Dans le gymnase d’une école secondaire de Montréal-Nord, l’heure est aux derniers préparatifs en vue du spectacle de fin d’année, annoncé pour la semaine suivante. L’excitation est palpable parmi les douze élèves de l’atelier de danse. Sous le stress, certains demeurent muets et immobiles tandis que d’autres ne tiennent plus en place. Comme d’habitude, le cours commence par une période d’échauffement sur une musique qu’ils aiment. Une fois l’échauffement terminé, place à l’improvisation libre, à la danse, aux chants et à l’amusement. C’est la danse de la « bonne humeur ». Puis, je dirige de loin, sans parler, avec un tambourin, pour m’assurer que tout le monde danse et que les élèves se regardent. Quand la musique s’arrête, ils cessent de bouger et attendent mes applaudissements.
On fait ensuite la générale. Des professeurs et le directeur de l’école ont demandé à assister au dernier cours. Ça leur permet de voir que les élèves progressent également dans d’autres disciplines que les leurs. Les élèves prennent le défi à cœur et veulent bien faire devant leurs professeurs. On répète la chorégraphie trois fois dans son ensemble. La première fois, je leur demande de la concentration et le résultat est moyen. J’ajuste les défauts pour le deuxième essai. À la troisième générale, je leur demande de se lâcher et de danser pour le plaisir. C’est le moment où il ne s’agit plus de « bien faire », mais seulement de s’amuser. C’est toujours la meilleure.
Les professeurs sont surpris par le talent des jeunes et, à la fin de la répétition, le directeur se lève et pratique quelques pas de danse avec eux. À la fin du cours, on vérifie que tout le monde a ce qu’il lui faut pour le spectacle. L’école n’a pas prévu que certains parents n’ont pas de voiture ou ne sont pas libres pour se rendre à la salle le jour J. Des parents qui ne se connaissent pas s’entendent pour accompagner les jeunes au spectacle. Il s’est développé un réel sentiment de groupe et d’entraide au fil des cours.
Les jeunes ont réalisé une performance remarquable le soir de la représentation. Ils ont pris du plaisir à danser et l’ont transmis au public. Quelques temps après leur performance, ils ont dit avoir préféré les passages où ils dansaient tous ensemble car ils se sentaient plus en confiance. L’un d’entre eux a dit : « Le spectacle, c’est comme Las Vegas, il y a des projecteurs, la salle est plongée dans le noir et les gens te regardent ». Ils sont restés marqués par cette ambiance scénique. Ils ont raconté qu’après le spectacle, tout le monde avait fait une sortie avec sa famille pour souligner l’événement, que ce soit dans le restaurant de leur choix ou au Tim Horton’s pour déguster leur boisson favorite. Ce sont de petits détails, mais ils sont révélateurs de leur état d’esprit. Le lundi suivant, le directeur de l’école est passé dans les classes pour les féliciter. Il leur a dit : « si je pouvais revoir le spectacle, je le reverrais au moins mille fois ». C’était un moment fort. Les jeunes étaient au centre de l’attention. Ils ont reçu de la reconnaissance de leurs amis, de leur famille et de leurs professeurs.
Des bruits qui courent
Les bruits courent dans les couloirs de l’école que certains des élèves du groupe ont des problèmes de comportement en classe. Des professeurs ou le directeur peuvent dire : « tel élève est souvent à mon bureau » ou « ne soyez pas surprise s’il est énervé, il est toujours comme ça. ». Des élèves se crient : « Pierre, arrête de niaiser, tu niaises tout le temps ». Je ne veux pas connaître de quoi il s’agit et je leur dis : « en danse, on n’est pas là pour parler de ça, on danse ». Tout fonctionne dès qu’ils franchissent le seuil du gymnase, même s’il n’y a jamais de cloison étanche entre l’atelier et le reste de leur vie.
Il y avait deux cas particuliers dans un des groupes. En danse, ça se passait bien mais, apparemment, à l’école, c’était les 400 coups. L’atelier était prévu pour 10 élèves, mais 12 s’étaient inscrits. Une fois, quelqu’un de l’école est rentré dans le gymnase pour dire que s’ils se comportaient mal, ils pouvaient être expulsés de l’atelier. Il a rappelé les règles du bon comportement et a demandé à Pierre s’il pouvait les répéter. Il l’a fait comme s’il récitait une poésie : « D’abord, il faut regarder le professeur dans les yeux, ensuite ne pas parler quand le professeur parle. Il faut écouter avec ses oreilles, respecter ses camarades et les professeurs », et ainsi de suite. En fait, le plus turbulent connaissait les règles par cœur et même mieux que les autres. S’il était gardé occupé, ça allait bien. C’était le meilleur danseur. Son ami était moins bon, mais quand il imitait Michael Jackson, il faisait rire tout le groupe. C’était gérable, peut-être parce que je suis intervenante et non professeure d’école.
