Mathieu1 arrive au premier cours de karaté revêtu de son costume, le « karatégi ». Il a les épaules voûtées, le visage inexpressif et le regard fuyant. Il fixe régulièrement le plancher pour ne pas soutenir le regard des adultes et des autres jeunes. Il est âgé de 13 ans et sa scolarité est de niveau du primaire. Il présente un problème d’embonpoint, de dysphasie et de dyspraxie, c’est-à-dire qu’il témoigne de difficultés à se situer dans l’espace et à mémoriser une série de mouvements. Sa coordination manque de synchronisme et son tonus musculaire est faible. Après vingt semaines de pratique, nous sommes en présence d’un garçon différent. Lors de son passage de grade pour l’obtention de sa ceinture jaune, nous observons un adolescent qui regarde devant lui avec le torse bombé. Pendant l’exécution de son « kata » (une chorégraphie de combat simulé dans le vide) qui comporte une vingtaine de mouvements différents, il s’exécute avec force et détermination. Quand il est question de le prendre en photo pour couronner son succès, il se prête facilement au jeu du photographe avec un large sourire et soulève son diplôme au-dessus de sa tête.
Mélanie est âgée de 18 ans. Elle a également une scolarité de niveau primaire. Elle prend bien sa place dans le groupe de pratiquants et manifeste un désir d’apprendre les diverses techniques de karaté. Un jour, en exécutant un kata, elle se trompe de mouvement. Aussitôt, elle sort du « dojo » (lieu d’entraînement), en pleurs. Lorsque nous l’interpellons, elle nous exprime sa crainte d’être punie. Selon ses dires, à la maison, elle est sanctionnée par son père chaque fois qu’elle commet une faute. Cette méthode serait, selon lui, la seule façon de la corriger. Elle craint que nous sévissions de manière similaire face à son erreur en kata. Nous prenons le temps de lui expliquer qu’elle est là pour apprendre et que se tromper est normal. Elle est avec nous pour avoir du plaisir, être encouragée dans ses progrès et valorisée de ses succès. Mélanie a complété son année scolaire et participé à une trentaine de semaines d’entraînement à raison de deux fois par semaine. Elle a obtenu avec fierté une ceinture orange. Ce qui demeure le plus étonnant, c’est son attitude lorsqu’elle se trompe en exécutant un kata, ce qui est de plus en plus rare. Elle se met à rire de ce qui vient d’arriver et poursuit sans hésitation sa séquence de mouvements.
L’apprentissage d’un art martial permet de rejoindre l’être physique, psychique et social des jeunes dans les écoles. Le passage par une expérience corporelle vient nourrir les sphères psychologiques et sociales de certains jeunes. Le travail social tente alors de favoriser les liens entre l’individu et son environnement, d’établir des ponts entre la nature et la société.
Baromètre
Plusieurs élèves demeurent réfractaires aux approches traditionnelles du travail social centrées sur les verbalisations. Notre hypothèse de départ s’appuie sur le principe qu’il s’avère nécessaire de passer par le corps pour rejoindre la sphère cognitive et améliorer la socialisation. Le corps demeure un excellent baromètre du bien-être aussi bien que du mal-être d’une personne (Marzano, 2007). Pour certains jeunes qui souffrent d’une crise, l’agir sans direction devient une « tentative psychiquement économique d’échapper à l’impuissance, à la difficulté de se penser, même s’il est parfois lourd de conséquences. Le corps prend le relais de la parole informulable » (Le Breton, 2007 : 19). Avant d’être en mesure de nommer ses besoins, il faut être en harmonie et en sécurité avec son corps. En ce sens, l’art martial représente un art de vivre en paix avec soi et avec autrui qui permet de donner un sens positif à sa vie. C’est pourquoi le moyen retenu pour rejoindre des élèves est le karaté-do.
