Natasha Prévost a travaillé en 2003-2004 dans un centre culturel brésilien du Nordeste avec des enfants âgés de 7 à 12 ans de classes socioéconomiques différentes et fréquentant l’école publique ou privée. Plus récemment en 2009-2010, elle a travaillé avec de jeunes militants pauvres de la périphérie de la ville de São Paulo âgés de 18 à 35 ans et appartenant au mouvement hip hop. La majorité d’entre eux a connu ce mouvement suite à la fréquentation d’un centre culturel. Il arrive souvent que l’appartenance à un mouvement social artistique et/ou politique soit le véhicule d’éducation pour les jeunes et moins jeunes.
Dans la plupart des centres culturels de São Paulo, la philosophie est de ne pas imposer une pratique religieuse ou une idéologie politique, mais de susciter une conscience critique. On retrouve néanmoins certains de ces éléments parmi les valeurs transmises aux jeunes. Par exemple, les danses traditionnelles enseignées dans un centre sont des danses rituelles de religions afro-brésiliennes (telles que le candomblé et l’umbanda) et certains repas sont des offrandes aux divinités (Orixas). Dans l’umbanda, les esprits que les médiums incorporent sont ceux de Noirs, d’indigènes, d’enfants, de gitans, de marins ou de paysans et les Orixas qui inspirent les costumes de danse ont des qualités et des défauts se rapprochant des humains. L’art martial de la capoeira est également pratiqué dans beaucoup de centres. Dans ceux où l’on pratique le hip-hop, on ne manque pas d’inviter des capoeiristas à « jouer »1 la capoeira pour tisser des liens entre cet art martial des anciens esclaves brésiliens et le break dance contemporain, tant prisé par les jeunes de la périphérie.
Les danses rituelles du candomblé, la capoeira et le break dance ne sont pas enseignés à l’école publique. Pourtant, ils sont pour beaucoup de jeunes une façon de canaliser la rage qu’ils ont par rapport à un système qui les opprime, notamment à travers les policiers qui les arrêtent injustement dans la rue parce qu’ils sont noirs, pauvres et habillés différemment. Cette rage et la souffrance qu’ils vivent s’expriment aussi par la littérature et le rap. Contrairement à l’école publique, on encourage les jeunes qui fréquentent les centres à s’exprimer comme ils le font entre eux et plusieurs se mettent à s’intéresser à l’écriture en commençant à composer du rap.
Les jeunes qui se mettent à fréquenter ces centres découvrent que le trafic de drogues n’est pas leur seule option. Plusieurs jeunes qui étaient impliqués dans le commerce de la drogue ont laissé tomber cette activité pour devenir éducateurs et transmettre par les arts ce qu’ils ont appris au centre, en se rendant, par exemple, dans les centres de détention pour jeunes afin d’offrir des ateliers de poésie.
Périphérie
Les centres culturels sont parfois créés par des habitants de la périphérie — danseurs, artistes, jardiniers, capoeiristas — qui observent la réalité de leur communauté et pensent à des façons de sortir les enfants de la rue. Ils trouvent un hangar désaffecté ou se voient offrir un espace par le conseil municipal. Au départ, les activités offertes sont à l’image des intérêts des membres fondateurs mais elles se mettent petit à petit à répondre plus spécifiquement aux besoins des jeunes qui fréquentent le centre.
Par exemple, un centre dont les fondateurs étaient danseurs pour une compagnie reconnue de danse traditionnelle proposait à des jeunes âgés de 12 à 18 ans des cours de danse, de musique et de fabrication d’instruments. Une fois plus expérimentés, les jeunes formaient une troupe de danse et offraient des spectacles lors de carnavals ou d’autres événements festifs.
Après un certain temps, les fondateurs se sont rendus compte que beaucoup de jeunes manquaient d’assiduité aux répétitions et que ce n’était pas le manque d’intérêt qui pouvait expliquer leurs absences. En cherchant un peu, ils ont découvert que les jeunes devaient souvent rester à la maison pour surveiller leurs petits frères et sœurs. Du coup, le centre a ouvert ses portes aux enfants à partir de deux ou trois ans. De cette façon, les plus vieux peuvent continuer à participer aux activités et le centre propose un dîner à plusieurs enfants qui ne mangeraient pas autrement.
Certains jeunes ont de la difficulté à faire leurs devoirs parce qu’ils ne peuvent pas lire les consignes. Dans certains centres, ils ont la possibilité de passer une heure à faire leurs devoirs en arrivant de l’école en présence d’une personne qui peut leur donner un coup de main et des cours d’alphabétisation. Les jeunes vont au centre pour apprendre, expérimenter et travailler de façon créative.
Les valeurs, les croyances et l’allégeance politique varient d’un centre à l’autre, mais à partir du moment où les instigateurs sont issus de la communauté, la richesse et la complexité de la culture afro-brésilienne priment sur la culture occidentale. La fondatrice de l’un des centres est également professeure de danse dans une école privée fréquentée par ses enfants qui avaient obtenu des bourses d’études. Elle a observé que les enfants blancs de la périphérie qui fréquentent le centre embrassent la culture afro-brésilienne, tandis que les élèves noirs boursiers de l’école privée, dont ses enfants, ont tendance à « blanchir » culturellement. J’ai pu vérifier cette observation dernièrement alors que plusieurs militants blancs du mouvement hip-hop s’identifiaient à ceux issus du mouvement noir brésilien.
