnostiquée. La plupart ont une contrainte sévère à l’emploi et connaissent des difficultés à lire, écrire, compter, cuisiner et se déplacer seules dans des lieux inconnus. Lorsqu’elles sont à la rue, elles cumulent souvent des problèmes de santé mentale, de toxicomanie, de prostitution et/ou de jeu pathologique. Les personnes avec des limitations intellectuelles ne sont pas évaluées « déficientes intellectuelles » par un psychologue. Elles n’ont donc pas accès aux Centres de réadaptation en déficience intellectuelle (CRDI) et aux équipes Déficience intellectuelle – troubles envahissants du développement (DI-TED), dont les services sont adaptés, intensifs et favorisent une plus grande stabilité. Pour être diagnostiqué déficient intellectuel, il faut, d’après l’Association américaine du retard mental, avoir moins de 70 de quotient intellectuel (QI), un retard dans deux des sept sphères de développement et que ces problèmes surviennent avant l’âge de 18 ans. Ce dernier critère peut être assoupli si l’on voit dans le dossier de la personne qu’elle a été scolarisée dans des classes spécialisées. En revanche, dans le cas d’un accident entraînant un traumatisme crânien et une perte de certaines facultés intellectuelles, on ne parle pas de déficience intellectuelle, mais de limitations intellectuelles. Être identifié comme une personne ayant une déficience intellectuelle permet une prise en charge par le réseau public, mais encore faut-il que les personnes acceptent de reconnaître cette identification. Beaucoup d’entre elles se font traiter de « soucoupes » et de « mongoles » dans les refuges. Certaines préfèrent l’étiquette « toxicomane » qui est moins stigmatisante, mais qui leur est plus dommageable car elle les coupe des services spécialisés.
Au quotidien, je fais les suivis de 71 personnes dont certaines reçoivent des services depuis 20 ans au CSSS Jeanne-Mance. Ce sont majoritairement des hommes âgés d’une quarantaine d’années. Le quart des personnes auprès desquelles j’interviens dort dans des refuges pour personnes à la rue ou chez des amis, et la moitié connait une situation précaire et vit dans des petites chambres louées au mois. Elles sont proches du milieu de l’itinérance, dont elles fréquentent les ressources (soupe populaire, centre de jour, comptoir vestimentaire). Le reste des personnes vit dans une situation stable, souvent en dehors du centre-ville. Elles viennent me voir ou m’appellent à l’occasion pour régler un problème, par exemple, concernant leurs impôts. Je les oriente alors vers les services DI-TED de leur territoire ou auprès d’un CRDI. Quelques personnes viennent me voir ponctuellement et disparaissent jusqu’à la prochaine rencontre sans que je sache où elles vivent.
Milieux de vie
Parmi les cas dont j’assure le suivi, il y a celui de Philippe1, qui vit dans une résidence « chambres et pension ». Il a des problèmes de santé mentale et d’hygiène. La nuit, il réveille la responsable pour lui parler. Il est agressif verbalement, notamment envers un autre résident qui ferait trop de bruit. La responsable de cette résidence de huit chambreurs n’en peut plus et me demande de le reloger. Ce sont d’anciens résidents de refuges pour personnes à la rue, qui apprécient l’environnement familial de cette ressource. Cette résidence se situe en dehors du territoire du centre-ville, ce qui permet aux personnes de quitter le milieu de l’itinérance et de prendre de la distance vis-à-vis de leurs amis qui peuvent consommer, se prostituer et les entraîner dans certains problèmes. C’est un bel environnement, mais qui ne convient pas à Philippe qui a du mal à s’adapter à la vie collective.
Philippe est dans la quarantaine et m’a été référé il y a dix mois en raison de la mention d’une scolarité en classes spécialisées dans son dossier, ce qui laissait suggérer la présence de limitations intellectuelles. Dans un premier temps, afin de mieux le connaître, je l’ai rencontré avec les intervenants qui gravitent autour de lui : le curateur public et un intervenant communautaire en santé mentale qui le connaît depuis dix ans. Nous avons parlé de ses besoins et nous nous sommes partagés les rôles. Assumant tout ce qui concerne le logement et le travail, je l’ai accompagné dans différentes ressources d’hébergement et il a choisi la résidence chambres et pension dans laquelle il réside actuellement. Peu après, je l’ai inscrit dans un programme d’emploi, ce qui lui permet d’ajouter 200 $ à son chèque d’aide sociale.
