En 1994, à Montréal, des organismes communautaires effectuent des démarches auprès de la Direction de la santé publique (DSP) pour documenter les comportements des jeunes de la rue en lien avec les maladies infectieuses, dans un contexte où le VIH faisait son apparition, mais demeurait alors une maladie relativement peu connue. En 1995, l’unité des maladies infectieuses de la DSP débute une étude portant sur les pratiques sexuelles et l’utilisation des drogues injectables sur une cohorte de jeunes de la rue âgés de 14 à 25 ans. Recrutés sur une base volontaire dans des organismes communautaires, les participants ont été rencontrés tous les 6 mois jusqu’en août 1998 afin de répondre à un questionnaire explorant différents aspects de leur vie en matière de comportements sexuels, de réinsertion, de mobilité résidentielle ou encore, de consommation. Sur un total de 517 participants, âgés en moyenne de 20 ans et majoritairement masculins, 39% ont rapporté s’être déjà injecté des drogues et 1,4% étaient atteints du VIH (Direction de la santé publique, 1998). Durant la même période, les taux d’injection de drogue étaient plus bas dans d’autres villes du Canada : 9% à Toronto et 6% à Vancouver.
En se penchant sur les données du Bureau du Coroner, les chercheurs ont fait une découverte frappante : parmi les jeunes rencontrés entre 1995 et 1998, 13 étaient décédés, dont 4 par suicide, 3 par overdose et 6 autres de circonstances imputables à leur mode de vie à la rue. Ces chiffres correspondent à un taux de mortalité des jeunes de la rue de Montréal estimé à 13 fois supérieur à celui de l’ensemble des jeunes québécois du même âge. La publication de ces résultats en 1998 a produit un choc et fut suivie d’une prise de conscience de la part des pouvoirs publics quant à la nécessité d’agir de manière différente auprès de cette catégorie de la population, dont les conditions de santé étaient sévèrement dégradées par la vie à la rue. Cette enquête a également permis de saisir la difficulté de rejoindre ces jeunes, de maintenir le contact avec eux lors des suivis et a ainsi incité des intervenants et des gestionnaires à engager une réflexion sur les pratiques à développer pour leur offrir les services les plus adaptés.
Un lieu destiné aux jeunes
Le Dr Denis Roy, directeur de la Santé publique par intérim, est chargé d’organiser un comité de réflexion sur les services à mettre en place pour améliorer la santé de ces jeunes. Formé en 1998, ce comité réunit des interlocuteurs de tous les horizons concernés par le bien-être des jeunes, dont des psychiatres, des médecins, des jeunes de la rue et des intervenants des ressources communautaires et du secteur public. À l’issue d’un travail en commission, neuf recommandations ont été formulées dans le document intitulé : Le défi de l’accès pour les jeunes de la rue (Direction de la santé publique, 1998). Celles-ci concernent, entre autres, la nécessité d’augmenter le financement des organismes communautaires, de consolider le travail de rue et de mettre sur pied « en collaboration avec les partenaires concernés, une équipe d’intervention dédiée dont la mission sera de rendre accessibles aux jeunes de la rue les services globaux dont ils ont besoin » (Direction de la santé publique, 1998 : 29).
L’idée de créer une équipe dédiée aux jeunes de la rue fut également renforcée par un projet pilote de vaccination contre l’hépatite B, mis en œuvre par la Santé publique en collaboration avec des organismes intervenant auprès des jeunes de la rue (Haley et al., 2000). Cette campagne a permis de vacciner 1300 jeunes de la rue entre 1997 et 1999, de cerner leurs besoins spécifiques en matière de santé et de montrer qu’il était possible de les rejoindre en adoptant des approches non conventionnelles.
Suite aux constats de recherche sur les conditions de santé des jeunes de la rue et guidée par le souci de bâtir un lieu pour ces jeunes, l’Équipe voit le jour au CLSC des Faubourgs en 2000. Ce dernier est considéré comme un lieu de pratiques innovatrices et l’expérience de l’Équipe itinérance, acquise auprès d’un public marginalisé, a d’ailleurs profité à l’Équipe des jeunes de la rue. L’Équipe s’est également inspirée d’autres équipes qui fonctionnent en outreach (notamment aux États-Unis et au Québec).
