Face aux problèmes des jeunes, la tentation du système de médicaliser ou de « victimiser » leur souffrance sans questionner leurs trajectoires de vie est forte : « Le discours dominant actuel soutient que, soit l’individu est soumis à son destin à cause de ses gènes, soit il est responsable de ses maux dus à ses comportements déviants et à son inconduite, ou encore les deux » (Monast, 2009 : 113). Cela contribue à transformer l’adolescence en un ensemble de symptômes à prévenir, guérir ou encadrer par des protocoles d’intervention standardisés, sans prendre en compte les ruptures familiales qui ont pu marquer leurs parcours.
Au travers de ses nombreuses années d’expérience comme psychologue auprès des adolescents et des jeunes de la rue, notamment, depuis 2006, à la Clinique des jeunes de la rue du CSSS Jeanne-Mance, Danielle Monast a été amenée à approfondir les enjeux de filiation et de lien social. Elle constate dans sa pratique clinique la complexité, voire l’impossibilité pour les jeunes de la rue de « construire une représentation de leur origine ». Ce malaise dans la filiation se conjugue à des situations de grande pauvreté, de désaffiliation sociale, d’instabilité résidentielle, de répression policière ainsi qu’à des problèmes de santé et de toxicomanie. Les jeunes inventent plusieurs stratégies afin de résoudre ces enjeux identitaires et supporter ces conditions de vie précaires. Alors que certains jeunes marginaux recherchent une reconnaissance de leur singularité en mettant leur créativité au service de la collectivité — dont ils contestent les autorités et les pouvoirs en place — d’autres, que l’on pourrait désignés comme des jeunes marginalisés, sont davantage fragilisés par les traumatismes vécus et recherchent des liens d’assistance auprès d’adultes significatifs. Certains jeunes occupent plutôt une position « victimisante » et exigent de la part de la société une réparation pour les violences et les injustices subies. Pour tous ces jeunes désaffiliés, la dépendance à diverses substances devient un « échafaudage de secours », une manière de tromper la douleur d’exister sans devoir passer par un tiers. Pour trop d’entre eux, le suicide, la mort, l’errance seront les seules réponses possibles à leurs problèmes.
Comment créer du lien social avec ces jeunes et construire avec eux une fiction qui les réintroduise à leur histoire et à leur filiation ? Selon cette auteure, le défi que pose l’intervention auprès des jeunes de la rue ne se situe pas seulement au niveau d’une meilleure « réponse à leurs besoins », ce qui tiendrait les jeunes dans un lien d’assistance : il s’agit d’abord d’offrir des conditions favorables à la création d’un espace de parole dans lequel les jeunes peuvent s’ancrer subjectivement dans leur filiation.
« Non pas qu’il ne faille pas répondre aux besoins de ces jeunes, mais il est nécessaire de leur offrir un espace où l’on ne donne rien, rien d’autre que du temps, de l’écoute, et possiblement un sens à leur expérience pour que le temps figé du présent peu à peu se transforme, s’élabore, que le passé surgisse et ainsi relance la parole, le mouvement transformateur de la vie. » (Monast, 2009 : 110)
Les jeunes adressent une demande lorsqu’ils atteignent une limite, sont confrontés à la mort ou au « temps qui passe ». Leur demande surgit lorsqu’ils prennent conscience que leur mode de vie les « enchaîne » et que la rencontre avec leur passé devient incontournable. Lorsqu’on parvient à créer cet espace de parole, les jeunes s’ouvrent et évoquent tous une ou plusieurs ruptures vécues durant l’enfance ou le passage à l’adolescence : rupture parentale, mort d’un proche, suicide d’un amoureux, abus sexuels, abus de substances, placement par la Direction de la protection de la jeunesse ou abandon familial.
Dans la construction de cet espace, l’essentiel est de ne pas submerger les jeunes accueillis avec les demandes du système et, surtout, de « résister aux forces institutionnelles qui cherchent à évaluer ce travail en fonction des critères de normalisation sociale » (Monast, 2009 : 110). Le travail auprès des jeunes de la rue nécessite en ce sens ce que Danielle Monast nomme un « décentrement institutionnel » : « Je me suis vite aperçue que le premier temps de la rencontre avec eux était important et déterminant. Avec ces jeunes désaffiliés, avant le transfert, il y a le contact, c’est-à-dire une présence qu’ils peuvent investir » (Monast, 2009 : 111). Son article dresse une description fine et ancrée des conditions propices au succès de ces moments de rencontre, dans lesquels la clinique se laisse modeler par les jeunes de la rue pour devenir une véritable « clinique de l’étonnement » : surpris des effets de parole, du franchissement de leur position subjective et de l’élaboration de leur désir de passer à autre chose.
Références
Monast, D. (2009). « Clinique du lien social et filiation chez les jeunes de la rue », dans Letendre, R. et D. Marchand (dir.). Adolescence et filiation. Les risques de devenir soi, Québec, Presses de l’Université du Québec : 103-114.
Contenu de cette page
Télécharger le document
Télécharger (.PDF)Auteurs
- Aude Fournier