Je suis allé à deux reprises dans cette résidence pour jouer le rôle de médiateur. Parfois, il y a tellement de tension dans l’air que les deux parties ne réussissent pas à communiquer. Il faut faire circuler l’information afin qu’elles s’entendent sur un mode de fonctionnement. Habituellement, quand les gens se sentent écoutés et compris, la situation se résorbe. Mais dès lors que les conflits deviennent récurrents, comme c’est le cas actuellement, le risque est de « brûler » les ressources. Présentement, j’essaie d’éviter que Philippe ne parte en catastrophe comme il l’a déjà fait dans le passé et de favoriser un départ en bons termes. Il est venu hier sans rendez-vous, en état de crise. Je l’ai écouté et lui ai permis de ventiler le surplus de ses émotions. Nous avons planifié une rencontre avec son intervenant en santé mentale, qui est une personne significative pour lui, afin de discuter de sa situation résidentielle.
L’intervention à deux permet également de ne pas s’isoler avec la personne et de l’aider à bâtir un réseau. Il est important de savoir que l’on n’est pas seul à gérer des cas aussi complexes. Si je suis dans une impasse, il y a de fortes chances que d’autres intervenants se trouvent dans la même situation avec la personne. Échanger nous aide à voir les problèmes sous un autre angle.
La situation de Philippe se détériore et il va devoir changer de milieu de vie. Le problème est qu’il a déjà essayé un certain nombre de ressources jusqu’à présent et que ses tentatives se sont toutes soldées par un échec. Il ramenait des ordures lorsqu’il vivait seul en appartement, ce qui a causé des problèmes d’insectes. Il a également connu les refuges pour personnes à la rue avant d’aller en résidence chambres et pension. Au fil du temps, les ressources s’épuisent. Malgré tout, Philippe est apte à consentir aux décisions qui le concernent. Ses besoins sont au centre de nos préoccupations et nous devons l’aider à comprendre ce qui allait bien et mal dans les différents milieux de vie qu’il a connus. C’est en responsabilisant la personne par rapport à ses choix et en l’aidant à déterminer son projet de vie parmi les alternatives dont elle dispose qu’elle pourra prendre la meilleure décision. Cependant, si l’on accède trop précipitamment à ses demandes de services (en l’occurrence, qu’on la reloge dès qu’un problème se présente), on peut en venir à multiplier les échecs et à ce qu’elle perde tout espoir de changement durable. Si elle quitte la ressource, il faut que ce soit dans les meilleurs termes possibles et que la prochaine étape de son parcours ne soit pas un nouvel échec.
Briser l’isolement
Parmi les cinq CSSS avec une équipe itinérance au Québec, le CSSS Jeanne-Mance est le seul à disposer d’un poste dédié aux personnes qui présentent une déficience intellectuelle. Généralement, ce sont des personnes qui ont vécu dans des familles qui avaient elles-mêmes de grandes difficultés (toxicomanie, santé mentale, déficience intellectuelle). Par la suite, elles ont été placées dans des centres jeunesse et scolarisées dans des écoles spécialisées dans les troubles d’apprentissage et de comportement. Leur scolarité dépasse rarement la quatrième année. Le développement de leur pensée formelle demeure inachevé, ce qui rend plus difficile le rapport aux hypothèses et aux déductions. Le fait qu’elles aient de la difficulté au niveau du jugement, des habilités sociales et de la communication les rend particulièrement vulnérables à l’exploitation. Récemment, l’une d’entre elles a demandé à une personne de l’accompagner afin de retirer 60 $ au guichet puis d’aller lui acheter un paquet de cigarettes. Le gars n’est jamais revenu. Dans l’ensemble, les personnes avec une déficience intellectuelle sont un peu naïves en présumant de l’honnêteté des gens. Elles sont souvent impulsives, ce qui, ajouté à leurs difficultés à envisager les conséquences de leurs actes, peut les mener plus facilement à être judiciarisés.
Beaucoup de femmes ayant une déficience intellectuelle ont rencontré des hommes qui ont abusé d’elles, ce qui peut rendre plus difficile l’établissement d’un lien de confiance avec moi. Je peux conseiller des intervenantes de mon équipe et m’ajouter à elles, au besoin, lorsqu’un lien de confiance est établi. Elles sont plus susceptibles de tolérer la violence que les autres femmes à la rue. En raison des limitations intellectuelles qu’elles connaissent, elles s’associent parfois à des hommes plus âgés qui peuvent les aider et prendre soin d’elles. Il n’est pas rare de voir des femmes de 40 ans sortir avec des hommes qui pourraient être leur père. Certains hommes avec une déficience intellectuelle s’entourent également de femmes plus âgées qui peuvent s’occuper d’eux afin, par exemple, de régler les factures, préparer les repas et faire la lessive.