Un troisième regard
Je travaille comme intervenante en danse depuis plusieurs années dans des écoles secondaires situées à Dollard-des-Ormeaux, Ville St-Laurent, Montréal-Nord et Rosemont. Les conditions de vie sont hétérogènes et varient selon les quartiers. Quand j’enseigne, je ne fais pas de différence et tous les jeunes sont égaux. C’est peut-être la beauté de la danse, comme tous les arts, d’effacer momentanément les différences ou du moins, de les accepter comme telles. Chacun bouge comme il bouge et il n’y a rien à redire. Les parents inscrivent leurs jeunes dans les ateliers pour toutes sortes de raisons allant de « je travaille tard, je mets mon enfant à la danse pour ne pas avoir à payer la garderie » à « mon fils danse devant le miroir ». Le fait de se trouver devant un groupe disparate constitue néanmoins un défi.
Le rôle d’intervenante en danse a moins de contraintes que celui d’un professeur et moins de devoirs que celui d’un parent. Les professeurs voient les jeunes au quotidien six heures par jour et les parents passent le reste du temps avec eux. L’atelier de danse a lieu de façon ponctuelle, comporte moins de responsabilités que l’enseignement régulier et a une marge de manœuvre plus grande. Il n’y a pas de connaissances à rentrer dans la tête des élèves, mais plutôt du travail au niveau de leur potentiel et de leur créativité. Il s’agit de libérer les tensions en permettant aux jeunes de s’amuser, car on apprend mieux dans le plaisir. Ce sont de beaux principes applicables dans un cours de danse. Ils ne le sont pas toujours dans une salle de classe lorsqu’on a des objectifs du ministère à atteindre.
L’atelier est comme une cour de récréation avec un cadre où les jeunes sont encouragés à prendre leur place et à exprimer leurs idées. Ils inventent des mouvements, dont certains sont repris pour les spectacles. Je mets les élèves dans le rôle du professeur et leur demande de les apprendre aux autres. Si ça ne fonctionne pas, je suis là pour les montrer. Je sers de filet pour ne pas que les choses s’effondrent. C’est un travail différent de celui de professeur dans une école de danse où est enseignée la « bonne façon » de danser. En milieu scolaire, le premier objectif n’est pas l’apprentissage d’une technique et l’attention est mise sur les jeunes plutôt que sur la danse. Je travaille également comme artiste dans des centres communautaires qui ont déjà des activités de danse et qui veulent monter des représentations plus spectaculaires, notamment dans le temps des Fêtes. Ces centres ont leurs habitudes de travail et mon travail tourne souvent à la gestion des egos plus qu’à la direction de chorégraphie. Les trois rôles d’intervenante, de professeure et d’artiste ne sont pas exclusifs et entretiennent des frontières floues. Il n’y en a pas de meilleur; tout dépend de l’objectif à atteindre.
Être intervenante en danse donne un certain point de vue sur les jeunes et leurs problèmes, un troisième regard qui n’est ni celui des parents, ni celui des professeurs. Pierre est peut-être un jeune hyperactif qui ne tient pas en place mais, lorsqu’il danse, il est épanoui. La timidité des jeunes tombe au bout de quelques séances. Ils viennent alors parler de tout et de rien. Ils adorent parler et être écoutés. Entre leurs parents qui sont parfois trop occupés et les professeurs qui sont des figures d’autorité, les jeunes ont peu d’adultes à qui se confier dans leur entourage. On ne leur donne peut-être pas assez la parole.
Lors de ces discussions, j’apprends de l’un qu’il a quatre frères et sœurs, d’un autre qu’il vient d’une famille monoparentale et d’un troisième que son père travaille beaucoup et que c’est pour cela que sa tante vient le chercher à la sortie de l’école. Certains parents viennent parler de leur enfant qui, de retour à la maison, s’empresse de leur montrer les derniers mouvements appris. À travers ces bribes d’informations, on peut deviner la situation des familles, le type de comportement que les jeunes ont à l’école et comment ils se sentent.
Contraintes
Le milieu des arts souffre parfois de sa connotation positive. À l’école, on entend des phrases telles que : « tout le monde aime les arts », « il faut faire de l’art » ou encore, « faire de l’art rend heureux ». Ce faisant, on confond activité artistique et atelier de danse. On demande aux intervenants de faire de l’art en milieu scolaire alors que pèsent sur eux des contraintes à l’établissement d’une vraie pratique artistique.