« Kara » signifie vide, « té » veut dire main et « do », une voie, un chemin à découvrir avec un esprit vide de pensées destructrices. Son enseignement renvoie à un système d’éducation structuré qui fournit des repères clairs autant pour la progression du pratiquant (obtention de ceintures de couleur) que pour son adhésion à des valeurs pacifiques. Les jeunes sont plus enclins à participer à ce genre de projet si les intervenants considèrent leurs désirs, comme apprendre à se défendre, être avec des amis et avoir du plaisir (Hébert, 2004). D’après De Visscher (2001), un système d’apprentissage doit, pour devenir significatif dans la vie de l’apprenant, rassembler trois conditions, soit lui permettre de vivre du succès, d’être reconnu et de développer un sentiment d’appartenance. L’art martial tente de répondre à ces critères. Le pratiquant apprend un code moral où le respect et la maîtrise de soi représentent des valeurs essentielles pour bien se conduire dans le dojo et dans la société. Pour produire des effets bénéfiques, l’art martial demande à être enseigné de façon traditionnelle. En plus d’animer des exercices physiques, l’enseignant se doit d’aborder avec les élèves les dimensions philosophiques et méditatives associées à sa discipline. L’enseignement nécessite d’aider ses élèves à découvrir des moyens pour prévenir et résoudre pacifiquement des conflits (Di Marino, 2008). Ce travail d’animation peut se faire à l’aide de contes moraux, de mises en situation ou d’anecdotes. L’objectif premier d’un art martial consiste à canaliser l’agressivité dans une voie positive. L’enseignement d’une discipline martiale dans une perspective psychosociale demande principalement d’exercer un rôle d’éducateur.
Le jardinier
Le travailleur social intervient en complémentarité à l’activité de karaté-do. Ses principaux rôles se résument à ceux d’aidant, d’animateur, d’agent de liaison et de médiateur. Il s’agit d’un travail de proximité dans l’immédiateté, d’une présence à l’accueil et au départ des élèves, pour être à l’écoute de bribes de dialogues sur leurs joies, peines, inquiétudes, succès ou échecs. Ces jeunes étant souvent brisés au niveau de leur estime de soi, il devient nécessaire d’être là pour entendre leurs besoins, recréer un lien de confiance et valoriser leurs progrès. L’activité de karaté-do dans sa partie physique permet d’observer et, parfois, de découvrir les raisons de leurs blocages, tensions ou appréhensions. Les animations de groupe tentent d’aider les jeunes à définir le sens qu’ils donnent aux valeurs et aux conduites pacifiques véhiculées par le karaté-do et à juger de la pertinence de les appliquer dans différents contextes.
Des conditions matérielles et humaines sont à considérer pour assurer le succès de ce type de projet. Au niveau des conditions matérielles, nous référons à des espaces physiques adéquats, propres et aérés, à l’accès à un vestiaire et des toilettes à proximité et au financement suffisant pour défrayer le salaire des intervenants et des enseignants de karaté-do pour une période minimale de trois ans. Une comparaison avec le travail du jardinier permet d’avancer que la première année sert à défricher et à mettre de l’engrais pour préparer le terrain. La deuxième année correspond à une phase d’ensemencement alors que la troisième année permet de recueillir les fruits du travail accompli. Au niveau des facteurs humains, il demeure indispensable que la direction d’école croit au projet, en saisisse la portée et fasse tout en son pouvoir pour le soutenir tant au plan physique, humain que financier. De plus, elle peut favoriser les liens entre le projet et le personnel scolaire, les parents et les organismes communautaires du quartier. Ce genre de projet demande que le personnel scolaire saisisse qu’il s’agit d’une activité socioéducative plutôt qu’occupationnelle. Elle permet surtout des apprentissages au plan du développement personnel et social. Le projet peut se réaliser à l’intérieur de l’horaire scolaire ou dans le cadre d’activités parascolaires, mais ne doit pas être utilisé comme moyen punitif pour sanctionner un élève en le privant d’une participation. L’inscription se fait sur une base volontaire, ce qui donne de meilleures chances de susciter l’engagement des élèves. Le rythme de progression se situe idéalement à deux séances d’entraînement par semaine. Le projet est offert à tous les élèves d’une école pour éviter toutes formes de stigmatisation porteuses de préjudices.
Les objectifs, les moyens déployés ainsi que les résultats anticipés pour les élèves et la qualité de vie de l’école doivent être clairement explicités. Il est même souhaitable que des membres du personnel participent à l’activité. Cette implication permet de connaître les élèves dans un autre contexte que l’enseignement et facilite les liens positifs avec ces derniers. La présence des parents, de la fratrie, des enseignants et des membres de la direction lors des moments de reconnaissance, tels les passages de grade pour l’obtention de ceintures de couleur, demeurent des moments privilégiés pour valoriser les efforts et reconnaître les progrès. Deux bilans par an, l’un à mi-année et l’autre en fin d’année, sont recommandés pour effectuer les correctifs nécessaires et valider la démarche éducative.