L’Équipe des jeunes de la rue veut construire un lieu destiné aux jeunes qui sont particulièrement sujets à une dégradation de leur état de santé en raison de leurs conditions de vie, des discriminations qu’ils rencontrent et du manque de services disponibles. Ils n’ont pas accès à certains services courants essentiels à leur bien-être.
Comment établir une relation de confiance avec des jeunes de la rue en situation de rupture avec certaines institutions ? Comment leur offrir des services sociaux et de santé, sachant qu’ils sont refusés par la plupart des services courants en raison de leur apparence, ou qu’ils se présentent sans carte d’assurance maladie ? De quelle façon dépasser l’offre traditionnelle de services au sein du réseau de la santé pour rejoindre ces jeunes ?
Contacts
À ses débuts, l’Équipe en place — composée d’une infirmière et d’un médecin — a investi son temps dans la création de liens avec les jeunes, au travers de contacts avec les organismes communautaires qui leur proposaient des services. Les objectifs de l’Équipe étaient de se faire connaître dans le milieu afin d’établir un climat de confiance et de se voir référer des jeunes. Peu après, d’autres infirmières et une psychologue sont venues grossir les rangs de l’Équipe et renforcer l’aspect multidisciplinaire, contribuant à établir un « pont » entre le milieu communautaire et le milieu institutionnel.
Les membres de l’Équipe se sont appuyés sur l’expérience d’intervention des travailleurs de rue en contact direct avec les jeunes de la rue depuis les années 1980 et confrontés à des publics atteints du VIH ou d’hépatites. Ces liens ont permis d’établir des contacts avec des jeunes qui ne voulaient pas se présenter dans les CLSC. Ils ont permis aux travailleurs de rue de se former grâce aux ateliers organisés par l’Équipe sur la prévention du suicide, le VIH et les maladies infectieuses, la santé mentale et la gestion de la violence.
La présence de médecins au sein de l’Équipe, avec des expériences et des spécialités variées, a également facilité la création de liens avec les milieux hospitaliers et communautaires, afin d’améliorer l’accessibilité et la qualité des services destinés aux jeunes de la rue. Les contacts noués par un médecin urgentiste de l’Équipe ont, par exemple, facilité les démarches des jeunes référés aux urgences de l’Hôpital St-Luc, en permettant de préparer leur venue et de réduire les situations où ils se sentent jugés.
Porte d’entrée
Le travail d’intervention de l’Équipe repose sur la conviction que, pour nouer un contact avec les jeunes, il faut les rejoindre là où ils se trouvent : dans la rue et les ressources qui leur sont adressées. Cette volonté s’est traduite par la mise en place de cliniques médicales et sociales dans les organismes communautaires. Les infirmières de l’Équipe passaient initialement 50% de leur temps dans les ressources. Ajouté à la confiance des médecins du CLSC des Faubourgs dans leur jugement, ceci a contribué à leur donner une grande latitude dans leurs interventions et à étendre leur champ de compétences à des actes tels que la vaccination, le dépistage d’infections transmises sexuellement et par le sang (ITSS) et les examens gynécologiques. Ce faisant, l’Équipe a contribué à mettre en place des services flexibles fondés sur les besoins des jeunes et à réduire les barrières traditionnellement rencontrées par ces derniers dans l’accès aux services courants.
Au CLSC, l’Équipe a opté pour un accueil sans rendez-vous en après-midi et a réservé la soirée pour le travail d’outreach. Par la suite, à la demande de jeunes de pouvoir rencontrer des intervenants le matin lorsqu’il fait froid, qu’ils n’ont pas consommé et que certaines ressources sont fermées, l’Équipe a mis sur pied les rendez-vous en avant-midi. La santé des jeunes est mise de l’avant et les formalités administratives sont reléguées à l’arrière-plan. Les jeunes sont impliqués par les intervenants dans l’organisation de certaines activités et leurs talents sont mis à profit, par exemple, dans la réalisation d’affiches pour des campagnes de sensibilisation ou de vaccination.