Tout d’abord, il faut respecter les règles du milieu scolaire en matière de sécurité et de déplacement des élèves, ce qui est légitime mais frustrant. Un jeune s’est cassé une dent en tombant par accident pendant un cours de musique d’une école où j’animais un atelier. On a alors interdit aux jeunes de courir dans le gymnase, même si c’est le seul endroit où ils peuvent se défouler. Je me suis retrouvée prise en sandwich à expliquer à des jeunes qui ont envie de s’amuser qu’ils ne peuvent courir dans le gymnase. Ils ont trouvé la situation injuste et ils ont continué à courir. Dès que quelqu’un passait près du gymnase, ils se mettaient à gambader. La beauté avec les jeunes, c’est que lorsqu’il y a une contrainte, au lieu de se fâcher, ils sont créatifs et détournent les règlements.
Danser pour danser n’existe pas dans ce milieu : il faut des résultats. L’avantage est que ça pousse les jeunes à réussir et après le spectacle, ils sont euphoriques. Cela met toutefois beaucoup de pression sur les élèves et le professeur. Les délais sont courts pour préparer un spectacle et la direction s’attend à ce qu’en dix cours de danse, les jeunes montent un spectacle professionnel. Une semaine avant la représentation, des parents viennent dire que leur enfant ne dort pas et qu’il passe son temps à répéter ses mouvements. Certains jeunes déchantent et abandonnent, ce qui est toujours vécu comme un échec par l’intervenant qui prend son mandat à cœur. En école de danse, on travaille sur l’année scolaire et les élèves sont tous volontaires. Il y a moins de pression. En milieu scolaire, ils ont deux cours au maximum pour se décider. On attend des intervenants un résultat spectaculaire, des élèves qu’ils aiment la danse et que tout se passe pour le mieux. Il y a un décalage entre le mandat qu’on confie aux intervenants et la réalité.
Comme les professeurs, les intervenants en danse travaillent avec beaucoup de volonté et peu de moyens. À Montréal-Nord, l’école dans laquelle se déroulait l’intervention offre gratuitement un petit déjeuner aux jeunes. Certains d’entre eux, provenant de milieux défavorisés, arrivaient le matin sans avoir mangé. La direction de l’école aimerait pouvoir continuer les ateliers dans le long terme et accroître le nombre de groupes, mais la réalité est qu’il y a d’autres priorités. Après le spectacle, certains voudraient continuer la danse, mais dans bien des cas, les familles ne peuvent payer de cours privés et lorsque l’atelier se termine, les jeunes ne dansent plus.
Le corps qui travaille
Les enfants de parents allophones qui ne parlent ni anglais ni français rencontrent des difficultés importantes en classe. Ils ont des difficultés à apprendre le français et suivent des programmes d’aide aux devoirs après l’école. L’apprentissage de la danse a l’avantage d’être fondé sur l’imitation et le mouvement. Je lève le bras droit et les jeunes lèvent leur bras droit. Il suffit d’un rythme musical et c’est parti. Il y a également des jeunes qui ne se parlent pas. Dans le premier cours de l’année, comme à l’école, beaucoup de jeunes ne se connaissent pas et proviennent de milieux et de quartiers différents. Il y a des « cliques » distinctes. Après quelques cours de danse, il y a plus de contacts et ils se montrent les mouvements. Ce n’est pas toujours fait de façon amicale et pédagogique, mais c’est fait à leur manière.
Lorsque les jeunes bougent, il se passe quelque chose, la danse étant une autre façon de s’exprimer, de se faire des amis, de penser. Pour moi, c’est plus qu’un simple cours. Tous les matins quand on se lève, qu’on prend son café ou qu’on se lave les dents, ce n’est pas la tête qui travaille, c’est le corps. Les jeunes disent : « J’aime bouger, être avec mes amis ». Leur corps communique avant les mots. La danse est une forme d’unité, ponctuelle et superficielle, mais qui existe bel et bien. Au fil des cours, les jeunes viennent de plus en plus tôt à l’atelier et, si le cours débute après la récréation, il y en a qui disent « on n’a pas voulu prendre de récréation. On a voulu venir tout de suite ». Je mets de la musique et ils commencent à danser et à se montrer les mouvements. C’est une façon qu’ils ont de me témoigner leur motivation.
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- Joanna Mansour
- Intervenante en dans et étudiante à la maîtrise en sociologie, Université de Montréal