Transformation
Qu’y a-t-il de plus au centre culturel qu’à l’école publique ? Des sujets qui intéressent les jeunes, des activités artistiques qui les interpellent, des échanges avec des personnes plus expérimentées de la même communauté et l’apprentissage de l’histoire de la minorité noire et pauvre au Brésil.
Les jeunes vont à l’école le matin ou l’après-midi. Le service de garde étant inexistant, du moins pour les plus pauvres, les jeunes se retrouvent seuls à la maison ou dans la rue jusqu’au retour des parents. Les centres culturels deviennent donc des endroits où les jeunes peuvent aller avant ou après l’école. Dans plusieurs cas, la création du centre répond avant tout au problème de l’errance des enfants, qui sont rapidement recrutés par les trafiquants de drogues ou tentés par la consommation. Différentes Églises accueillent également des enfants jusqu’au retour à la maison des parents.
Des professeurs dévoués travaillent dans les écoles publiques, mais la réalité est que le matériel didactique est pauvre et que leur salaire médiocre ne leur permet pas de travailler dans une seule école. Ils vivent une insécurité d’emploi car peu ont un poste permanent. Avec la mise en place du programme fédéral de bolsa escola (bourse scolaire), les parents qui inscrivent leurs enfants à l’école peuvent toucher une somme d’argent. Les classes sont donc surpeuplées en début d’année et les enfants sont de plus en plus fréquemment absents avec le temps. L’absentéisme des professeures est élevé en raison de l’épuisement professionnel, de la distance entre le lieu de résidence et l’école ou parce qu’une journée de pluie diluvienne les empêche de se rendre au travail. Malgré les tentatives de plusieurs pédagogues et professeurs qui font preuve de créativité, le système éducatif demeure bancal. Peu de liens sont faits entre les différentes disciplines et les activités. Le contenu des matières enseignées n’a pas grand chose à voir avec les réalités vécues par les élèves. Il leur faut du courage, de la volonté et de la persévérance pour terminer leur scolarité.
Les éléments de la culture afro-brésilienne sont absents de l’école publique alors qu’ils concernent pourtant plusieurs aspects de la vie des jeunes. Leur histoire ne se trouve pas non plus dans les médias ou alors, seulement par la mention négative de l’esclavage. Les centres culturels proposent des images positives et permettent un travail de résistance qui redonne aux jeunes en situation de minorité de l’estime de soi et le désir de participer à la transformation culturelle et sociale.
Reconnaissance
Les centres culturels s’enrichissent des idées développées par Paulo Freire dès les années 60 et par le mouvement ouvrier brésilien du XIXème siècle. Ils cherchent à renforcer l’estime de soi et le désir d’avancer, et à transformer la réalité en canalisant des émotions telles que la rage dans les arts et la pratique d’activités physiques. L’approche humaniste et libératrice de Freire (2001) suppose que les opprimés découvrent le monde de l’oppression et s’engagent pour sa transformation. Une fois celui-ci transformé, cette pédagogie n’est plus celle des opprimés, mais celle des hommes en marche permanente vers la libération. De son côté, le mouvement ouvrier du milieu du XIXème siècle prône une « éducation intégrale », reprise par la suite par le mouvement libertaire. Cette éducation repose sur l’idée que tout citoyen est à la fois un théoricien et un praticien. Selon Paul Robin, un partisan de ce courant, « l’éducation physique et intellectuelle (ou instruction) doit comprendre la science et l’art, le savoir et le faire » (cité dans Dommanget, 1951).
Les centres culturels contribuent à déconstruire les idées discriminatoires en rapportant les expériences de vie des personnes issues de minorités et en accompagnant de près leur cheminement. La position de minorité n’est pas définie par le nombre mais, au sens de Deleuze et Guattari (1980), par la position d’un groupe par rapport au groupe dominant — composé d’hommes blancs hétérosexuels — qui ne reconnaît pas l’autonomie des individus sur la base de critères tels que la race, le sexe, le genre, l’âge, la classe socioéconomique ou l’éducation. La perpétuation de discriminations bloque le pouvoir d’action des minorités et renforce leur aliénation. Pour Bookchin (2007 : 110), les points de vue des minorités constituent une « source potentielle de nouvelles idées et de vérités naissantes » porteuses pour la société. Celles-ci naissent à la périphérie et « gagnent peu à peu la centralité qu’elles méritent à un moment et un lieu donnés, jusqu’à ce (…) qu’elles soient elles aussi contestées » et remplacées par de nouvelles.
La singularité des trajectoires de vie engagées dévoile les dynamiques en jeu entre les stratégies individuelles de survie et les considérations patriarcales/capitalistes sur lesquelles elles reposent. C’est à partir de la compréhension des différences comme positivité qu’émergent des possibilités d’empowerment. À quand la reconnaissance de ces centres par le ministère brésilien de l’éducation ?
Notes
1. On dit “jogar” (jouer) en portugais pour désigner la pratique de la capoeira.
Références
Bookchin, M. (2007). Social ecology and communalism, Oakland, AK Press.
Deleuze, G. et F. Guattari (1980). Capitalisme et schizophrénie tome 2 : Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de minuit.
Dommanget, M. (1951). Les Grands Socialistes et l’éducation, Paris, Armand Colin.
Freire, P. (2001)[1974]. Pédagogie des opprimés, suivi de Conscientisation et révolution, Paris, La Découverte.
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- Natasha Prévost
- Chercheure au Centre de recherche et de développement en éducations (CRDE), Université de Moncton