Les familles sont peu présentes dans l’intervention. Dans le cas de personnes âgées, les parents sont parfois décédés. Dans d’autres cas, elles sont orphelines ou encore, les familles sont épuisées et ont coupé les ponts. Souvent, les personnes avec une déficience intellectuelle n’ont personne à qui s’adresser en cas d’urgence. Côté activités, en raison des contraintes sévères à l’emploi, les seuls emplois qu’elles peuvent occuper relèvent de programmes d’Emploi-Québec. Ce sont des emplois de vingt heures par semaine au maximum, principalement adressés aux plus stables d’entre elles, qui leur donnent un rôle social valorisant et un supplément de revenu. Souvent, je vais discuter avec elles de ce qu’elles ont fait dans le passé et de leurs passions. J’ai une liste de ressources que je peux contacter selon leurs intérêts et leurs motivations. Une personne prépare la cuisine dans une ressource communautaire, tandis qu’une femme, qui a un certificat en toilettage pour les animaux, fait du bénévolat pour la Société canadienne de protection des animaux. Ces activités contribuent à briser l’isolement qu’elles ressentent parfois en se retrouvant seules dans un petit logement.
La brèche
Le suivi des dossiers comprend l’accompagnement à certains rendez-vous (bureaux de l’aide sociale, Palais de justice, hôpitaux, location d’appartement), les demandes de services dans un programme DI-TED ou dans les CRDI pour les personnes diagnostiquées ou encore, des démarches d’obtention de tutelle au curateur public pour celles qui se font exploiter financièrement à répétition. La présence d’un intervenant les motive et les rassure pour effectuer leurs démarches, notamment parce qu’elles savent qu’elles seront moins sujettes à la stigmatisation. Je les aide à mieux se faire entendre et à exprimer leurs besoins. Le fait que je sois là permet également d’établir un lien de confiance avec les ressources qui font alors souvent preuve d’une plus grande ouverture. Les intervenants peuvent me joindre en cas de problème et savent qu’ils ne sont pas seuls face à ces personnes. Par exemple, les propriétaires et concierges peuvent m’adresser leurs revendications et sont rassurés qu’un représentant du réseau de la santé et des services sociaux soit présent lors de la signature du bail. Je les encourage parfois à « essayer » un mois avec la personne et à voir ce qu’il en est. Dans ces moments, je me mets du côté du propriétaire et je m’assure que les locataires comprennent bien les règles en place, ce qui permet par la suite que ces dernières soient mieux respectées. Le fait d’avoir une stagiaire en psychoéducation en formation m’aide beaucoup car elle contribue aux suivis et aux activités. À travers notre présence, le réseau de la santé et des services sociaux crée une brèche pour ces personnes dans les ressources communautaires et privées.
En plus de la gestion des suivis, des situations d’urgence se présentent. Par exemple, un homme avec un trouble de personnalité limite et de probables limitations intellectuelles est récemment arrivé d’une région éloignée. On ne sait pas ce qui l’a poussé à prendre un bus pour Montréal, mais quand il est arrivé au terminus Berri-UQAM, il s’est mis à crier à tue tête. C’est la ressource Premier arrêt qui nous a appelés et l’équipe de l’Urgence Psycho-sociale Justice (UPS-J) est intervenue et l’a emmené à l’hôpital. Il a été redirigé vers un refuge pour personnes à la rue qui l’a ensuite envoyé dans une autre ressource. Le réseau communautaire est en train de s’épuiser car il crie et est harcelant vis-à-vis des autres résidents qui se rebellent contre lui. Après une semaine à Montréal, il a demandé qu’on le rapatrie vers sa région d’origine. On en sait peu sur lui, à part quelques bribes d’information de la part de ressources dans lesquelles il est passé et de l’équipe UPS-J. Sa famille est dépassée par les évènements et n’arrive pas à l’aider. Une rencontre est prévue afin d’en savoir le plus possible sur lui et de lui demander son consentement pour faire venir son dossier de sa région. La connaissance des dossiers nous permet de mieux intervenir. Si la personne a une médication, il faut que le psychiatre consulte le dossier pour appuyer son jugement. De plus, les personnes ne disent pas toujours la vérité ou ne la connaissent parfois pas, ce qui nous cause de la difficulté pour assembler les pièces du casse-tête de leurs trajectoires. Les dossiers nous permettent de mieux comprendre la dynamique de la personne. Si l’on en juge par son comportement dans l’espace public, c’est une personne qui va recevoir des contraventions qu’elle ne pourra pas payer et qui pourrait aller en prison. Pourtant, elle est en crise et a seulement besoin d’aide.