Le personnel recruté doit être qualifié, compétent, bien rémunéré et supervisé régulièrement selon les difficultés des élèves au plan moteur, intellectuel ou social. Il importe que ces personnes possèdent une facilité à établir des relations humaines et à faire preuve de souplesse et de créativité dans leurs interventions. L’enseignant d’art martial doit être en mesure d’intégrer une dimension ludique à sa pédagogie pour favoriser l’apprentissage de sa discipline. Dans les écoles composées majoritairement de personnel féminin où nous sommes intervenus, l’importance de figures masculines auprès des élèves a été relevée. Les intervenants doivent être en mesure de faire des liens explicites entre les valeurs, les conduites prônées dans l’activité et leur transfert possible vers la communauté.
Repères
Cette expérience d’implantation et d’évaluation d’un projet de promotion de la paix dans différents milieux scolaires2 a cours depuis une douzaine d’années. Son évaluation s’est faite en se basant principalement sur les observations de la conduite des jeunes ainsi que sur les commentaires des enseignants, des participants et des parents. Elle a permis de mieux en comprendre le sens et de dégager certaines conditions matérielles et humaines qui demandent à être remplies pour assurer la réussite de projets novateurs en milieu scolaire. Les arts martiaux enseignés de manière traditionnelle s’avèrent être une piste prometteuse pour préserver la santé physique et mentale de personnes avec ou sans difficulté, jeunes ou adultes. Leur enseignement inclut des dimensions corporelles, psychologiques, philosophiques et sociales qui représentent des atouts non négligeables pour le développement global d’une personne. Ils peuvent fournir des repères utiles pour donner un sens à sa vie. Contribuer à bâtir la paix autour de soi reste un objectif audacieux et les arts martiaux n’ont pas la prétention d’avoir le monopole à ce niveau. Leur force consiste à changer l’individu pour en faire un être meilleur au plan personnel et social. Vouloir influencer le tempérament d’une personne demande d’agir de manière éthique. Selon quelles valeurs ? Définies par qui ? Pour qui ? Pour quel type de société ?
La rencontre entre des philosophies orientales et occidentales permettra-t-elle de faire émerger des avenues alternatives pour le mieux-être des individus ? Le travail social, sans se sentir menacé ou perdre son essence, devrait pouvoir puiser dans d’autres disciplines pour mieux comprendre la complexité des problèmes sociaux et chercher à les résoudre. L’intervention sociale dans l’immédiateté et la proximité fait maintenant partie de ses nouveaux défis auprès des populations difficilement atteignables avec des approches classiques.
Notes
1. Les prénoms utilisés dans les textes du dossier sont fictifs.
2. Des expériences ont été réalisées dans trois écoles primaires et trois écoles secondaires de la région métropolitaine de Montréal.
Références
De Visscher, P. (2001). La dynamique de groupe d’hier à aujourd’hui, Paris, Presses universitaires de France.
Di Marino, S. (2008). La philosophie des arts martiaux, Paris, De Vecchi.
Hébert, J., J. Robitaille et M. Loutfi (2007). « L’évaluation d’une pratique novatrice auprès de jeunes marginalisés », Actes du Congrès international francophone : Quelles formations aux métiers du social pour quel travail social ?, Namur.
Hébert, J. (2004). « L’évaluation d’un projet de promotion de la paix », Éducation et francophonie, 22, l : 54-68.
Hébert, J. (2003). « Travail social et arts martiaux : un jumelage explosif ou prometteur ? », Intervention, 118 : 31-40.
Le Breton, D. (2007). En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie, Paris, Métailié.
Marzano, M. (2007). La philosophie du corps, Paris, Presses universitaires de France.
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- Jacques Hébert
- Domenico Masciotra
- Agent de recherche, UQAM
- Anne-Marie Beaulieu
- Mohamed Loutfi
- Étudiant à la maîtrise en sociologie, UQAM