Peu après l’ouverture des services, l’Équipe a eu l’opportunité de faire venir des étudiants en médecine dentaire pour faire de la prévention. De fil en aiguille, grâce à l’appui de certains gestionnaires et la volonté des intervenants, le Dr. Denis Ruel a établi une clinique dentaire pour les jeunes de la rue. Leur santé physique constitue souvent une porte d’entrée pour enclencher des démarches d’intégration et bâtir des projets de vie conjointement avec eux. Il n’est pas rare de voir des jeunes qui ont reçu des soins dentaires franchir les portes des locaux de l’Équipe et venir discuter de leur problème de logement ou de leur souhait de réaliser une activité artistique.
Soixante-quinze pourcent des jeunes rencontrés par l’Équipe sont passés par les centres jeunesse. Beaucoup sont dans une situation d’échec scolaire et manifestent une méfiance généralisée à l’égard des institutions. L’Équipe fait face à de nombreux cas de fugue des centres jeunesse, notamment de la part de filles qui se retrouvent sans contraception ni vaccination et qui redoutent qu’on appelle leurs parents ou la Direction de la protection de la jeunesse. L’accueil de ces jeunes, souvent stigmatisés dans d’autres sphères de la vie (professionnelle, résidentielle et dans le réseau de la santé), requiert de les accepter comme tels et de nouer avec eux un lien chaleureux fondé sur le respect et la confidentialité. La capacité de l’Équipe à rejoindre ces jeunes repose sur la qualité du travail de la réceptionniste qui établit un lien de confiance lors des premiers contacts et saisit rapidement la nature de leurs besoins. Ajouté au travail de terrain des intervenants, l’accueil constitue en quelque sorte la partie sous-terraine et invisible du travail de l’Équipe, qui tente de préserver des liens durables avec les jeunes.
Au cours de ses dix ans d’existence, l’Équipe a traversé différentes périodes et été le témoin de changements dans le profil des jeunes qui viennent consulter. Les profils toxicomanes, prédominants au début, ont cédé la place à davantage de personnes avec des problèmes de santé mentale, ce qui a, entre autres, conduit à établir des liens avec le Centre Dollard-Cormier. Mieux connue dans le milieu, la partie consacrée à l’outreach a baissé avec le temps. L’Équipe a également surmonté les craintes de déstabilisation de son travail en raison du taux important de roulement des intervenants et des fusions dans le réseau de la santé et des services sociaux. Elle a conservé sa vocation et demeure un lieu au service des jeunes de la rue. En établissant une approche novatrice d’intervention, elle contribue à la promotion du bien-être des jeunes qui vivent en marge des institutions.
L’expérience de l’Équipe souligne la nécessité pour le réseau de se transformer au contact de populations particulièrement discriminées et dont bien des besoins en matière de santé et des services sociaux ne sont pas comblés. Par son travail, elle a contribué à faire accepter l’idée qu’il est nécessaire d’agir sur les besoins des jeunes tels qu’exprimés par eux.
Références
Direction de la santé publique (1998). Le « Défi de l’accès » pour les jeunes de la rue. Avis du directeur de la santé publique sur la mortalité chez les jeunes de la rue à Montréal, Montréal, Régie régionale de la santé et des services sociaux, décembre.
Haley N., Bélanger L., Roy, É., Plante M.-E. et A.-L. Crago (2000). Projet de vaccination contre l’hépatite B chez les jeunes de la rue de Montréal, Rapport final, Montréal, Direction de la santé publique.
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- Nancy Haley
- Médecin, clinique des jeunes de la rue, CAU-CSSS Jeanne-Mance
- Guylaine Cyr
- Infirmière, Clinique des jeunes de la rue, CAU-CSSS Jeanne-Mance
- Jean Fiorito
- Travailleur social, Clinique des jeunes de la rue, CAU-CSSS Jeanne-Mance