De telles situations arrivent à plusieurs reprises pendant l’année. Ce sont des personnes qui ont épuisé les ressources de leur région et sont envoyées à Montréal. En les déplaçant, on ne fait que déplacer le problème. Elles arrivent dépourvues de leur réseau social et sans argent. Elles peuvent développer un problème de santé mentale ou devenir toxicomanes car les drogues sont davantage accessibles à Montréal qu’en région. Si elles deviennent « accros » à ces drogues, elles peuvent commettre des vols ou se prostituer pour payer leur consommation. Les personnes sont prises dans une spirale qui peut aggraver leurs conditions de vie.
Dès lors que la personne a formulé la demande de repartir, comme c’est le cas avec cet homme, il faut agir au plus vite. Habituellement, dans les refuges, les gens quittent tôt le matin et rentrent en fin de journée. Pour cet homme, nous nous sommes arrangés pour qu’il puisse y demeurer durant la journée afin de limiter les dangers auxquels il peut s’exposer à la rue. La ressource Premier Arrêt le prendra en charge à la station d’autobus et remettra directement le billet au chauffeur. Nous ne pouvons pas agir en amont et nous ne faisons, dans bien des cas, qu’éteindre des incendies. Grâce à ce type d’intervention intensive et rapide, tout le monde contribue à ce que la personne ne s’installe pas durablement dans l’itinérance et puisse retourner dans sa région. Avec le temps, nous développons notre propre bottin de ressources selon les besoins des personnes. Ces liens permettent de repousser les limites que nous rencontrons lorsqu’il s’agit d’accompagner la personne dans un système complexe. Aucune journée ne se ressemble. Avec le temps, j’ai appris à gérer l’impuissance que je peux parfois ressentir dans certaines situations.
Cuisiner
Depuis quatre ans, j’organise des groupes de co-développement une fois tous les quinze jours. Chaque séance a un thème différent, que ce soit la résolution de conflits, la gestion des émotions ou le budget. Ensemble, les personnes présentes se donnent des conseils pour éviter certains problèmes et développer de nouvelles compétences. C’est un lieu privilégié de parole et d’entraide qui permet de briser l’isolement. Je participe également à un cours de cuisine collective issu de l’initiative d’une personne auprès de laquelle j’interviens. Elle voulait organiser une activité collective dans son quartier et a trouvé une ressource de cuisine qui pourrait l’aider dans son projet. Une dizaine de personnes s’y rencontrent deux fois par mois, ce qui leur permet de développer un réseau social, d’acquérir des habilités de cuisine et d’acheter leurs repas à moindre coût. Dans cette activité, elles ne sont pas vues comme des toxicomanes, des travailleurs du sexe ou des déficients intellectuels, mais comme des personnes qui cuisinent ensemble pour le plaisir. Il y a des confidences qui se font et nous apprenons à nous découvrir sous un autre jour. Si quelqu’un a besoin de me rencontrer seul à seul, je peux m’isoler avec lui dans un local à l’écart de la cuisine. Il y a trois ans, lorsque la cuisine collective a commencé, les personnes du groupe venaient me rejoindre au CLSC pour que nous y allions ensemble. Aujourd’hui, elles s’y rendent seules.
C’est seulement lorsque le lien de confiance est établi avec les personnes qu’elles nous livrent des confidences et formulent des demandes de service. Lors de nos rencontres, je tente de les aider à faire les choix les plus éclairés par rapport aux possibilités qu’elles ont. J’essaie de leur donner d’autres moyens que ceux qu’elles ont eus par le passé et qui ne marchaient pas. Lorsqu’elles doivent prendre une décision importante, je leur demande de faire un bilan des points positifs et négatifs de la situation en utilisant, au besoin, des tableaux et des images, ce qui facilite leur prise de décision. J’établis avec elles leur emploi du temps et des ententes, par exemple, pour qu’elles prennent leur douche tous les jours ou qu’en cas de conflit, elles parlent tout d’abord avec les résidents puis, si nécessaire, avec les responsables de la ressource. Le but est de développer leur autonomie et leurs habiletés sociales pour que, avec le temps, elles aient de moins en moins besoin de support.
Notes
1 : Depuis sa maîtrise en éducation et le début de sa carrière d’intervenant, Sylvain Picard travaille dans le domaine de déficience intellectuelle ; d’abord, dans une résidence communautaire et, par la suite, auprès d’enfants et d’adolescents ainsi que de familles avec des enfants qui ont une déficience intellectuelle. Il a travaillé deux ans comme conseiller clinique chargé de superviser le travail des éducateurs. Depuis 2002, il est intervenant dans l’Équipe itinérance du CSSS Jeanne-Mance et enseigne au cégep en éducation spécialisée. Il travaille une journée par semaine pour l’équipe DI-TED comme praticien-chercheur et a participé récemment à la publication d’un article : Mercier, C. et S. Picard (2011). « Intellectual disability and homelessness », Journal of Intellectual Disability Research, 55, 4: 441-449.
2 : Nom fictif